• Aucun résultat trouvé

B. CADRE CONCEPTUEL: UN PROCESSUS DE CONSTRUCTION

3. La performance en tant que contexte relationnel

3.1. La structure sociale de l’expérience

En dernier lieu, nous allons soulever d’autres principes théoriques touchant les conditions sociales de la performance. Une tendance plutôt inhabituelle dans la discipline anthropologique s’impose pourtant chez les chercheurs concernés par les thèmes de l’expérience et des pratiques corporelles. Ces derniers s’intéressent à la relation entre le sens que revêtent les pratiques aux yeux des pratiquants et les propriétés immédiates de l’expérience façonnant leur contexte de performance ainsi que leur contexte d’apprentissage. Or, dirait-on, rien n’est donné simplement à la conscience. Tout est construit. Pourtant, Bourdieu tente justement de démontrer que le sens ne peut non plus être révélé en détachant les pratiques culturelles de leurs conditions de production et d’utilisation. Pour illustrer son propos, il donne l’exemple de la langue. La grammaire d’une langue ne peut être l’unique condition nécessaire à la production du sens. Le discours n’est jamais indépendant de la situation dans laquelle il est produit (1980: 51-58). C’est sur cette prémisse qu’il élabore le concept d’habitus. En étant exposé à «une classe particulière de conditions d’existence» l’agent intériorise l’extériorité, soit les conditions historiques et sociales de production de l’habitus. Ensuite, les pratiques engendrées par l’habitus s’accomplissent par «la confrontation à la fois nécessaire et imprévisible de l’habitus avec l’événement» (Ibid.: 93). Autrement dit, pour être reproduit tel qu’il a été créé, l’habitus doit être confronté à des conditions quasi identiques aux conditions initiales. Il est donc toujours activé en situation (Ibid.: 93-103). L’emprise de l’imaginaire collectif sur la production de toutes les pensées est vaste, mais n’est pas infinie : «L’habitus rend possible la production libre de toutes les pensées dans les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production» (Ibid.: 92)

La pensée a des limites matérielles et a entre autres, des limites corporelles. Pour Samuel Todes, l’imaginaire a une autonomie limitée puisque la pensée en général découle de notre engagement corporel et pré-conceptuel avec le monde (Berger citant Todes 2009: 11). La conscience est dans le monde. Engagée avec des objets et constituée dans l’expérience, la conscience n’est pas une entité en dehors du monde (Berger 2009: 18). Ces

propos corroborent mes observations sur le terrain où j’ai observé que le processus de compréhension dans l’apprentissage de la danse est parfois précédé par le corps. Avant d’atteindre la conscience, le processus de compréhension est initié par notre engagement corporel avec le monde. Nos émotions permettent ensuite de faire le pont entre nos sensations et des représentations (Lyon et Barbalet dans Csordas 1994: 50-56). Le corps rend naturel ce qui ne l’est pas, alors que les émotions font émerger à notre conscience les incohérences des expériences nouvelles vis-à-vis de nos attentes de sens et nos expériences antérieures. Ainsi, les fortes expériences émotives d’inconfort, de répulsion ou au contraire d’extase, nous poussent à ajuster nos représentations incorporées à ces nouvelles expériences (Bonoli 2007). Si on considère le corps comme le moyen tacite par lequel on rattache un sens à la réalité, il n’est pas étonnant que les expériences extraordinaires soient plus enclines à être portées à notre conscience. Ceci nous rappelle aussi que les expériences que nous vivons ne sont pas uniformes. Elle a donc une forme. L’expérience est marquée par des moments de ruptures (Turner et Bruner 1986). Ce type d’expériences éruptives est souvent évoqué par les anthropologues pour rendre compte du processus de compréhension à l’œuvre sur le terrain. Celles-ci mettent en évidence l’engagement de l’anthropologue sur son terrain non pas seulement en tant qu’observateur extérieur d’une altérité, mais comme un agent corporellement et émotionnellement impliqué dans la construction de son objet puisqu’il vit cette expérience d’altérité (Gore dans Buckland 1999). On sent cependant une réticence de leur part à traiter de l’expérience des sujets étudiés, même dans le cas de l’étude de pratiques corporelles. Cela tient peut être à l’idée répandue selon laquelle l’expérience subjective ne peut être du ressort du social. Or, il ne s’agit pas ici de prétendre accéder à l’expérience subjective des acteurs sociaux, mais simplement de faire mention des conditions immédiates et de la potentielle structure de leurs expériences en tant que tel. Plutôt que d’admettre la pertinence d’investigations phénoménologiques, ils choisissent de faire allusion à un contexte social sans décrire concrètement la relation qui le lie aux processus de production du sens. Ce type d’attention porté à la structure de l’expérience a, pour ma part, permis de réfléchir notamment à l’incidence de la non-équivalence entre les représentations du danseur qui vit une expérience et celui qui le regarde. Le fait qu’il ne soit pas possible d’accéder aux expériences d’autrui et donc de comparer sa propre expérience à celle d’autrui est en soi une condition pratique qui a une incidence sur le processus de production du sens. Ensuite, les caractéristiques organisationnelles de la pratique et de l’enseignement, comme le fait qu’une danse soit improvisée, structurent

