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D. LES REPRÉSENTATIONS ET LES DISCOURS SUR L'EXPÉRIENCE

2. Les dispositions et les modalités d'incorporation

2.3. L’incorporation d’un savoir-faire à travers une pédagogie implicite

Je suis dans une pratiqua à la Tangueria vers 200258. Il s’agit d’une pratique de tango. Le cours a presque la structure d’un cours normal, mais une plus longue partie est consacrée à des exercices individuels.59 Les participants sont de niveaux différents. Je reconnais un homme que j’ai rencontré dans une milonga. Son niveau m’avait impressionné et, pour cela, je suis surprise de le retrouver dans une pratique qu’on m’avait dite plutôt fréquentée par les débutants. Je le salue et il m’apprend qu’il fréquente cette pratique tous les mardis depuis 1 ou 2 ans. La professeure met la musique et annonce que nous allons faire des exercices. Se mettant dos à son auditoire, la professeure nous invite à la suivre pas à pas en répétant les mêmes mouvements en traversant la salle. Hommes et femmes sont invités à suivre individuellement les mouvements. Elle commence d’abord par nous demander de simplement marcher en faisant attention de bien suivre le rythme de la musique. Elle nous donne alors quelques indications relatives à la posture. Elle nous demande de relâcher la tension dans le haut du corps et de s’encrer dans le sol. On doit sentir le sol craquer sous notre poids. Débarrer les genoux pour rendre le déroulement des

58 Il s’agit de la description d’un cours type de tango s’appuyant sur les notes que j’avais prises dans l’idée de

réaliser un documentaire. J’ai choisi une situation parmi tant d’autres expérimentées au sein de cours débutants à la Tangueria, au Moka dance (Air de tango), au Studio Tango et chez Fabrika entre 2000 et 2010).

59 Une des différences est qu’on y enseigne une seule figure ou une séquence au hasard. De plus, les élèves

peuvent suivre ces cours à la carte. Ils peuvent se présenter sans s’inscrire et payent moins cher. Le niveau de difficulté varie d’une pratique à l’autre.

pieds et les transferts de poids plus fluides. Notre tête ne doit pas faire des sauts à chaque pas. On doit s’imaginer qu’on pourrait traverser la pièce avec des livres sur la tête sans les faire tomber. Ensuite, pour intégrer plus facilement cet ensemble d’éléments techniques qui caractérisent la marche, elle nous invite à concevoir notre colonne comme un axe qui déplace notre centre d’un bout à l’autre de la pièce. Ainsi, nos extrémités suivent l’impulsion de notre axe se déplaçant horizontalement dans l’espace. Après avoir consacré quelques minutes à faire ce qui me paraissait déjà une éternité, elle nous fit remarquer que: «La marche prend des années à maîtriser. Ça vous paraît peut-être anodin parce qu’on a l’habitude de marcher, mais en dansant le tango, on ne marche pas de la même manière».

Ce passage, tiré de mon expérience personnelle, d’une pratiqua, illustre selon moi assez bien un ensemble de processus à l’œuvre dans l’apprentissage du tango. Le corps en mouvement, n’a rien de naturel. Le long apprentissage que nécessite la danse nous rappelle que chacune de nos techniques du corps sont apprises. Elles ne sont pas données immédiatement aux individus et varient donc selon les sociétés, les époques, les milieux (Mauss 1934). Apprendre une danse exige donc de désapprendre nos habitudes motrices pour en adopter de nouvelles. Dans le cas du tango, même une habitude aussi naturelle que la marche est à réapprendre. Le mouvement des pieds est ce qui transparaît le plus d’un regard extérieur. Le haut du corps, lui, semble passif. Le haut suit le mouvement du partenaire. Contrairement aux autres danses latines, les hanches sont figées. Seuls les pieds semblent bouger. Pourtant, dans les faits, tout le corps est en mouvement et chaque partie du corps est une cause à effet. Les pieds bougent aisément grâce à la posture générale du danseur et son ancrage dans le sol. L’exercice de marche est donc un des moyens par lequel on vise à mettre en forme la posture intégrale du danseur. Remarquons les commentaires de la professeure décrits plus haut. Par la marche, elle attire l’attention du danseur vers le haut du corps et pas uniquement vers l’action des pieds. De cette manière implicite, on transmet une conscience kinésique du corps tout entier à travers le remodelage esthétique d’un geste quotidien. Je me rappelle avoir répété les exercices de marche dans différents cours ou dans les pratiquas. Cette méthode n’était pas forcément employée dans toutes les écoles. Il n’est pas rare que des exercices enseignés varient d’une école à l’autre ou d’un professeur à l’autre. Toutefois, on constate qu’ils sont souvent élaborés sur la base des mêmes principes pratiques et préoccupations esthétiques. Cette professeure était connue, quant à elle, pour

son approche privilégiant la transmission de techniques du corps par le biais de la répétition. Méthode qui visait autrement dit à modeler passivement le corps du danseur à travers des exercices répétés de marche et de figures à certaines normes esthétiques.

À travers des méthodes pratiques d’apprentissage sont aussi transmis des modes particuliers de perception de l’expérience musicale du tango. Les choix chorégraphiques du guideur ou les choix ornementaux que chacun des partenaires ajoutent à leurs pas de danse, doivent toujours suivre l’impératif de la musique. La musicalité est un principe qui guide les danseurs dans leur interprétation de la musique. Dans la plupart des écoles de tango sont donnés des ateliers suivant cette thématique. Entre autres choses, on apprend au guideur à varier la composition rythmique de ses pas. Au Studio Tango, j’ai suivi un stage intensif en musicalité entant que «guideur» auprès de deux professeurs invités de l’Argentine. Pour introduire une interprétation plus riche de la musique, les professeurs nous faisaient varier l’interprétation musicale d’une même figure. Autrement dit, on nous demandait de ne pas toujours danser sur les temps fort de la phrase rythmique (la mesure). Pour illustrer ce principe, le professeur avait mis par terre quatre chaussures. Chacune des chaussures représentaient les quatre temps. Il nous a montré qu’en enlevant une ou deux chaussures, on créait une nouvelle interprétation rythmique. Par exemple, en ne gardant que le 2 et le 4 ou en gardant uniquement le 1. Ensuite, il nous a montré qu’on pouvait danser les contretemps. On pouvait interpréter les syncopes situées entre les 4 temps. Par la suite, le cours consistait essentiellement à nous faire expérimenter une à une, ces différentes possibilités rythmiques, de manière à créer de nouvelles habitudes rythmiques. Encore une fois, c’est par le biais de la répétition de différents patterns rythmiques qu’on incorporait progressivement un nouveau schéma corporel. Mais aussi, l’incorporation de ces nouvelles habitudes rythmiques nécessitait une écoute particulière. Le professeur appelait ça: «développer une oreille». Il disait qu’on devait apprendre à saisir les nuances dans la musique du tango de manière à interpréter les différents motifs rythmiques selon si on porte attention: aux violons, à la mélodie soit au bandonéons ou au chanteur, à la contrebasse, au piano, etc. De manière générale, les notions transmises visaient à élargir le vocabulaire rythmique des danseurs qui accorde une valeur ajoutée à sa danse. Cet apprentissage se fait à partir de l’acquisition de nouvelles habitudes corporelles et perceptuelles. Il vit d’abord un éveil, une prise de conscience face aux possibilités rythmiques qui existent.