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Chapitre 2. Décentralisation et allocation des ressources du système de santé

2.3. La restructuration du système de santé

En profitant de la théorie de la structuration des systèmes sociaux (Giddens, 1984), nous pouvons affirmer que les processus de centralisation-décentralisation du système de santé constituent des restructurations de ce système dans l’espace-temps. Dans un contexte donné, les conditions favorables aux réaménagements des propriétés structurelles du système (les

structures matérielle, organisationnelle et symbolique, avec leurs règles et ressources) émergent et sont entretenues de façon récursive par les jeux des acteurs dans le champ social de la santé. Ces mouvements de structuration-déstructuration-restructuration quoique continus exigent tout de même des moments d’équilibre (instable) favorables à l’établissement de routines, arrivés par la reproduction de pratiques qui se répètent sans cesse au sein de l’espace social. Ces dernières deviennent essentielles pour assurer la sécurité ontologique des acteurs, assurant une continuité des actions, l’accumulation de connaissances pratiques. La continuité des actions résulte de l’exercice de la réflexivité et de la rationalisation des acteurs compétents qui, de leur côté, requièrent une certaine stabilité pour réfléchir à leurs actions et les rationaliser à partir de l’expérience accumulée et l’apprentissage collectif exprimés par les formes de conscience (pratique et discursive) et institutionnalisées par les normes, les valeurs, de même que la culture institutionnelle.

Les processus de centralisation-décentralisation constituent des mouvements de déplacement des propriétés structurelles, dans l’une ou l’autre direction à l’intérieur du système de santé. Ces processus de restructuration constituent les moments d’établissement des nouveaux pactes autour des propriétés structurelles du système, de son architecture institutionnelle et de son fonctionnement. C’est l’heure des changements. Les ressources d’allocation présentes dans la structure matérielle et les ressources d’autorité présentes dans les structures organisationnelle et symbolique du système de santé sont réparties d’une nouvelle façon, actualisant les possibilités des acteurs d’agir et, dans la positivité de leurs actions, d’exercer le pouvoir différemment. Mais, cette réorganisation du système ne se définit pas simplement par le changement de décor; les acteurs sont influencés par le changement des

structures mais ils se les réapproprient, les remodélisent, les réorganisent et, progressivement, ces dernières s’ajustent aux nouveaux jeux qui se construisent dans le champ social du système de santé. Ces nouveau jeux contiennent des fragments des vieilles structures, des règles et ressources dépassées, d’anciennes zones d’incertitude, mais sont toujours soumis au nouvel ordre du système. Lui, il rassemble ces fragments et les greffe aux nouvelles structures et zones d’incertitude en leur attribuant de nouveaux sens dans la dynamique du système. Le monde du structurel actualisé sera contrôlé par une nouvelle configuration d’acteurs: quelques-uns sortent, certains restent, de nouveaux entrent en scène; les positions correspondront aux nouvelles possibilités d’action dans le nouvel ordre établi.

Les jeux de pouvoir actualisés se répandent à travers l’espace social du système sous une nouvelle forme, conformément aux nouvelles conditions et relations. De nouvelles autonomies/dépendances s’inscrivent dans les relations dialectiques entre les acteurs, les structures, les contextes. Le système de santé se montrant complexe et dynamique, ces jeux ne sont pas complètement contrôlés par chaque acteur (individuel ou collectif); le hasard joue son rôle. Quelquefois, des éléments refoulés de l’ancienne structure symbolique émergent de l’inconscient institutionnel pour influencer le comportement des acteurs, sous la forme de conduites dépassées, hors du contexte. Ils s’imposent éventuellement avec une force disruptive puissante; cette irruption de l’archaïque dans le nouveau, loin de représenter un élément étrange à la nouvelle configuration du système doit être vue comme l’un de ses éléments constitutifs. La dialectique archaïque-nouveau prend forme à partir des relations entre les motivations et les intentions des acteurs, les dernières explicitées sous forme d’une conscience pratique ou discursive et les premières, maintes fois refoulées (à cause de leur

inadéquation au nouvel ordre institutionnel du système) ou projetées dans l’avenir sous la forme de projets (Giddens, 1984). Dans ce cadre général du changement, la rupture et l’évolution se complètent et ouvrent la porte aux paradoxes. Le changement lui-même constituant un paradoxe, il annonce l’avenir mais exige sa construction, une construction marquée par le temps, qui suit le rythme et les circonstances du présent.

«Le paradoxe du changement c’est qu’il s’agit d’un processus social complexe qui demande du temps, des informations, des compétences de haut niveau et des ressources matérielles, financières et humaines souvent importantes (…) Par ailleurs, il doit être implanté quand les ressources sont rares, quand il faut agir vite, quand les informations dont on aurait besoin pour prendre des décisions rationnelles ne sont pas disponibles, quand personne n’a le temps de faire autre chose que ce que son travail exige» (Contandriopoulos, 2005).

L’allocation des ressources constitue un moment où la synthèse de ces changements peut être considérée d’une façon spéciale. L’allocation est un moment du processus de financement du système mais, dans les circuits de la circulation de l’argent, celle-là assume les formes d’outil de gouverne (spécialement, par les mécanismes d’incitation) et de régulation du système. Mais, au-delà de toutes les contraintes, l’allocation correspond au moment où les acteurs s’engagent de façon résolue pour prendre position et défendre leurs intérêts. Ils ont besoin d’utiliser tout leur pouvoir de persuasion ou d’imposition, d’établir des alliances, d’être impliqués dans un effort de coopération et/ou de compétition, de développer des stratégies pour influencer les décisions selon leurs perceptions, leurs attentes, leurs désirs, leurs valeurs, leurs intérêts, leurs projets. C’est le moment du partage des ressources, de la définition des modèles d’organisation des services, de la priorité accordée à quelques actions pour les

financer. Ce moment sert à effectuer des choix face à des enjeux majeurs du système, déterminant ainsi la destination de l’argent. Ces choix demeurent au centre des conflits entre les intérêts et les projets divergents, soutenus par des valeurs contradictoires/complémentaires dont le triangle équité-efficience-libertés individuelles reste emblématique.

