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Chapitre 1. Changements et structuration du système de santé

1.4. Le structurel et le système de santé

Le système de santé est une notion abstraite mais, en même temps, très concrète. Abstraite dans sa conception, son modelage, sa configuration qui se révèlent dans les concepts des scientifiques, les lois, les règles, les plans et les programmes qui le concerne. Le système de santé a une autre face plus familière, plus vivante, qui est celle des expériences vécues à l’intérieur des hôpitaux, centres de santé, laboratoires, régies, domiciles. Dans chaque maison, bureau et cabinet, il y a des histoires à raconter sur les expériences de gestion, de prestation et d’utilisation des services de santé : expériences de souffrance, d’angoisses et de mort, mais aussi d’espoir, de guérison, de succès et de vie. Dans la vie, au jour le jour, l’architecture du système de santé gagne du sens et de la signification. Ainsi, ce système est devenu l’un des éléments de notre culture dont les mythes, symboles et images de cette institution se sont construits dans le quotidien des pratiques, soins, files d’attente, couloirs et procédures bureaucratiques. Là le système se situe la concrétisation, la vie du système.

Il faut souligner aussi que le système de santé est ouvert, complexe et dynamique. La notion de système présuppose une totalité, un ensemble de composants en relation dynamique entre eux. En fait, même en se fixant des limites (spatiales, physiques, institutionnels, symboliques), les systèmes de santé restent ouverts aux influences mutuelles avec l’environnement économique, social, politique, culturel, biologique et écologique de la société plus large; ouverts aussi aux rapports avec d’autres systèmes du domaine du social (éducation, habitation, transports, sécurité). Les systèmes de santé font partie des grands réseaux d’institutions publiques des États providence qui s’étendent partout au tissu social, avec des

niveaux de connexion plus au moins forts les unes avec les autres dans l’espace-temps (Hetzel de Macedo, 1999). Les événements du système de santé ont lieu à l’intérieur de ce cadre général dont l’environnement s’organise sous la forme de contextes historiques successifs.

Tel que nous l’avons déjà mentionné, une grande partie des études perçoit les contextes extérieurs au système, comme des sources de contraintes à son développement et aux actions des acteurs qui oeuvrent en son sein. Nous percevons l’environnement comme source matricielle des ressources du système (financières, politiques, symboliques), lequel reste immergé dans celui-là. Ainsi, le système de santé fait partie de l’environnement, il ne se situe pas à l’extérieur; il n’est pas le récepteur passif de ses déterminations mais y exerce aussi son influence. En plus, au fil de l’histoire, les contextes peuvent constituer des sources de contraintes mais aussi devenir des motivations au développement du système et à l’action d’un acteur ou groupe d’acteurs, dans une direction ou une autre ; les contextes peuvent contribuer ou créer des difficultés aux changements.

Ainsi, les conditions générales pour l’empêchement ou la possibilité du développement des politiques de santé, de projets de réforme sanitaire, d’innovations organisationnelles, de l’exercice de pratiques médicales diverses, sont présentes dans les contextes. Il ne s’agit pas ici de relations de détermination linéaires. Par exemple, dans un contexte de crise économique, les conditions de restriction budgétaire se traduisent forcément en contraintes aux investissements dans le système de santé. La tendance générale, face aux coupures budgétaires, est dans la direction d’une stagnation ou d’une détérioration du système. Par

contre, dans une période de crise économique, émergent parfois des solutions nouvelles peu coûteuses à de vieux problèmes. Dans une situation absolument défavorable, les acteurs développent leurs énergies créatives pour faire face aux défis de survivance du système et arrivent à trouver des solutions surprenantes. Il en va de même dans les contextes politiques autoritaires. Certains projets de résistance aux impositions du gouvernement entraînent des jeux de pouvoir quelquefois favorables à des expériences absolument libertaires, même si elles se limitent à quelques îlots de résistance démocratique.

