• Aucun résultat trouvé

D. LES REPRÉSENTATIONS ET LES DISCOURS SUR L'EXPÉRIENCE

3. Le discours des danseurs expérimentés

Le discours des danseurs expérimentés est très différent de celui des danseurs

38 Une formule linguistique typique des Montréalais, employée pour caractériser l’étreinte des danseurs. 39 Je fais ici référence à une façon de représenter la danse qui renforce une conceptualisation monolithique et

folklorique des traditions culturelles dont la validité et l’authenticité se construisent à partir d’un objet figé dans le temps (Buckland 2001).

débutants. Il s’appuie sur la maîtrise d’un savoir et d’une expérience concrète acquise grâce à de longues années d’apprentissage. Par contre, si leur discours s’appuie sur du concret, il n’est pas moins orné d’abstractions et de symbolisme d’une étonnante régularité. Leur discours est rempli de formules linguistiques qui renvoient à un ensemble de propriétés objectives de l’expérience du tango. Les danseurs ont par exemple abondamment recours aux notions de «connexion» et d’«intelligence du corps» pour faire sens de l’expérience. Leur récurrence montre certes que l’attention des danseurs est communément portée vers certaines caractéristiques spécifiques de la danse. Par ailleurs, la conformité idiomatique dans l’emploi de mêmes lexies tel que : «connexion», «relation», «complicité» ou «contact», laisse croire qu’ils composent leur description de l’expérience à partir d’un même répertoire de pratiques langagières. À titre d’exemple, lorsque j’ai demandé à Louise de me décrire l’expérience du tango qu’elle privilégie, elle m’a répondu: «Quand je vais danser, ce que je veux apprécier c’est : la connexion, la musicalité et l’émotion». Cet exemple montre que la signification de la notion de «connexion» était pour elle sous- entendue, comme si elle ne nécessitait pas plus d’explications. J’ai aussi déduit, dû à l’emploi répété de cette notion, qu’elle était synonyme au fait de communiquer avec son partenaire. Puis, elle était décrite comme quelque chose vers lequel on tend, qu’on cherche à développer et une expérience extatique inattendue que l’on ressent parfois dans la danse. Cela nous amène maintenant à la notion d’«intelligence du corps» ou d’«abandon». Les danseurs montréalais se réfèrent fréquemment à cette idée bien que cette notion prend linguistiquement des formes variées tel que: «conscience du corps», «sensibilité sensori- motrice» ou «kinésie». Une autre symbolique à quoi les danseurs se réfèrent pour définir ce sur quoi repose une expérience réussie. C’est l’idée qu’en acquérant une technique du corps adéquate, on arrive à s’abandonner complètement à son partenaire. Danser sans penser. Dans le même ordre d’idée, Louise me parlait de la technique comme étant: «Ce qui permet de s’abandonner. Ce que les argentins appellent entregarse». On pourrait donc supposer que la notion d’abandon et la notion de conscience du corps font partie de références culturelles empruntées aux Argentins. Il est assez difficile de retracer l’origine exacte de toutes ces notions. Quoiqu’il en soit, ceci indique une tendance chez les danseurs expérimentés qui consiste à puiser dans un répertoire plus large de significations et de discours. Parmi ce répertoire, les références argentines sont privilégiées. Leur discours est alors ponctué de citations venant de professeurs de tango, mais surtout de maîtres argentins rencontrés lors d’un stage à Montréal ou à Buenos Aires. Aussi, au fur et à mesure qu’ils

progressent dans leur apprentissage de la danse, certains danseurs cherchent davantage à s’informer sur l’histoire du tango, sa poésie et sa mythologie. Je crois aussi que le niveau d’éducation a une influence sur leur manière d’approfondir leurs connaissances du tango. Le niveau d’éducation des danseurs montréalais est en moyenne très élevé. La plupart ont un diplôme universitaire et nombreux sont ceux qui possèdent un diplôme d’études supérieures. La lecture est donc pour eux un mode d’apprentissage habituel. Un groupe de danseurs s’est déjà formé pour traduire les textes des chansons de tango et analyser leurs significations. Une danseuse ayant fait partie de ce groupe m’a expliqué que pour elle: «comprendre les paroles des chansons nous aident à mieux interpréter la musique, à saisir l’émotion qui est véhiculée».

