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A. CONTEXTUALISATION: LE CONTEXTE HISTORIQUE ET LES TRAJECTOIRES MIGRATOIRES

3. Les origines du mythe: le symbolisme culturel du tango

3.1. Gardel, le filon symbolique d'une collectivité

La symbolique culturelle du tango comprend un ensemble de référents réels et imaginés. Le célèbre chanteur Carlos Gardel figure irrévocablement parmi les symboles les plus marquants du tango. Il est le chanteur dont la radiodiffusion partout en Argentine et partout à travers le monde a permis de faire connaître le tango aux étrangers et en même temps de gagner une reconnaissance locale. Carlos Gardel est pour moi l’incarnation faite corps d’une mythologie tanguera. Carlos Gardel a d’abord fait ses débuts en chanson comme payador. Il apprend les rudiments du chant et de la guitare d’un chanteur de folklore de la plaine argentine. Ce n’est que plus tard qu’il est mis en contact avec cette nouvelle forme émergente. En 1917, Gardel chante le premier tango chanté, sans se douter qu’il en deviendra l’icône. Mi noche triste de Contursi est la chanson qui inaugura ce nouveau genre et propulsa la carrière de ce chanteur aux origines modeste (Audreu et al. 1985: 26-30). Se servant à la fois de son héritage de la tradition des chanteurs ambulants, mais se démarquant en introduisant des ornements vocaux issus de la tradition lyrique occidentale, Gardel fonda une forme interprétative (Montenegro 2007: 13). Quant à ses origines, Gardel a semble-t-il cherché à entretenir le mythe, éclairant et dissimulant à la fois des informations. Enfin révélées dans son testament, elles furent l’objet de nombreuses spéculations et scandales. À tour de rôle, on dira qu’il est d’origine française, uruguayenne ou argentine (Audreu et al. 1985: 25). Dans son testament, Gardel confirme qu’il est né à Toulouse en 1890, d’une union illégitime. Sa mère, Berthe Gardès, quitte la France pour Buenos Aires lorsque Charles Romuald Gardès (nom qu’il changea pour sa carrière) n’a que 2 ans.

réalités sociales antagonistes. Originaire du milieu populaire, il a connu une ascension sociale exceptionnelle grâce à son succès artistique. Il représente en ce sens le mythe moderne du self-made man. Bien que nombreux seront les vocalistes issus des faubourgs qui feront carrière à la même époque, aucun d’eux ne connaîtront un succès aussi probant. Dans une sorte d’émulation de la richesse et de son succès, ils adopteront son style musical et vestimentaire. Pour le chanteur masculin, son habit élégant et le fait d’être représenté comme un «macho» issus d’un milieu «dure» aura beaucoup d’importance à l’avenir et deviendra un symbole clé (Castro 1990: 180-181). Il existe ainsi dans la psyché porteña un rapport ambivalent à la richesse. Ceux qui avaient de l’argent étaient enviés et ridiculisés par les classes populaires, alors que Gardel, parvenu à la richesse, jouissait d’une grande admiration (Ibid.: 74). Il se démarquait en se faisant l’ardent défenseur des traditions populaires et d’un «monde passé». Or, rappelons-nous que, contrairement au folklore créole des régions rurales, le tango était tout de même le fruit de la modernité et qu’il sera progressivement introduit dans les milieux plus aisés. On pourrait voir là une contradiction. Pourtant, il est parvenu à incarner agilement des réalités en apparence contradictoires : l’idéal de la quintessence urbaine des gens de la ville et le fils d’une immigrante, fidèle à ses origines populaires dans les barrios (Taylor 1998: 9). Gardel règle en ce sens une variété de dilemmes psychologiques et moraux à travers son identification subtile : au compadrito, au gaucho, à l’immigrant, à l’homme des bas-fonds, de classe moyenne et bourgeoise (Archetti 1999: 156). Sa capacité à incarner autant de diversité sociale aura permis d’apaiser les tensions en dissimulant l’utopie d’une culture nationale uniforme englobant tant de diversité. Il est le symbole qui rend possible la fiction d’une communauté imaginée, en ce qu’il permet de confondre des réalités marginales aux normes sociales officielles (Ibid. 1999: 19; Herzfeld 1997).

À une époque marquée par les bouleversements sociaux, l’indétermination de l’identité argentine offrait une possibilité de jeu sur les représentations et la renégociation du statut social des classes sociales marginalisées. Ainsi on peut dire que Gardel représente le remède, le filon symbolique qui donna à sa société les apparences d’une cohérence, mais cachant un ensemble d’antagonismes. En ce sens, mon analyse suit une mythographie lévistraussienne et celle de Roland Barthes dont le but était de montrer que : «le mythe a pour rôle de cacher des contradictions» (Leavitt 2005: 51). Sa mort tragique dans un

accident d’avion au moment où il se trouvait au somment de sa carrière, ne fera qu’ajouter au romantisme de sa progressive «canonisation» (Castro 1998: 64). Sa mort fait apparaître une autre propriété essentielle du mythe à toujours créer une «extraordinaire distance» avec ses récepteurs (Vernant 1974: 222). Bien qu’il soit réel, Gardel est l’expression d’un idéal hors d’atteinte. Sa réussite sociale et matérielle est extraordinaire. Ensuite, il incarne à la fois des éléments passés que des éléments présents, d’où son efficacité à produire la filiation nécessaire à un imaginaire collectif. L’«importance» du mythe de Gardel se mesure ensuite aussi à ses répercussions sur l’imaginaire des argentins. Le tango et sa mythologie fournissent aux Argentins ce que Julie Taylor appelle des «paramètres de la pensée» (Taylor 1998) qui rejoignent autant les représentations élitistes que vernaculaires10. Ces paramètres de la pensée comprennent à la fois une sentimentalité profonde et ce que Zanchetta appelle une «légerté vantarde» (dans Joyal 2010), autrement dit, le côté marginal du tango. À travers l’image de Gardel, le tango construit un amalgame unique de valeurs sociales et esthétiques associant la marginalité à la sophistication