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Chapitre 2. Décentralisation et allocation des ressources du système de santé

2.2. Allocation des ressources: les jeux derrière les décisions

Dostoïevski disait que «la monnaie c’est la liberté frappée». Cette référence littéraire renvoie à la préoccupation avec l’aspect obscur et inquiétant des rapports de l’homme avec l’argent. Elle évoque surtout l’égoïsme des puissants et l’exploitation des hommes par d’autres hommes; l’argent y symboliserait la richesse et le pouvoir résultant de ces rapports et

de ces inégalités. Par contre, l’argent peut aussi être perçu comme un instrument nécessaire pour remplir la fonction médiatrice des échanges matériels dans la vie quotidienne, permettant le développement de la subsistance et encore de l’épanouissement des individus et des sociétés (Richard, 1969). Symbole d’oppression ou de libération, l’argent a gagné dans les sociétés modernes le statut d’un instrument financier indispensable pour établir les échanges, en tant qu’outil pour la mesure des valeurs et la planification. L’argent circule dans le tissu social. À l’intérieur de ses circuits, il est possible de discerner la valeur qu’une société, particulièrement les groupes dominants attribuent, selon le moment, à certaines activités et secteurs sociaux, comme la santé. Le financement du système de santé traduit le portrait dynamique des choix sociaux sur le sort de ce système et l’attribution des ressources pour le financer. Cette dernière dévoile les enjeux, conflits, projets différents derrière une activité souvent considérée comme essentiellement technique: l’allocation des ressources financières. Ainsi, dans cette section, celle-là sera vue comme un moment privilégié pour la structuration du système de santé, un aspect emblématique du jeu d’acteurs conscients qui prennent des décisions en accord avec leurs désirs, intérêts, croyances et projets affectant l’organisation du système, leurs pratiques et routines, bref, la vie de l’institution.

Lamarche et al. (2005) ont décrit le financement du système de santé comme un processus dont l’argent médiatise la promotion des finalités de ce système. Il se compose de quatre fonctions: le prélèvement, le stockage, l’allocation et le paiement. Le «prélèvement» consiste à obtenir de l’argent auprès des individus et/ou des organisations et entités sociales pour être capable de faire face aux coûts du système de santé. Le «stockage» correspond à l’engrangement de l’argent prélevé afin de constituer une réserve devant être allouée au fur et

à mesure des besoins du système de santé. L’«allocation» équivaut au processus de répartition de l’argent stocké entre les échelons du système (fédéral, étatique ou provincial, municipal), les régions, les programmes, les services, de façon à couvrir les besoins de santé individuels et collectifs. Le «paiement» comprend les mécanismes de rétribution des fournisseurs et producteurs des biens et services de santé (les professionnels, les centres hospitaliers, entre autres). Les auteurs soulignent que cette description mécanique du financement de la santé s’inscrit dans une perspective analytique plus dynamique où ressortent les influences contextuelles (idéologiques, politiques, économiques et culturelles) et le rôle des multiples acteurs du système.

L’argent représente une «ressource d’allocation», une propriété structurelle du système de santé; une fois prélevé, il est stocké et fait partie de sa structure matérielle. En effet, l’argent en soi n’est qu’une abstraction. Il ne gagne du sens qu’à partir de situations concrètes; là seulement, ce symbole revêt une signification individuelle ou sociale. Au moment précis des choix des acteurs quant au modèle de soins à adopter, aux pratiques à prioriser, aux professionnels à engager que se dessine la fonction de l’argent et le montant nécessaire pour le développement de ce modèle, de ces pratiques et de l’engagement du personnel. Ainsi, l’argent atteindra une destination précise d’où il tirera son sens et sa légitimité. Plusieurs chemins sont possibles, chacun correspondant à des choix sociaux différents; l’argent suivra son cours selon le chemin tracé, empruntant et ordonnant le monde du concret, devenant ainsi lui-même concret.

Le financement des systèmes de santé fonctionne comme un «réseau de circulation» de l’argent où plusieurs logiques spécifiques (quelquefois concurrentes) peuvent donner des configurations différentes à ce réseau (Lamarche et al, 2005). Cette image fait allusion aux diverses possibilités du flux du financement et à l’appropriation des logiques d’allocation par les groupes d’acteurs du système qui définissent les parcours de la circulation de l’argent. Les acteurs jouent un rôle autour des ressources du système, dès le début du processus de financement, à la recherche des meilleurs formes de prélèvement, de stockage, d’allocation et des modes de paiement pour maximiser leurs intérêts dans le système de santé. Ces composants du financement constituent des processus dynamiques et complexes très enchevêtrés les uns aux autres, engageant des décisions fondamentales pour la définition du modèle de soins et de prestation des services du système de santé.