Ensuite, ils voyagent en Argentine pour pouvoir mieux «s’imprégner de la culture argentine» tel que me l’a dit une informatrice. Beaucoup d’entre eux apprennent l’espagnol avant de se rendre en Argentine. Bref, ils cherchent à comprendre, trouver des significations autres que celles qui se donnent à voir, autres que celles acquises à travers leurs expériences personnelles et leur socialisation au milieu montréalais. À vrai dire, les expériences personnelles sont valorisées dans le sens où elles font état de la maturité technique du danseur. Par contre, parmi le répertoire de ressources symboliques employées par les danseurs expérimentés pour objectiver leur expérience de la danse, on remarque un attrait particulier pour les idées qui découlent de savoirs scientifiques, collectifs et anciens. Ils deviennent alors à l’affût de ce que disent les maîtres de tango argentins, les paroles des chansons et les faits historiques servant d’assise à la genèse du tango. Le fait d’annoncer, par exemple, aux danseurs interrogés que je réalisais une recherche sur le tango, les faisait réagir avec beaucoup d’enthousiasme. Ils se disaient toujours très curieux de savoir quelles «vérités» pouvaient bien se dégager de l’étude du tango40 comme si elles donneraient en quelque sorte de la profondeur, de la légitimité à leurs propres impressions. Autrement dit, au-delà de la jouissance que procure la danse, j’ai senti chez eux un besoin et un réel effort d’objectivation de leur expérience personnelle. Aussi, lorsque je mentionnais le motif scientifique de mes questions, le ton changeait immédiatement. Ils avaient plus souvent recours à un discours plus englobant, moins spécifique. Leur réponse était plus éloquente.

40 Au cours de mon enquête, des danseurs ont à plusieurs reprises sollicité mon «savoir anthropologique

Ils étaient plus portés à décrire le tango avec plus de généralités, jouer sur la forme et prononcer une vérité choc, réduite en une phrase, du genre: «Le tango c’est comme la vie. On apprend de ses erreurs» qui devait me permettre de cerner l’essence du tango. En temps normal, avant de prononcer le motif académique de ma réflexion, leur réponse allait dans le sens de décrire une expérience avant tout sensorielle, relationnelle, émotionnelle et décrite à partir de situations concrètes:

«Le tango c’est une expérience qui sort de l’ordinaire […] Je me rappelle très bien la première fois que j’ai senti cette sensation d’être parfaitement en harmonie avec mon partenaire de danse et la musique. Ça procure une émotion très forte. C’est là qu’on devient accro, c’est comme une drogue. Revivre ce moment d’extase, c’est tout ce qu’on vise dans le fond» (Mathilde).

À l’inverse, dans le cadre plus formel de l’entretien, ils avaient tendance à changer de discours. L’expérience du tango était abordée par le biais d’une sorte de rhétorique savante et de métaphores. Le tango devenait l’expression de quelque chose. Ces allusions à la notion de déracinement, d’exil, de solitude, des relations amoureuses sont non seulement des thématiques très typiques de la poésie du tango, mais leurs aspects métaphoriques rappellent les figures de styles employées par la poésie. Chez les argentins ou hispanophones dansant le tango à Montréal, ces allusions étaient plus fréquentes. Plusieurs se plaignaient aussi que trop peu de danseurs montréalais comprenaient l’espagnol et étaient en mesure d’apprécier le sens véhiculé par ces chansons. En gros, ils reprochaient aux danseurs montréalais d’interpréter le tango uniquement sur la base de leur propre expérience personnelle. Ensuite, les danseurs avaient tendance à accorder une fonction thérapeutique à l’expérience du tango. Il est perçu comme une solution à des épreuves personnelles et à tous les maux de la vie moderne. Concrètement, plusieurs danseurs m’ont expliqué cette qualité thérapeutique du tango en évoquant la solitude de la vie urbaine:

«Dans la société individualiste dans laquelle on vit, les gens sont de plus en plus seuls, déconnectés. C’est une caractéristique de la vie urbaine que le tango permet de contrer. Ça fait du bien le contact physique. Je veux dire…Y’a rien de sexuel là-dedans. Je pense que beaucoup de gens dansent parce qu’ils ont besoin de contacts humains. Le tango c’est un abrazo, c’est un câlin».