l’expérience des participants. Si l’expérience répétée est au contraire très standardisée, elle aurait davantage tendance à se conformer au modèle des expériences passées avec plus de constance et d’uniformité. Les critères d’appréciation intériorisés auront tendance en effet à «rendre naturel» et souhaitables les caractéristiques structurelles de leurs expériences passées telle que leur constance ou au contraire leur imprévisibilité. Les caractéristiques structurelles de la danse engagent les participants dans des rapports particuliers les uns aux autres. Nous verrons notamment dans l’analyse que les caractéristiques sociales de la pratique, comme la manière de marquer les niveaux techniques, les critères d’évaluation et les modes de nomination de l’élite ont une incidence sur la manière dont les participants se représentent l’expérience vécue. Puis, des conditions encore plus simples comme le niveau technique qu’exige la maîtrise d’une danse, ainsi que la nature improvisée ou la nature conventionnelle de la discipline, se répercutent aussi sur les rapports qu’entretiennent les participants et donc leur perception de l’expérience. L’expérience n’est pas que constituée dans la perception, elle est vécue dans le moment présent. Ainsi, une composition musicale ou chorégraphique développe toujours, selon Harris Berger, une autonomie partielle vis-à- vis de son créateur (2009). C’est ce qui fait qu’il peut entretenir une relation avec son objet. Il y a donc une sorte de dialectique entre la création et l’expérience de la création. En fonction de ce qu’il vit, l’artiste ajuste ses conduites et ses gestes dans une direction qui suit la logique esthétique à laquelle il a été socialisé. Les créateurs ne créent pas sans vivre une expérience et sans revivre sans cesse des expériences quelque peu uniques à chaque moment.

Dans une étude portant sur les processus et les modalités d’incorporation à l’œuvre dans la danse contemporaine, Sylvia Faure se penche sur les paramètres contextuel et structurel impliqués dans le processus d’incorporation (1999). Nous avons décrit les paramètres potentiellement impliqués dans le contexte de la pratique, maintenant il est question des conditions spécifiques dans lesquelles sont mémorisées et intériorisées les pratiques. Considéré en dehors des processus d’inculcation, le contexte de mémorisation a une forme qui participe à orienter la production de pratiques signifiantes. Les divisions temporelles et spatiales du contexte de pratique représentent un premier exemple. Le contexte de mémorisation est souvent marqué par une mise en scène particulière s’associant avec des interactions spécifiques qui encouragent l’intériorisation de modes de participation spécifiques. En ce qui concerne notre étude, les circonstances de mémorisation encouragent

la transmission de conduites adaptées à des espaces spécifiques. Ces conduites et ces modes de participation ne sont pas uniquement inculqués par le biais de l’enseignement, mais par la participation des acteurs sociaux à des situations concrètes. Pour John Blacking, l’analyse des paramètres contextuels est selon lui essentielle à l’étude de la danse. C’est même le contexte qui doit d’abord guider l’identification de certaines unités de significations (1983: 9). Nous verrons que, dans le cas précis du tango argentin à Montréal, ces paramètres semblent orienter le sens que les pratiquants attribuent à l’expérience de la danse.

Pour conclure, nous avons présenté deux principes généraux qui concernent les processus simultanés de socialisation, de performance et de construction de l’expérience. D’une part, les propriétés du danseur et leurs modalités d’intériorisation à travers la socialisation, d’autre part, les déterminations extérieures, soit les conditions sociales dans lesquelles ces dispositions sont mémorisées, constituées et reconstituées à chaque expérience. Ces deux aspects de notre discussion suivent les principes généraux de la Sociologie de l’action de Bourdieu amorcée avec Esquisse d’une théorie de la pratique (1972) et prolongée dans Le sens pratique (1980). En posant un regard critique sur sa théorie et celle d’autres théoriciens, nous avons élaboré un cadre théorique capable de représenter le monde social de la danse comme un lieu de compromis entre les dispositions structurées et structurantes de l’agent ainsi que les structures objectives (1980: 69-73). De plus, nous avons décrit des outils d’analyse qui nous permettent de se rapprocher le plus possible de la logique pratique du danseur. Cela implique de tenir compte des limites de l’observateur et de la non-équivalence entre les propriétés formelles de ce qu’il observe et du sens qu’elles revêtent pour les pratiquants.