Giddens (1984) remarque que les systèmes sociaux ne sont pas organisés par des structures rigides mais plutôt par des «propriétés structurelles», constituées par des règles et des ressources, construites au long d’un processus de «structuration» de ces systèmes, par des acteurs conscients et compétents. Le concept de «structurel» se substitue aux «structures», celles-ci vues comme des assises fixes et universelles des systèmes qui s’imposent aux acteurs. Il s’agit ici du dépassement de la vision mécaniste des structures par une autre plus souple et dynamique d’un processus continu et infini de construction/reconstruction des traits fondamentaux au fonctionnement de ces systèmes.

Les propriétés structurelles (particulièrement les traits institutionnalisés) font l’objet de reproduction ou de petits changements régulateurs par les acteurs et s’étendent dans l’espace/temps, ce qui assure une certaine stabilité aux systèmes. Il n’y a plus de séparations

dualistes artificielles entre les structures11 et l’action des acteurs. De façon réflexive, en cherchant à atteindre leurs objectifs et intérêts, les acteurs se mobilisent à la recherche des ressources d’«autorité» ou d’«allocation» existants (Giddens, 1984). Les ressources d’autorité permettent la coordination des activités des acteurs dans les systèmes, tandis que les ressources d’allocation sont utilisées pour le contrôle du monde matériel. Le contrôle de ces ressources assure aux acteurs la possibilité de se positionner dans le système, en général de façon inégale par rapport à d’autres acteurs; il assure ainsi le pouvoir dans le domaine spécifique correspondant aux ressources contrôlées. Les ressources permettent alors aux acteurs d’exercer le pouvoir dans le sens de produire ou de reproduire quelque chose, ce que Giddens appelle la «positivité du pouvoir». Le pouvoir comporte une autre positivité qui se révèle par les relations asymétriques dont les acteurs contrôlent certaines ressources pouvant exercer une influence sur les actions d’autres acteurs qui ne les contrôlent pas. Dans les deux sens, le pouvoir reste toujours relationnel. Il n’est pas une entité en soi, ni possédé par quelqu’un ; il est un exercice, il dérive des relations (Foucault, 1980).

« [Le pouvoir] est plutôt une dimension de l’action, quelle qu’elle soit. De plus, le pouvoir n’est pas lui-même une ressource ; celles-ci sont un médium qui rend l’exercice du pouvoir possible en tant qu’élément routinier de l’actualisation des conduites dans la reproduction sociale» (Giddens, 1984).

11 Nous utiliserons dans cette thèse le terme «structure» dans le sens de «structurel» de Giddens, en fonction

d’être un terme largement consacré dans le domaine de la santé publique. Malgré les considérations d’ordre théorique, Giddens lui-même utilise ces deux notions indistinctement dans ses travaux, dans le sens ci-dessus mentionné.

Dans le système de santé, le monde du structurel s’organise autour de trois propriétés structurelles: la «structure matérielle», la «structure organisationnelle» et la «structure

symbolique» (Figure 2). La première est structurée en utilisant des règles et des ressources

d’allocation (les bâtiments et les règles pour leur construction, les budgets résultant des règles pour leur fixation, la technologie et les règles pour leur utilisation), tandis que les autres recourent aux ressources d’autorité. La structure organisationnelle utilise des règles et des ressources visant l’exercice de la gouverne: les outils de gestion, les règles pour la distribution des ressources, les normes opérationnelles, les droits et les obligations du personnel, les systèmes d’information.

Pour exercer la coordination des activités des acteurs, il faut construire des mécanismes divers de gouverne tenant compte de la définition des obligations mais aussi de la publicisation des droits et de l’accès aux informations, tantôt des contraintes, tantôt des incitations. Quant à la structure symbolique, elle constitue les fondements pour la construction d’une culture de la santé articulée autour de représentations, valeurs, croyances et connaissances. Ces dernières contribuent à la constitution des normes collectives intériorisées par les acteurs. Contandriopoulos (2004) souligne que les ressources symboliques sont fondamentales pour la communication entre les acteurs du système de santé, en conférant du sens et de la signification à leurs actions.

Il faut remarquer aussi l’importance des médias comme outils de communication de masse, pour transmettre ces ressources symboliques à large échelle. Le contrôle sur les règles de diffusion de ces ressources reste fondamental pour une stratégie de changement.