Là, au cœur des relations dialectiques entre le changement et la permanence, la centralisation et la décentralisation, les déplacements de l’exercice du pouvoir et les attentes des acteurs pour la maximisation de leurs intérêts, l’allocation décentralisée constitue un phénomène qui mérite d’être analysé. En fait, tout se passe comme dans l’image d’un hologramme dont le tout (le système) est contenu dans ses parties (les composants) qui renvoient au tout, lequel se reproduit dans l’espace-temps. L’interdépendance entre le tout et les parties reste marquée par l’originalité de l’autonomie des parties par rapport au tout. Les mécanismes de coordination et d’intégration sont alors requis pour établir la configuration d’une combinaison d’attributions centralisées-décentralisées acceptable pour le système de santé et la société à un moment donné. L’allocation, une partie de cet hologramme, nous pouvons la regarder, comme dans un miroir magique, et discerner une synthèse de l’image multidimensionnelle du système.

Dans cette thèse, nous analysons le déroulement d’un processus de municipalisation du système de santé, effectué au Rio Grande do Norte (RN), un des états fédérés du nord-est du Brésil. En tenant compte des contextes historiques d’implantation (économique, social, politique, culturel et organisationnel), aux niveaux national et de l’état fédéré, nous cherchons

à comprendre plusieurs composants du champ de structuration du système de santé et leurs interactions réciproques. Nous avons en particulier centré notre attention sur la contribution des acteurs impliqués dans ce processus, spécialement dans l’allocation des ressources financières du système. Les croyances, perceptions, attentes, représentations, connaissances, intérêts, soit l’ensemble des facteurs qui contribuent à la constitution des capacités cognitives de ces acteurs, favorise la réflexivité sur leurs actions et la définition des diverses stratégies qu’ils mobilisent pour atteindre leurs objectifs dans le système de santé. Ils sont vus ainsi comme des agents compétents et réflexifs (Giddens, 1984), capables de s’approprier des propriétés structurelles du système (règles et ressources), de façon à prendre position dans l’espace social du système de santé en structuration pour favoriser le changement ou la permanence du statu quo.

Ainsi, au cœur de nos réflexions sur la problématique de notre étude, de nouvelles questions ont émergé, quelques-unes en relation avec la capacité locale de contribuer aux changements:

 Les municipalités disposeraient-elles des conditions nécessaires pour assumer leurs nouvelles responsabilités face au système de santé ?

 Les acteurs locaux, responsables de l’implantation des sous-systèmes de santé municipaux, se sentaient-ils concernés par les changements proposés ?

 Si le désir de changement se manifestait au niveau local (municipal), quelle serait la signification attribuée par ces acteurs aux changements attendus et de quelle marge de manœuvre jouiraient-ils pour effectivement les produire ?

 En mettant dans une balance les contraintes et les possibilités de la municipalisation, pouvons-nous envisager un potentiel de transformation du système de santé à l’intérieur de ce processus ?

D’autres préoccupations étaient cependant présentes dans nos objectifs de recherche par rapport à la nature même des changements intégrés dans le système et les contextes. D’autres questions ont été relevées:

 La politique de municipalisation a été accompagnée de changements dans les rapports entre les échelons de la gouverne de la santé ? Dans quel sens ? d’un pacte fédératif coopératif ou plutôt de compétition et disputes ?

 L’entrée dans la scène de la santé de nouveaux acteurs collectifs, au niveau national et des états fédérés et municipalités (comme les COSEMS et le CONASEMS) a-t-elle été favorisé des changements dans l’allocation des ressources, de la gestion, de l’organisation des services de santé ?

 L’introduction éventuelle de changements dans le modèle d’allocation des ressources suite à la politique de municipalisation de la santé a-t-elle pris la forme d’incitation à la réduction des inégalités, à l’élargissement de l’accès, à la qualité et à l’intégralité des soins ?

 Les grands enjeux structurés et structurants du système de santé ont-ils subi des changements pendant le processus de décentralisation? Comment les acteurs s’approprient-ils les règles et les ressources du système pour favoriser les changements ou la reproduction des règles du jeu autour de ces enjeux ?

 Pendant la période à l’étude, des émergences capables de bouleverser le système et de donner lieu à des changements radicaux ont-elles surgi?

Cette thèse constitue une tentative de répondre à ces questions, à travers une documentation exhaustive du cas de la municipalisation de la santé au RN, où nous parcourons une période de dix-neuf ans de l’histoire du système de santé brésilien dans cet état fédéré. Notre double condition d’acteur-chercheur du système nous procure l’occasion de le pénétrer dans son intimité et de mettre en relief ses principaux enjeux, ses propriétés structurelles, la capacité des acteurs de s’approprier de ces dernières et de leur donner de nouvelles significations, conformément à leurs intérêts et objectifs et, enfin, de poursuivre le processus de structuration du SUS au RN.

Chapitre 3. Décentralisation et changements du système de santé: