remétabolisée culmine en décorporation : comment faire-décorporer, comment rendre
possible de décorporer ces complexions, ces constitutions qui donnent forme à la
pensée ? C'est par exemple le problème de "l'enreligement" de la pensée pour
reprendre le terme de Meillassoux, mais plus profondément encore de sa
théologisation : il ne suffit pas d'avoir dédivinisé la pensée et la nature, encore faut-il
déthéologiser les corps. C'était le problème nietzschéen de la mort de Dieu qui
impliquait cette critique : si l'ombre de Dieu plane encore sur le monde, si son Lieu
vide est demeuré en place prêt à être investi par la figure de l'Homme, c'est que la
mort du divin n'implique pas la déthéologisation des constitutions esthétiques des
corps, à la fois noétiques, affectives, perceptives. Dieu demeure par-delà la mort,
mais c'est comme transcendantal incorporable, avec tous les schèmes et la chair
schématique qui le constituent. C'est comme le cri de Nietzsche, le cri sans cesse
poussé des nietzschéens – vos corps sont encore théologiques jusqu'au bout des
ongles. Dieu a beau être mort, son ombre ne cesse de ressusciter comme constitution
schématico-schématique des corps, alliance de la chair et de l'organisme formant des
transcendantaux particuliers, et par suite des complexions esthétiques a priori
théologisées sur un mode monstrueux : ce sont des corps taillés pour la religion, mais
dans un monde où Dieu est mort – d'où le nihilisme moderne qui ne cesse de produire
des transcendements à vide, dans l'art, l'hysteresis affective, l'échappée statique, pour
cette raison que les corps continuent à ascender vers Dieu en ne faisant plus d'autre
expérience que celle de sa mort, impliquant alors de se trouver des substituts. Tel est
bien l'enjeu de la pensée de Nietzsche : rendre possible la décorporation des schèmes
théologiques, des constitutions ou des transcendantaux qui fonctionnent encore sur un
mode théologique, même quand ils se veulent voire s'éprouvent athées (on n'en finirait
plus par exemple d'inventorier tout ce que la poésie en particulier, mais aussi bien la
musique, le cinéma, la peinture, charrient de théologisme diffus, de modèles et de
stéréotypes théologiques, soit comme évocation de la présence, soit dans la pensée de
l'incarnation). De sorte qu'il ne suffit pas de dire que c'est Nietzsche, qui accomplit bel
et bien la critique kantienne en la poussant jusqu'au fond du corps (et non de la
chair
185), il faut dire surtout que la critique change totalement de sens du fait de cet
approfondissement, qu'elle ne vise plus à "intervenir", décrire, en fait à critiquer mais
bien à sélectionner, à décorporer, à métamorphoser. C'est le sens initial et médical de
krisis qui se voit restauré : diagnostiquer pour opérer, pour décorporer l'élément
maladif ou métamorphoser la métabolisation même. Diakrisis : non pas critique à
travers, mais sélection, sélection transversale aux corps. Il s'agit bien, si l'on veut,
d'un criticisme radical : une Critique du corps pur – pur comme processus proprement
impur. Barbara Stiegler voyait chez Nietzsche un approfondissement et même une
réalisation véritable de la critique kantienne devant devenir critique de la chair. Mais
comme on le verra, le Leib nietzschéen n'est précisément pas la chair (ce qu'implique
l'expression Einverleibung : on ne peut comme le fait B. Stiegler choisir de traduire ce
terme par incorporation tout en traduisant Leib par chair
186). Comme chez Derrida et
185 Cf. Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair, op.cit., p. 33 sqq.
186 Ibid., p. 31. Il nous semble que cette décision inaugurale, terminologiquement mais surtout
conceptuellement contradictoire, de traduire Leib par chair et Einverleibung par incorporation grève les profondes analyses de B. Stiegler, en tout cas leur confère un sens, une tonalité, une connotation
son "corps propre sans chair" dont nous avons parlé à propos du spectre, il s'agit
précisément de décaper le corps de cette encarnation réalisée à son propos par la
phénoménologie post-husserlienne, qui met de la chair partout, jusqu'au fond des
images et des mots. Le "fil directeur" nietzschéen, le Leitfaden devenant Leibfaden ou
fil du corps qui est aussi fil du vivant au sens strict, est tout entier conçu contre les
organicismes et les incarnativismes : machine de guerre du corps sans chair, sans
organe, loin du pathos phénoménologique et son pacifisme charnel, ses noces tardives
avec le christianisme de l'Agapê. Le corps se dit : polemos, agôn, volonté de
puissance. Ou chez les stoïciens : tonos et pneuma, tension, tonalité, teneur et tenant
non substantiel, mais aussi souffle igné qui n'est justement pas l'esprit homologique en
quoi le métamorphosa le christianisme (de pneuma à spiritus). La génésiologie
cherche alors à comprendre l'incorporation des transcendantaux eux-mêmes à travers
l'incorporation des schèmes comme organa (on parlera d'endorgana et d'exorgana) et
du schématisme comme milieu charnel d'organicisation des schèmes. Si comme le dit
bien Barbara Stiegler c'est Nietzsche qui accomplit la tâche du criticisme kantien, c'est
parce qu'il rend raison, sur fond d'aconstitution générique, de la constitution de la
raison elle-même et de son transcendantal. Il rend compte de l'incorporation même du
transcendantal en en faisant la généalogie depuis une esthétique pré-transcendantale,
celle des volontés de puissance se schématisant et formant des constitutions ou des
complexions physiologiques. Nietzsche trans-scrit l'incorporation, la formation, la
formalisation du corps et de la raison plutôt qu'il n'en décrit et constate la constitution
statique et statutairement prédéterminée (constatution). La génésiologie implique de
déterminer comment naissent des configurations, des figures, des moutures dans la
pensée : comment naît le corrélationnisme selon diverses acceptions et conceptions
dérivées, mais comment naît le relationnisme lui-même ? Comment naît le primat de
l'être conçu comme unique mode de facticité ? Comment même naît l'idée d'une
facticité unique ? Mais chacune de ces configurations de la pensée est en même temps
une configuration du corps, qui nécessitera donc une logique des schèmes et du
schématisme, une schémiologie non-transcendantale qui selon nous accomplit au sens
strict l'entreprise critique : rendre raison des limites de la raison, mais en montrant
comme ces limites se constituent, se déplacent, sont des dé-limitations stabilisées
qu'on a coupées de leur genèse. C'est ce qu'on tentera par exemple de mettre en
lumière avec un cas remarquable : l'expérience du divin, la disposition à la
transcendance, en montrant qu'il n'y a pas de transcendance dans la pensée par la vertu
seule de cette pensée, mais parce que la mouturation de la pensée implique une
constitution schémico-schématique associée, un transcendantal incorporé. C'est ce
qu'impliquait Nietzsche : cesser de croire que la pensée ne rencontre la pensée, que la
pensée du philosophe n'est pas déjà émanation de ses complexions corporelles, de
sorte que ce sont déjà les volontés de puissance formées, stratifiées et hiérarchisées
étrangère à la philosophie de Nietzsche qui ne cesse de mener la lutte contre l'incarnation à travers l'incorporation. C'est le crible de la phénoménologie, qui vient ici limiter l'esthétique corporelle
qui ventriloquent la pensée même la plus idéaliste, la plus transcendante et
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Irréalisme et incorporation
(Page 169-171)