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D. LES REPRÉSENTATIONS ET LES DISCOURS SUR L'EXPÉRIENCE

1. Contexte ethnographique : les cours de danse et les premières milongas

1.1. Les règles sociales

Le tango est une «activité sociale hypernormée» (Mégret dans Joyal 2009: 39). Le respect des règles du tango est impératif. Je dirais même que les danseurs en font un usage conscient tel que l’atteste l’emploi fréquent des termes : «codes», «règles», «étiquette» pour définir les règles sociales et les codes non verbaux qui régissent les conduites dans les milongas47 de Montréal. Je tenterai donc de décrire certaines de ces règles sociales, tout en m’abstenant de toutes les aborder. Leur nombre étant très élevé et leur usage d’une grande complexité, j’ai pour cette raison sélectionné celles que je juge plus importantes.

Commençons d’abord par aborder ce recours conscient à un système normatif dans l’enseignement. Dans les nombreux cours de tango auxquels j’ai participé tout au long de mon apprentissage, j’ai constaté qu’un certain nombre de normes étaient transmises par le biais de l’enseignement. Celles-ci visent à régir les conduites des danseurs dans les milongas. Ces règles s’appliquent à quelques autres situations où se danse le tango, avec

47 Une fois de plus, les «milongas» sont les soirées de tango. Selon la tradition argentine il s’agit à la fois du

une rigidité variable selon s’il s’agit d’une occasion formelle ou plus informelle48. Cependant, ce ne sont pas tous les codes et règles qui sont transmis à travers l’enseignement. À vrai dire, ce sont avant tout les règles sociales qui régissent la circulation des danseurs sur la piste de danse qui y sont explicités. Par exemple, la règle disant que l’on doit circuler sur la piste de danse dans le «sens contraire des aiguilles d’une montre» est systématique. Celle-ci permet de prévenir les collisions entre les danseurs, puisque tous les danseurs circulent dans le même sens. Cette règle est même appliquée dans les cours. Ensuite, si les danseurs circulent dans le même sens, cette règle sous entend que le centre de la piste de danse doit rester vacant et l’espace occupé est la circonférence de la piste de danse. J’ai toutefois déjà vu certains professeurs encourager leurs étudiants de niveau débutant à utiliser cet espace lors de soirées de danse. Leur explication était :

«Si vous vous sentez intimidés, que vous n’arrivez pas à suivre le rythme du trafic - vous pouvez vous concentrer sur le centre de la piste de danse pour ne pas gêner la circulation des autres danseurs, mais en temps normal cet espace est toujours vide».

Cette façon d’anticiper l’inconfort que leurs élèves devront ressentir lors de leur première incursion dans l’espace sociale de la milonga est une manière subtile de «dicter» cet inconfort ou de présager l’hostilité du milieu social auquel ils devront faire face. On sent aussi de leur part une volonté d’inculquer une conscience sociale à leurs étudiants d’une manière pas trop autoritaire tout en leur soumettant la résolution de leur inconfort anticipé par le respect des codes. Le conformisme aux règles sociales du tango est perçu par ces derniers comme un mal nécessaire et la transmission à leurs étudiants d’un savoir visant la maîtrise des codes, vise à mieux les «outiller». Elle vise aussi à faciliter leur intégration dans le milieu social du tango. Cela suppose que la maîtrise des codes et le respect des règles sociales représentent une condition d’entrée dans l’environnement des milongas, soit un critère d’inclusion obligé auquel tout danseur sera confronté tôt ou tard. Malgré cet effort déployé par les professeurs pour transmettre ces valeurs à leurs étudiants, j’ai remarqué que cette attention portée à la transmission de ces normes à travers l’enseignement varie beaucoup d’une école à l’autre. J’ai aussi été témoin de situations où on discutait le manque de rigidité des codes dans le milieu montréalais que l’on comparait fréquemment à la pratique du tango à Buenos Aires ou celle d’autres villes du monde. Si ces discussions participent à renégocier, remettre en cause et transformer les pratiques, j’ai

remarqué que l’influence de l’enseignement sur les pratiques futures des initiés est particulièrement décisive.