Une incertitude quant aux sources ou une chute du volume des ressources globales destinées à la santé (prélèvement) restent très importantes pour définir le palier de contraintes à l’allocation; la décision d’adopter un fond unique de santé (stockage) peut assurer plus de flexibilité à l’allocation; l’utilisation d’un mécanisme inflationniste de rétribution des services fournis (paiement), comme celui à l’acte17, contribue à augmenter les sources d’incertitude sur

les possibilités de succès d’une allocation vouée à l’équilibre efficience-équité-libertés individuelles; entre autres, toutes ces avenues demeurent ouvertes à la réflexion des acteurs et devraient influencer leur prise de position à chaque moment de ce jeu stratégique dans le système de santé. Ces processus jouissent d’une certaine autonomie/dépendance les uns par

17 André-Pierre Contandriopoulos a suffisamment montré dans ses articles le pouvoir inflationniste du paiement à

rapport aux autres, chacune des décisions prises lors d’un de ces composants du financement pouvant influencer les autres.

Au moment de l’allocation des ressources, le jeu devient encore plus complexe. L’allocation constitue le moment du partage, de la destination où les priorités spécifiquement reliées à la configuration des services et biens du système seront établies. Dans les moments antérieurs (prélèvement et stockage), les décisions affectent le système d’une façon générale et tous les acteurs de ce système sans distinction; l’allocation correspond au moment où les lieux, agents et modes d’utilisation de l’argent sont définis; alors, les conflits entre les acteurs du système éclatent. Quelles seront les priorités? La région du sud ou du nord? Les grandes ou les petites municipalités? Les hôpitaux ou les services de première ligne? Les investissements ou le maintien des établissements et des équipements? Les équipes multi-professionnelles ou les médecins? Spécialement dans les situations où les ressources n’arrivent pas à combler tous les besoins du système, les disputes deviennent plus acharnées et localisées sur des points spécifiques du réseau de circulation de l’argent. À cet instant, les jeux de pouvoir se révèlent de façon évidente. Les choix résultent d’un pacte provisoire dont les compromis assumés quant à la destination des ressources, dans ce contexte spécifique, constituent la synthèse des projets explicités ou cachés par les acteurs dans ce processus. Alors, dans chaque contexte, le processus peut prendre des formes diverses, plus ou moins autoritaires/démocratiques, flexibles/rigides, centralisées/décentralisées. Comme nous l’avons vu, un contexte néolibéral constitue une forte contrainte à l’épanouissement des solidarités collectives ; la tendance, dans ces contextes, va vers la réduction du financement, l’adoption de mécanismes d’incitation à la privatisation, au désengagement de l’État dans la santé. Il faut toutefois noter que le contexte

du système de santé n’est pas imperméable à l’action des acteurs de ce système et leurs influences sont réciproques. Les acteurs collectifs présents dans le système de santé participent aussi à d’autres champs d’action sociale. Aussi, se constituent-ils comme des groupes de pression de la société civile dans l’État, avec des possibilités éventuelles d’influencer les décisions à ce niveau. Les difficultés de certains gouvernements néolibéraux à désarticuler leurs systèmes de santé, en fonction de l’absence de légitimité dans la société civile sont bien connues; plusieurs acteurs sociaux différents ont établi des alliances en vue de neutraliser les efforts néolibéraux pour anéantir les responsabilités de l’État dans la santé18 .

Au moment de l’allocation des ressources, les images du système de santé deviennent plus vives; la structure symbolique du système est mobilisée par les acteurs médiatisant leurs jeux sur la structure organisationnelle, de façon à l’ajuster à leurs intérêts. C’est là où les règles du jeu seront établies par rapport à l’allocation des ressources de la structure matérielle. Celle-ci n’est pas conçue comme un simple entrepôt de ressources financières. Une fois établi le budget de la santé, une part du montant des ressources stocké peut être investie dans le marché financier générant des surplus. Une partie peut être convertie en dépenses immédiates, une autre consacrée au capital virtuel, entre autres possibilités. À la fin de l’exécution du budget, quand les ressources viennent à manquer, la possibilité de demander des ressources supplémentaires au Trésor de l’État central existe toujours. Enfin, l’argent n’est pas si fixe ni

18 Deux cas exemplaires dans l’histoire : les systèmes de santé anglais et canadien. Dans les années 80, malgré

tous les efforts du gouvernement conservateur de Margareth Thatcher vers la privatisation du système de santé, il n’a réussi que de petits changements localisés, à cause de la résistance opposée par la population anglaise à ce projet. Au Canada, plusieurs tentatives de se lancer dans l’aventure de privatisation ont aussi été bloquées par le soutien de la population au système de santé.

prisonnier d’une structure hermétique à l’environnement et aux jeux des acteurs ; cet ensemble fluctuant de ressources reste dynamique et influence les décisions prises quant à son allocation. Il semble évident que, dans un contexte dont la structure matérielle compte avec des ressources abondantes, le comportement de certains décideurs à propos de son allocation différera grandement du comportement de ces mêmes décideurs placés dans une situation de carence. Une plus large marge de manœuvre pour l’allocation permettrait la flexibilité nécessaire pour répondre aux demandes des groupes d’acteurs et les coordonner d’une façon beaucoup plus libre. Il faut souligner que le monde structurel du système de santé impose des limites à l’action des acteurs (insuffisance d’argent, règles très strictes et rigides pour l’allocation, difficultés d’accès aux connaissances et informations sur les ressources, entre autres) mais, ces derniers demeurent toujours prêts à prendre en charge les structures pour les actualiser. Comme nous l’avons déjà rappelé, les propriétés structurelles du système s’influencent mutuellement et sont toujours en processus de structuration à partir de l’action des acteurs et l’influence du contexte.

L’allocation des ressources est souvent perçue comme un mécanisme de régulation du système de santé (Bégin et al., 1987; Vianna, 1990; Contandriopoulos, 1991, 2000; Kleiber, 1991; Mendes, 1993). La définition des objectifs reste influencée par les logiques de régulation décrites par Contandriopoulos et par la corrélation de leurs forces dans l’espace- temps. Il faut toutefois remarquer une autre démarche de l’allocation régulatrice: l’utilisation de l’influence des mécanismes d’incitation sur le comportement des acteurs et sur l’ensemble du système de santé (Evans, 1984, 2002; Contandriopoulos, 1986, 2001). Aux moments de l’allocation et des modes de paiement, ces mécanismes d’incitation s’inscrivent dans certaines

stratégies précises de changement des comportements des acteurs afin d’atteindre quelques objectifs de gouverne assez précis. La structure organisationnelle se mobilise pour faire face aux défis de coordination des activités des acteurs, recourant aux ressources d’autorité. Ainsi, l’allocation des ressources gagne le statut d’outil de gouverne19 (Contandriopoulos, 2003) et mérite d’être analysée par rapport aux objectifs du système de santé et à ceux de la santé partagés par les divers groupes d’acteurs de la société. L’allocation des ressources ouvre alors la porte à l’évaluation sur la nature du système de santé désiré par la société et sur le prix qu’elle estime convenable de payer pour recevoir des services de qualité. L’analyse de l’allocation des ressources dans le système de santé autorise alors la proposition d’interventions visant la santé du système. À l’occasion d’une réforme qui implique un processus de centralisation-décentralisation du système, cet ordre de questions devient stratégique pour les changements attendus.

Dans un processus de centralisation-décentralisation du système de santé, le financement joue un rôle fondamental. Par exemple : un transfert de responsabilités plus important que celui des ressources nécessaires pour les assumer peut porter de graves problèmes à ce système. Nous nous retrouvons face à un piège contraignant: le niveau central s’est dégagé de la responsabilité du service mais le niveau périphérique n’a pas les moyens de le rendre. Dans un processus vers la décentralisation, le financement peut rester totalement centralisé ou il peut être décentralisé partiellement, quelques fonctions restant encore sous le contrôle du niveau central, d’autres étant transférées aux niveaux intermédiaires et/ou

19 Le financement, la gestion et le système d’informations sont les composants qui assurent l’exercice de la

périphériques du système, d’autres étant partagées entre des niveaux différents. Au-delà du potentiel des combinaisons des fonctions de financement à constituer plusieurs modèles, Lamarche et al. (2005) attirent l’attention sur le fait qu’au plan empirique, à chaque contexte historique, le nombre de configurations existantes reste très modeste: seulement cinq modèles de financement sont dégagés des analyses comparatives des systèmes de santé: le privé individuel, le privé collectif, le public d’assurance sociale, le fiscalisé centralisé et le fiscalisé décentralisé.