Ainsi, le tango est représenté comme étant la solution à la solitude et aussi comme une résolution possible aux conflits entre hommes et femmes. Lors d’échanges par email entre

un groupe de discussion, un informateur a écrit: «le tango devient, un peu fortuitement, la clé d’une résolution possible […] de la relation difficile entre deux ou plusieurs personnes, à travers la découverte de la connexion avec l’autre». Cette métaphore thérapeutique est en effet revenue très souvent41. L’expérience vécue à travers le processus d’harmonisation de la relation entre le guidé et la guidée rappelait une expérience de la vie quotidienne comme la relation amoureuse. Bien que, nous le verrons ultérieurement, dans l’esprit des danseurs, la relation qui unit les danseurs est d’une toute autre nature, certains danseurs à qui j’ai parlé se représentaient le tango comme étant un effort d’harmonisation très comparable à celui qui vise à unir le sexe masculin et le sexe féminin dans le mariage. Autrement dit, la nécessité d’harmoniser les gestes, le ressenti et les besoins du co-danseur, évoquent symboliquement pour eux le même genre de lutte constante qu’ils vivent au quotidien dans leur relation de couple. Ainsi représenté en tant que thérapie du couple et de la vie, le tango en vient donc à évoquer symboliquement une transformation réelle qu’opère le tango et sa culture sur leurs vies. Si l’expérience du tango est dans ces cas précis rapportée à une détermination autre qu’elle-même, c’est donc tout au plus, à la rencontre des montréalais avec la culture du tango.

D’autres affirmaient, à l’inverse, que le tango représente «une épreuve pour le couple» dû aux rapports de jalousie qui parfois découle de l’échange de partenaires et du fait que les femmes progressent plus rapidement dans l’apprentissage. Cela n’empêche que cette contradiction était résolue par d’autres en disant que le tango n’est pas «une thérapie de couple», mais une expérience qui nous apprend à développer des habilités à se mettre à la place de l’autre et de comprendre ses propres erreurs. Bref, le tango est souvent représenté comme étant la résolution de problèmes quotidiens résolue non pas grâce au contexte pratique (ex. l’échange de partenaires), mais grâce à l’apprentissage d’une relation particulière avec le co-danseur. Aussi, ces fréquents commentaires à propos des répercutions du tango sur la vie quotidienne s’appuyaient souvent sur une symbolique mélancolique qui, rappelons-nous, est très typique de la poésie du tango. Mathilde m’a dit qu’on danse encore mieux le tango: «lorsqu’on est en peine d’amour». Puis, Pierre a dans

41 J’ai trouvé intéressant de constater que cette question a même fait l’objet d’études scientifiques. Plusieurs

de ces études présentées lors d’un Colloque portant sur le tango organisé à l’Université de Trois-Rivières (2009), ont été réalisées par des danseurs de tango du Québec appartenant à des champs d’études académiques différents.

le même ordre d’idée, affirmé que le tango attire beaucoup de gens tristes. Quelques danseurs ont aussi fréquemment paraphrasé le poète Diego Santos Discépolo, en rappelant sa célèbre description du tango: «Une pensée triste qui se danse». L’inflexion mélancolique était, par opposition, quasiment absente du discours des danseurs débutants. L’influence de la poésie ainsi que le caractère mélancolique de la musique du tango se ressentent davantage dans la manière que les danseurs expérimentés font sens de cette expérience. En somme, la régularité du discours des tangueros montréalais sur l’expérience offre un aperçu de la culture symbolique que ces derniers produisent sur la base d’une réappropriation de savoirs objectivés, adaptés à des déterminations présentes et locales. Nous avons vu aussi qu’en dehors du cadre formel de l’entretien, les danseurs avaient davantage tendance à faire sens de l’expérience du tango en se rapportant précisément à elle-même: une expérience sensorielle, relationnelle et émotionnelle. Les références faites au thèmes ou au symbolisme de la poésie lyrique du tango, à l’histoire ou à la culture argentine étaient présentes, mais beaucoup moins importantes. J’ai donc observé deux tendances qui traversent leur discours. Une est pragmatique et l’autre est symbolique.