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B. CADRE CONCEPTUEL: UN PROCESSUS DE CONSTRUCTION

2. Les propriétés du sujet

2.1. Le processus de socialisation

processus d’inculcation des propriétés du danseur qui oriente ses pratiques et ses représentations. Je m’appuie principalement sur le concept d’habitus de Pierre Bourdieu qui offre un cadre conceptuel utile à la fois à la compréhension des processus de transmission et d’incorporation du social. D’autre part, l’habitus de Bourdieu permet de surmonter l’opposition entre individu et société. Il détache la subjectivité de l’individu et lui donne une signification collective. L’individu n’est que le support de principes générateurs de pratiques et de représentations collectives (Addi 2002: 113; Bourdieu 1980: 88). Ces principes apparaissent sous la forme de dispositions durables «profondément incorporées qui orienteront durablement les pratiques, les goûts, les choix, les aspirations des individus» (Bourdieu 1972). Ensuite, l’habitus est le produit d’inculcations qui ont pour limites «les conditions historiquement et socialement situées de sa production». Il assure donc une continuité et une certaine prévisibilité aux pratiques sans qu’elles soient la reproduction «mécanique» et identique des conditions initiales (Bourdieu 1980: 92).

Une autre particularité de l’habitus est qu’il se constitue dans la pratique (Ibid.: 87). Ainsi, à travers la transmission d’un savoir pratique comme la danse, les participants acquièrent de manière inconsciente des dispositions pratiques certes, mais aussi des schèmes de perception et d’appréciation des expériences futures. Harmonieusement adapté aux exigences par exemple des gestes à accomplir, l’habitus assure sa constance en favorisant les expériences qui rappellent celles qui l’ont fondé (Ibid.:102). Autrement dit, un danseur aura tendance à apprécier ce qui lui rappelle ses premières expériences. Puis, il produira des gestes et conduites qui seront conformes aux schèmes de perception qu’il a internalisés au cours de son apprentissage et de sa socialisation à un milieu donné. Dans une étude ethnographique, Loïc Wacquant applique le cadre théorique de Bourdieu à l’étude de la boxe à Chicago (1999). Il insiste sur la nature progressive et inconsciente de l’incorporation d’un habitus. C’est par le biais d’une pédagogie implicite et d’une technique du corps que le pratiquant devient boxeur. De plus, les dispositions qu’il acquiert au cours de son apprentissage dépassent la simple maîtrise des mouvements et des techniques de la boxe. Par le biais d’une pédagogie implicite, il acquiert un code moral et une manière de penser. Pour John Blacking c’est même un répertoire d’émotions collectives qui sont transmises par le biais d’une culture expressive comme la danse (1983: 95). D’une manière équivalente, David Le Breton s’emploie à démontrer que les émotions ne sont pas innées, mais socialement et culturellement construites (2004). Autrement dit, à travers la danse on

n’apprend pas uniquement une technique corporelle. On apprend une façon de penser et de s’émouvoir. Le corps est constitué en opérateur. Il est le support des structures objectives produites de l’histoire qui assure la permanence dans le changement. Le processus d’internalisation du social est selon Bourdieu un processus corporel qui ne nécessite donc pas un acte conscient de mémorisation. Si le corps n’est pas au centre de ses préoccupations, il reconnaît son rôle dans le processus d’intériorisation du social. Il renverse le biais méthodologique qui, selon Csordas, consiste non seulement à opposer le corps et l’esprit, mais à toujours formuler l’esprit comme locus de l’objectification et le corps comme source de subjectivité (1994: 8). Le corps est à la fois subjectivité et opérateur social. L’institution n’est «viable que si elle s’objective durablement non seulement dans les choses […] mais aussi dans les corps, c’est-à-dire dans les dispositions durables […]» (Bourdieu 1980: 97). Ce n’est pas juste par le biais du langage qu’on transmet un savoir et un monde conceptuel. Toutefois, si Bourdieu fait preuve d’audace en faisant du corps le support de l’habitus, il maintient la division corps/esprit dans sa manière de concevoir le processus de transmission. Le processus d’inculcation est analysé en tant que processus préréflexif. Un participant adhère à un dogme pratique sans acte de conscience. L’adhésion est immédiate (1980: 115). Le sens pratique procure une expérience «allant de soi» qui entraîne le participant comme un automate. À cette idée que la maîtrise se transmet dans la pratique, par familiarisation et sans accéder au niveau du discours, Sylvia Faure est réticente (1999).

Dans ses travaux sur la danse, Sylvia Faure a identifié différentes modalités d’incorporation impliquées dans le processus d’apprentissage de la danse. Selon elle, le processus d’inculcation des dispositions du danseur ne se fait jamais complètement hors langage, ni hors conscience. Elle souligne l’incidence du langage et des formes de réflexivité sur les modalités d’incorporation. Les modalités d’incorporation des dispositions du danseur sont, selon elle, structurées par du langage sans pour autant nier complètement l’incidence de l’«intelligence intrinsèque du corps». Elle juge autrement dit les modalités pré-réflexives comme insuffisantes pour expliquer les processus d’incorporation de la danse (1999). Mes observations sur le terrain suivaient à la fois les principes élaborés dans la «théorie du sens pratique» de Bourdieu et les principes théoriques défendus par Sylvia Faure. Les processus d’incorporation de la danse me sont apparus comme une sorte de constante alternance entre des processus réflexifs et inconscients inculqués par le biais de

pratiques à la fois implicites et langagières. J’ai d’autre part trouvé dans le concept de l’«Homme pluriel» de Bernard Lahire (2005) une correspondance avec mes observations. Ce dernier avance l’idée que l’homme fréquente des espaces de socialisation différents et parfois même hautement contradictoires. Pour cette raison, il est donc porteur de dispositions acquises à partir d’univers socialisateurs différents. Il n’est pas réductible à un seul principe générateur. Il est pluriel. Lahire explique ensuite l’expression de ces dispositions plurielles d’une manière équivalente à Pierre Bourdieu. Les dispositions de l’homme pluriel sont activées par des situations et des événements particuliers (Bourdieu 1980: 93). Les contextes pratiques dans lesquels ces multiples dispositions sont activées sont séparés les uns des autres, ce qui empêche une directe confrontation entre leurs occasionnels antagonismes.