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Chapitre 3. Décentralisation et changements du système de santé: aspects méthodologiques

3.2. La stratégie de la recherche

Après le moment où nous prenons la décision d’effectuer une recherche, plusieurs avenues s’ouvrent à nous, pour mener à bien son développement. Au carrefour des idées, concepts, méthodes, techniques qui se présentent l’un après l’autre en tant que possibilités, les chercheurs se retrouvent devant des décisions stratégiques à prendre qui détermineront la trajectoire de la recherche. Ces décisions ne relèvent pas de la «neutralité»; les motivations subjectives du chercheur, ses croyances, sa formation professionnelle et académique, son expérience antérieure face au sujet de la recherche et des recherches en général, le cadre institutionnel où la recherche se réalise, le contexte intellectuel dominant, entre autres questions ne peuvent pas être éludés. L’objectivisme perd ici tout son sens, car la trajectoire de toute recherche reste contingente et résulte d’un ensemble de choix quant aux circonstances individuelles (des chercheurs, des interviewés) et collectives (des institutions, du contexte politique, social, culturel, scientifique) présentes au moment de sa réalisation.

Le choix du sujet de la recherche qui a donné lieu à cette thèse est étroitement lié à l’engagement personnel de l’auteur dans la réforme de la santé brésilienne, aux niveaux national et local (auprès des organisations de santé étatiques et municipales de l’état fédéré du Rio Grande do Norte). En tant qu’intellectuel (professeur et chercheur de l’UFRN), médecin du ministère de la Santé du Brésil (MS) et membre du conseil de consultation de l’Association brésilienne de postgraduation en santé collective (ABRASCO), nous avons participé activement au mouvement politique pour la réalisation de cette réforme et ainsi d’une grande partie des événements qui seront décrits dans cette thèse. Notre engagement politique dans le mouvement de la réforme a suscité l’intérêt d’étudier ce système dans ce qu’il présentait comme sa proposition la plus innovatrice: la décentralisation.

L’occasion de sortir du pays pour suivre un doctorat en santé publique à l’Université de Montréal nous a permis la distance nécessaire pour mener à bien une réflexion sur ces événements et accompagner de loin ceux qui sont survenus pendant la période 08/1991- 07/1995. À notre retour au Brésil, nous avons réalisé le travail de terrain et replongé une autre fois dans le système de santé brésilien. Mais, cette fois-ci avec un nouveau regard, en tant que chercheur et observateur privilégié de la scène ; tenant un double rôle face aux acteurs du système qui nous reconnaissaient comme l’un d’eux, mais endossant simultanément la condition de quelqu’un d’autre, porteur d’une connaissance à laquelle ils n’avaient pas eu accès. Le statut de collègue, d’égal, de familier, nous a facilité les contacts, les interviews, la participation à des réunions tenues à huis-clos, l’entrée dans l’intimité du système. La seconde

condition nous conférait une certaine respectabilité auprès de ces mêmes acteurs qui nous considéraient, pour certains, comme leur ancien professeur, avec qui ils établissaient un rapport de confiance. En plus, tous nous percevaient comme celui qui était en train d’écrire l’histoire du système, ils se sentaient fiers d’appartenir à cette histoire et d’être invités à fournir leur témoignage. Ces conditions particulières de l’insertion du chercheur au sein du système de santé au RN ont largement contribué à saisir les sens cachés derrière les discours et les pratiques, ainsi que les conditions de possibilités de changement.

Notre double rôle d’«acteur-chercheur» au sein du processus de décentralisation et de construction du SUS a favorisé l’accès aux informations et aux réflexions des acteurs sur leurs positions, stratégies et pratiques. Par contre, la fonction d’acteur du système exige une prise de position face aux forces qui s’affrontent dans le champ social de la santé. L’exercice du contrôle réflexif et systématique sur les actions développées dans le système (une caractéristique des acteurs compétents) demeure absolument nécessaire pour réussir à dégager la double herméneutique où le chercheur (comme acteur) et les autres acteurs (porteurs d’une connaissance pratique) sont plongés. La double herméneutique suppose alors que tous les acteurs (chercheurs inclus), sont porteurs d’une subjectivité et d’une capacité interprétative, se montrent aptes à construire des théories. Ainsi, l’acteur-chercheur reste simultanément au cœur de cette expérience synthétique de construction du système, des théories-pratiques et des métathéories sur la connaissance des acteurs.