Le modèle «privé individuel» est constitué par des rapports directs entre les individus et les fournisseurs de soins (professionnel, hôpital). Toutes les fonctions de financement sont régies par une logique purement individuelle, régulée par le marché. Le modèle «privé

collectif» s’applique à deux catégories de populations: les personnes assurées auprès de

compagnies d’assurance-maladie privées, ces dernières étant responsables pour toutes les fonctions du financement; les populations spécifiques des non-assurées (populations de quelques quartiers pauvres, populations âgées) pour lesquelles l’État transfert des ressources fiscales à des caisses locales qui établissent des contrats avec des assurances pour la couverture des soins aux individus, les fonctions de financement étant établies par contrat résultant de la négociation des caisses avec les assurances et fournisseurs des services. Le modèle «public d’assurance sociale» utilise des ressources fiscales et des ressources prélevées auprès des individus et entreprises par cotisations sociales. Le stockage reste sous le contrôle de l’État, à même des caisses, des assurances publiques ou semi-publiques, responsables aussi de l’allocation et du paiement aux fournisseurs pour les services rendus. Le modèle «fiscalisé

l’allocation et le paiement restent centralisés, mais ce dernier parfois est décentralisé. Les règles d’affectation des ressources sont définies par le niveau central dans des cadres très stricts d’utilisation, sans laisser une marge de manœuvre suffisante pour permettre l’autonomie de gestion des niveaux périphériques du système. Le modèle «fiscalisé décentralisé» reste basé sur un prélèvement fiscalisé, mais partagé par les divers niveaux de la fédération20 , tout comme les autres fonctions du financement. En général, l’allocation des ressources et les paiements s’effectuent de façon tout à fait décentralisée aux niveaux périphériques.

Il faut remarquer que, selon le contexte, quelques-uns de ces modèles de financement peuvent coexister en proportions différentes dans les sociétés concrètes. Par exemple: dans un certain pays, il est possible de trouver un système de santé constitué par un composant privé individuel, un autre privé collectif et encore un autre fiscalisé centralisé. Le modèle «fiscalisé

décentralisé» demeure un type de financement compatible avec un système de santé dont la

configuration générale est largement décentralisée. L’allocation des ressources peut alors être exercée par les niveaux intermédiaires ou périphériques du système, de façon autonome dans ses territoires, assouplissant la planification et la prise de décisions. Autonome ne signifie pas ici sans intégration avec la globalité du système; mécanismes de coopération et de coordination restent nécessaires pour assurer l’intégrité du système et bénéficier d’une allocation vouée à l’équilibre du triangle équité-efficience-libertés individuelles, en réduisant au minimum les risques de pulvérisation des politiques et des décisions.

20 Le Brésil est un exemple de ce type de configuration du financement du système de santé, dont le prélèvement

Un processus de décentralisation du système de santé implique des changements qui affectent ses propriétés structurelles. Les transferts des ressources aux niveaux périphériques impliquent un changement de sa structure matérielle qui devient alors plus solide, permettant aux acteurs (gestionnaires locaux inclus) d’actualiser leurs démarches sur l’organisation du système. Le transfert des responsabilités et de l’autorité aux niveaux périphériques implique un déplacement des espaces de prises de décision, spécialement quant à l’allocation des ressources, mais aussi des prises de position des acteurs du système, motivés par les changements en cours et les possibilités qu’ils apportent au déroulement de leurs actions quotidiennes, à l’actualisation ou l’éventuel changement de leurs routines et habitus institutionnalisés. L’argent réveille, dans chaque acteur, l’objectivité nécessaire à la pensée réflexive et stratégique pour soutenir ses intérêts, mais aussi l’ensemble des représentations et images de la structure symbolique, une sorte de pensée magique qui éclate dans cette impulsion fragile soutenue par le désir et la nécessité, l’attente et la croyance, mue par le changement.