Ainsi, les objectifs visés par l’enseignement dépassent la transmission d’une technique corporelle. Les cours de tango ont pour objectif de préparer les futurs danseurs aux règles qui régissent la pratique puisque le non respect entraînerait un certain nombre de sanctions. Parmi ces règles, il est jugé inapproprié pour un danseur de corriger ou commenter la danse de sa partenaire dans une milonga. Karine, une danseuse expérimentée m’a raconté avoir «été victime» d’une situation semblable où un danseur a tenté de lui expliquer une figure qu’il n’était pas parvenu à lui guider. Sa réponse a été: «Si tu as quelque chose à me dire, guide-le moi.», puis elle a interrompu la danse à un moment qui signale clairement un rejet. Cet exemple montre bien quel genre de sanction sociale est réservée aux danseurs récalcitrants: le rejet. On pourrait donc interpréter le commentaire de cette danseuse importunée comme «un avertissement». Le «rejet» est quant à lui signalé par l’interruption précoce d’une danse. L’interruption précoce d’une danse présage ensuite le «non renouvellement du contrat» ou la sanction ultime : le rejet à l’invitation. Cela veut dire que si ce danseur récalcitrant devait réessayer d’inviter cette danseuse à une autre occasion, il se verrait essuyer un refus humiliant. Il se rendrait à sa table pour l’inviter à danser et se verrait refuser une danse à la vue de tous. Le refus peut donc être la conséquence de deux choses : son niveau technique et son «faux pas». Ce danseur se verra refusé une danse parce qu’il n’est pas très bon danseur, puisqu’il n’arrive pas à guider des figures à sa partenaire sans devoir lui expliquer verbalement. Mais plus particulièrement, parce qu’il n’a pas respecté la règle qui dit que l’espace social de la milonga est un lieu de récréation et non de pratique. S’il avait été un danseur d’un niveau disons «expert», il aurait aussi été en faute. Pour en revenir au danseur débutant, s’il n’avait pas su guider cette danseuse correctement, mais qu’il s’était abstenu de faire des commentaires et qu’il s’était poliment excuser de ne pas être à la hauteur, il est possible que cette danseuse aurait accepté de danser à nouveau avec lui.

La milonga n’est pas un espace de pratique. Par exemple, dans le cadre d’un cours de danse, deux partenaires pourraient, sans problème, d’un commun accord, s’arrêter sur la

piste pour discuter d’une figure alors que ce même geste serait réprimé par les autres danseurs s’il était observé dans le contexte d’une milonga. Si une caractéristique essentielle du tango est justement le recourt à de nombreux arrêts dans le flux de la danse, ceux-ci ne doivent pas être trop prolongés pour ne pas gêner la circulation des autres danseurs. Un guideur doit aussi apprendre à user régulièrement de rotations circulaires vers la droite (faute de «rétroviseur»), pour vérifier si sa danse gêne la circulation des danseurs derrière lui. Cette extrême subtilité des codes «routier» du guideur m’a seulement été confiée après avoir moi-même entrepris des cours de «guide». C’est grâce à cette expérience que j’ai constaté combien il était difficile de naviguer sur les pistes de milongas quoique le fait d’être un guideur féminin m’a probablement valu l’indulgence des autres danseurs. Par contre, homme ou femme, c’est le guideur qui est tenu responsable en cas de collision puisque c’est lui qui guide. Ainsi, la practica, devient une sorte de «refuge» pour le guideur débutant. Pas étonnant que les danseurs débutants fréquentent les pratiquas avant de faire leurs premières apparitions dans les milongas. Les règles sociales y sont beaucoup plus relâchées et la vocation éducative du lieu accorde une impunité, un droit de «bourde» à ses participants. Les milongas ne sont pas fermées aux danseurs débutants. Les professeurs encouragent même fortement les élèves à les fréquenter. Une nuance tient cependant au fait qu’on décourage les danseurs débutants de se servir des milongas comme lieu d’expérimentation. On dit souvent aux étudiants: «En milonga, mettez en pratique seulement les figures que vous maitrisez». Dans certains cas, leurs prescriptions extrapolent le cas particulier des débutants à une règle générale: «Une milonga n’est pas la place pour pratiquer des figures compliquées. On y danse des figures simples». L’idée que cet espace est «en principe» dédié à un type de danse sobre et retenu est ensuite déduite par les danseurs débutants au cours de leur expérience en milonga. Les danseurs expérimentés boudent et même sanctionnent les danseurs débutants qui manquent de retenue sur les pistes de danse.49Les figures amples doivent être modérées dans des situations où la piste de danse est bondée et où les risques de collisions sont plus élevés. J’ai à plusieurs reprises été témoin d’altercations houleuses entre danseurs dues à une collision. Une querelle éclate souvent sur la piste de danse après qu’un danseur ou une danseuse ait fait ou guidé un «boléo». Le boléo est une figure où la femme lève sa jambe vers l’arrière et exécute un

49 Cette règle est fort probablement d’inspiration argentine puisqu’à Buenos Aires, comme bien des règles

n’ailleurs, la plupart des milongas ne tolèrent pas ces formes dites «nuevo» ou «fantasia». On y danse que le style rapproché, dit «milonguero».

mouvement de rotation rapide avec son pied. Ce mouvement provoquant l’embroche de tallons aiguilles est la cause de bien des blessures. Raison pour laquelle, un milonguero averti sait l’employer avec jugement. Lorsqu’une danseuse reçoit la guide d’exécuter un boléo, elle peut aussi choisir de le faire à pied reposé (faire glisser son pied par terre) pour ne pas risquer une collision.