«L’objectivité découle de l’application rigoureuse et honnête des méthodes de recherche qui nous permettent de réaliser des analyses qui ne se

réduisent pas à la reproduction anticipée des préférences idéologiques de ceux qui les font. (…) Ni l’objectivité, ni la neutralité sont possibles en termes absolus ». (Santos, 2002)

Face aux nombreuses options pour mener une étude sur la décentralisation, nous avons décidé d’étudier une question centrale qui puisse devenir un point de repère pour nous permettre d’observer le processus de décentralisation du système de santé; un enjeu spécifique à travers lequel nous puissions observer plusieurs angles de la décentralisation et les changements réels ou potentiels susceptibles de transformer le système. Nous avons trouvé dans l’«allocation des ressources» financières aux municipalités cet observatoire privilégié pour relier plusieurs informations et connaissances sur le système de santé en plein processus de changement de son organisation, de ses pratiques, de son histoire. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’allocation des ressources représente un moment où les acteurs du système se mobilisent autour des ressources et se positionnent (de façon explicite ou tacite) pour faire des choix importants sur l’avenir de l’organisation du système, à partir de la définition des priorités sur les services et les pratiques. L’argent joue un rôle structurant essentiel dans le processus de décentralisation ; en observant sa trajectoire dans le système de santé, mais surtout les décisions sur son allocation, nous pouvons percevoir les jeux des acteurs autour de ces ressources pour viabiliser leurs projets et les possibilités concrètes du développement de ces projets au cours de l’histoire.

Après les premiers choix initiaux sur la problématique générale et le sujet de l’étude, il fallait retenir une stratégie de recherche cohérente avec nos objectifs, notre perspective scientifique, les exigences académiques d’une thèse de doctorat et les limitations d’amplitude

posées par l’absence de financement . En tenant compte de cet ensemble de conditions, nous avons décidé de choisir une stratégie de recherche à travers laquelle les événements et les données du terrain puissent s’exprimer en toute liberté pour favoriser l’approfondissement de l’étude, dans le contexte déjà énoncé. Il fallait aussi préserver les possibilités des rapports du chercheur avec le terrain, car il était impliqué dans le processus (de façon plus évidente dans les premières phases). Nous avons alors opté pour une «étude de cas», stratégie qui nous permettrait de focaliser notre attention sur le développement du processus de décentralisation et d’allocation des ressources aux municipalités, de façon à pouvoir établir les rapports entre les différents niveaux du système.

Les études de cas sont particulièrement indiquées pour des recherches synthétiques dont on prétend comprendre, expliquer ou même examiner les conditions de probabilité d’un phénomène complexe à l’intérieur de son contexte (Contandriopoulos et al, 1990), comme les changements dans les systèmes de santé. Dans ce type d’études, il faut établir une documentation la plus exhaustive possible sur le phénomène en question; une richesse détaillée sur les événements, les processus, les pratiques, les rapports des acteurs impliqués est requise pour aider à tisser la trame des concepts au plan théorique dans leur relation avec le monde empirique. Nous n’entretenions pas non plus la prétention de nous présenter sur le terrain avec des conceptions préétablies basées sur un modèle théorique rigide et prêt à encadrer d’avance la réalité.

Notre étude s’inscrit avant tout dans une perspective «constructiviste» (Knoor-Cetina, 1999; Latour, 1984) dont les données issues du terrain constituent la source permanente d’un dialogue entre le monde empirique et la construction théorique, menant à l’interprétation et la compréhension du phénomène à l’étude pour, finalement, en tirer des conclusions. Évidemment, nous avions une expérience antérieure, la connaissance du terrain, des hypothèses et un cadre conceptuel minimum comme repères. Mais, en arrivant sur le terrain, nous avons tenté de créer les conditions favorables à l’émergence des données concrètes, saisir les diverses dimensions du phénomène, assouplir les rapports pour faciliter l’ajuste de l’outillage théorique et des hypothèses émises au début.