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B. CADRE CONCEPTUEL: UN PROCESSUS DE CONSTRUCTION

1. La danse comme objet anthropologique

1.1. La danse en tant que langage

En faisant une revue de littérature sur la danse en tant qu’objet d’étude et plus spécifiquement sur l’étude du tango dans des domaines de recherches variées, j’ai constaté deux tendances ou principes théoriques opposés. La première tendance consistait à établir un rapport analogique entre danse et langage. Dans la deuxième, ce rapport analogique entre danse et langage est non seulement remis en question, mais pris comme exemple pour réfléchir à des problèmes de définition.

Lors d’un séminaire présenté aux étudiants des cycles supérieurs à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)14, Michael Houseman s’est penché sur cette équivalence souvent accordée entre danse et langage ou entre danse et langue. Pour exposer son propos, il a donné l’exemple d’une pratique assez répandue que l’on peut aujourd’hui observer sur youtube. Il s’agit d’un usage créatif du langage des signes. Des sourds et muets du monde entier interprètent en langue des signes les paroles de chansons populaires

14 Dans le cadre de l’atelier «La danse comme objet anthropologique» coorganisé par M. Houseman et G.

avec la musique de ces chansons comme trame sonore. Or, sur ces vidéos, le langage des signes sort quelque peu de sa vocation habituelle. On observe une sorte d’«esthétisation» de la gestuelle. Les mouvements sont plus amples, plus dramatisés, ils suivent les pulsations de la musique et évoquent une émotion sentimentale. Les interprètes impliquent davantage leur corps entier dans l’acte de parole. Le langage des signes ressemble étrangement à de la «danse». Les mouvements de certains passages sont, par exemple, ralentis de manière à suivre le rythme de la musique. Les expressions faciales qui suivent chacun des signes sont exacerbées, ce qui les rend plus évocatrices sans vouloir réduire le langage des signes habituel à des fonctions purement pratiques15. On observe dans ces vidéos une sorte d’accentuation de certaines fonctions du langage comme la fonction poétique, la fonction expressive et une atténuation des dimensions référentielles. Ainsi performés, les gestes sont moins précis. Ils sont moins lisibles pour celui qui en maîtrise le code. Autrement dit, le contenu référentiel des gestes perd de l’importance au profit du lyrisme esthétique du geste. Le problème de définition que Michael Houseman suggère à l’aide de cet exemple est celui-ci: Comment définir cette pratique? Peut-on qualifier cette performance de langage ou de danse? Quelle est la différence entre les deux? À titre comparatif, il a ensuite donné l’exemple de la pantomime. La pantomime est une sorte de langage gestuel inspiré de l’art du mime que l’on intégrait dans les grandes œuvres du ballet classique. La pantomime et l’usage créatif du langage des signes ont comme particularité de rapprocher et fondre en un l’usage habituel du langage et de la danse. L’usage créatif du langage des signes fond lui aussi la logique de la danse à celle du langage. Il devient davantage un mode d’évocation qu’un moyen de signifier. La primauté revenant au contenu référentiel du message qui est caractéristique du langage articulé est remplacée par la primauté de la forme du message et l’affectivité qu’à travers lui, le destinateur parvient à exprimer, évoquer. Les signes associés à chacun des gestes perdent ainsi leur transparence et deviennent plus abstraits. Dans le cas du pantomime, l’opération est inversée. Les gestes des danseurs sont codés. Ils peuvent renvoyer à un état d’âme particulier (l’amour, la haine, la trahison, la peur) et remplir une fonction narrative (faire référence à un lac glacé, une bataille, un mariage). Les gestes prennent la forme d’un texte, un message référentiel que l’on récite.

En somme, ces exemples nous aident à réfléchir aux différents problèmes de

définition qu’entraînent les comparaisons exhaustives entre ces deux modalités d’être au monde. Rassemblées dans une même pratique, ces situations font ressortir la spécificité à la fois du langage articulé et de la danse. Ces propos servent d’incitatif à ce que le domaine de la recherche en danse développe ses propres outils d’analyse qui tiennent compte de la particularité pragmatique de son objet. Le corps en mouvement ne permet pas réellement l’échange de messages référentiels, au même titre que le langage articulé ou le langage du signe. Autrement dit, la plupart du temps, il ne peut se rapporter à autre chose qu’à lui- même. L’approche qu’envisage Michael Houseman pour la danse s’inspire de ses travaux sur le rituel. Ceux-ci ont mené à l’élaboration d’un modèle d’analyse du rituel en rupture avec l’approche symbolique (Houseman et Severi: 1994). L’approche symbolique aborde le rituel en tant que phénomène discursif. Le rituel est un lieu où se transmet un certain nombre d’idées, de valeurs et une symbolique, qui peut être lu par le chercheur. Démarche qu’il critique d’une part parce qu’elle ne permet pas de décrire ce qui est le propre du rituel, d’autre part, parce qu’elle ne parvient pas à faire sens de l’opacité des actions rituelles. Dans un article portant sur les paroles chamaniques, son collaborateur Carlos Severi et co- auteur du Naven ou le donner à voir (ibid.: 1994), démontre que si la vocation du rituel consiste à transmettre certaines idées et valeurs, il s’y prend très mal. L’usage de la langue à laquelle s’emploient les chamanes dans certains rituels rend les paroles complètement incompréhensibles et difficilement intelligibles (Severi 2006). Plutôt, il propose d’interpréter ces paroles chamaniques avant tout comme des actions rituelles dont la visée n’est pas de transmettre un message, mais avant tout de produire un effet. En bref, il conclut la nécessité d’étudier le rituel en lui-même et pour lui-même. Principe que Houseman propose de transposer à l’étude de la danse. Il propose de ne plus systématiquement interpréter les gestes comme le véhicule d’un discours sur quelque chose tel que Lévi-Strauss l’a sous-entendu dans son interprétation des gestes rituels : «in loco verbi, ils remplacent des paroles» (1971, p.600). Pourtant, Lévi-Strauss affirmait en même temps à propos du rituel et de la musique qu’ils se passent «définitivement hors du langage» et que «les gestes exécutés, les objets manipulés, sont autant de moyen que le rituel s’accorde pour éviter de parler» (Ibid., p.600). Tout compte fait, Houseman s’inscrit parmi les rares auteurs qui affichent une réticence catégorique vis-à-vis les approches inspirées du modèle linguistique. Tel que nous l’aborderons ultérieurement, il n’est pas dit que le processus d’apprentissage de la danse se fait entièrement hors du langage (Faure 2002). Néanmoins, l’objectif de la danse est avant tout non-discursif.