Figure 2 . Le Structurel et le système de santè

Adaptation de Contandriopoulos, A.-P. (2004)12

Contandriopoulos (1994; 2003) soutient que les sociétés modernes se sont organisées autour d’un triangle de valeurs en tension permanente: l’équité, la liberté et l’efficience (Figure 3). Dans le système de santé, ces tensions tendent à acquérir des couleurs diverses, dépendant du contexte historique et de la situation d’équilibre/dominance entre les positions

12 Le schéma théorique originel a subi de petites adaptations pour s’accorder aux nouvelles contributions

idéologiques des acteurs du système13. Ces valeurs sont également importantes pour les systèmes de santé contemporains mais, malgré leur nécessité et leur coexistence simultanée à des degrés divers, elles constituent toujours une source de friction entre des acteurs distincts. En tant qu’éléments de la structure symbolique du système de santé, ces valeurs demeurent très importantes pour le processus d’intégration des services et des objectifs du système de santé. En effet, permettrait-elle l’établissement dans l’espace-temps d’une gouverne commune, partagée par les acteurs et/ou les organisations autonomes. Un système de santé bien intégré serait capable d’exercer une coordination des interdépendances entre acteurs et entre organisations, favorisant une coopération accrue visant la réalisation de projets collectifs.

Figure 3. Le triangle des valeurs dans les sociétés contemporaines

Source: Contandriopoulos, A.-P. (2004)

13 L’auteur remarque les positions idéologiques des groupes «sociaux-démocrates», «libéraux individualistes» et

«conservateurs traditionalistes». Chacun de ces groupes d’acteurs met l’accent sur une de ces valeurs du

triangle, ce qui entraîne des conséquences dans leurs visions sur le système de santé et oriente leurs positions en face des enjeux du système (Contandriopoulos, 2003).

Équité Libertés

Après ces considérations sur le processus de structuration du système de santé, en particulier des propriétés du structurel, nous pouvons nous poser la question suivante : qu’est ce qui assure la stabilité de ces structures dans l’espace-temps ? Dans sa complexité, la réponse parait très simple. Le processus de structuration se reproduit dans le quotidien des activités des acteurs du système de santé. Au fur et à mesure qu’elles deviennent des activités habituelles, celles-ci constituent les routines de ce système et se répandent dans l’espace- temps. Ici, la routine a un double registre: social et psychologique. Au plan social des relations entre les acteurs du système, la routine représente le côté récursif de leurs activités qui reproduisent sans cesse les propriétés structurelles du système, à partir de l’usage des règles et ressources dont le structurel lui-même se constitue.

Au plan psychologique, la routine assure aux acteurs du système un sentiment de

«confiance» et de «sécurité ontologique» par rapport aux activités qu’ils développent tous les

jours (Giddens, 1984). Là se constitue une sorte de «conscience pratique» des acteurs du système qui savent ce qu’ils font même si, maintes fois, ils ne savent pas l’exprimer ou le traduire en discours (Giddens, 1984). Là encore, la répétition chronique des pratiques produit et «naturalise» les «habitus», en tant qu’un ensemble de dispositions structurées et structurantes, fondamentales à la définition des positions et stratégies des acteurs dans leur champ d’action spécifique, à savoir dans le cas qui nous occupe, la santé.

«Histoire incorporée, faite nature, et par là oubliée en tant que telle, l’habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le produit : partant, il est ce qui confère aux pratiques leur indépendance relative par rapport aux déterminations extérieures du présent immédiat. Cette

autonomie est celle du passé agi et agissant qui, fonctionnant comme capital accumulé, produit de l’histoire à partir de l’histoire et assure ainsi la permanence dans le changement qui fait l’agent individuel comme monde dans le monde» (Bourdieu, 1980).

Les routines jouent aussi un rôle décisif dans les processus d’institutionnalisation au sein du système de santé. L’intériorisation par les acteurs de certains traits structurels du système (normes collectives, références dans l’espace-temps, gestualités, modes de penser et d’agir, langages), sont tellement ancrées dans leurs vies et dans la vie du système que les institutions restent comme les éléments structurels les plus stables et les plus résistants aux changements. À travers l’institutionnalisation, l’acteur acquiert une nouvelle identité, celle du système; il se trouve en face du jeu contradictoire et complémentaire entre l’autonomie et la dépendance, la liberté et la contrainte.