expériment, un vécu, la vie ou l'expérience comme débordante ne peut en tant que
telle constituer un vécu ou un expériment pour cette raison qu'elle est intrinsèquement
fragmentaire, ne peut être objectivée. C'est aussi bien le débordement de la terre sur
les sols, Grund, à laquelle on l'a soumise, à laquelle on a soumis sa présentation même
: la terre n'est pas un vécu ou un expériment, elle a pour seule continuité la
fragmentarité partitive (de la terre au partitif, plutôt que la terre au défini pensée
comme un monde ou au crible du monde, sans même parler d'une ou des terres
seulement pensées comme des biotopes ou des planètes). On verra que c'est le
problème des philosophies qui cherchent à dépasser la finitude mais sans voir ce
débordement en droit et avéré dans son droit, en cherchant plutôt un fait extérieur qui
nous rapporte à l'objectivité absolue d'un Ailleurs comme le fait Meillassoux : ils ne
voient pas le débordement mais cherchent le dépassement ek-statique (les
mathématiques, éternelle voie royale vers l'Ailleurs métaphysique et l'arrière-monde
de l'en-soi) – mais plus encore, ils pensent le dehors dans la forme positiviste et
objectivante de l'intentionnalité consciente, soit sur un mode encore corrélationniste.
C'est le miracle, esbroufant, de ce grand dehors : on peut le faire consister hors de la
corrélation, mais il se présente encore à nous dans une clarté toute objectiviste,
comme la nécessité de la contingence comme méta-thesis claire et distincte de la
pensée. Alors que pour la philosophie tragique du débordement, qui collecte
soigneusement les indices du dehors comme le fait par exemple Derrida avec les
"points de débordement", on ne saisit pas un Dehors déjà constitué, ferme, assuré,
Stase absolue revendiquée par absolue (même si l'on distingue absolutiste comme
absolutisation de la corrélation, de ses termes et de sa forme, d'absolutoire comme
Séparé qui n'est plus référé à la corrélation). C'est toujours la même chose : les
philosophies dramatiques se font une Archi-sémiotique de la Stase qu'est le Réel
comme ultime référent du pensable et de "l'êtrable" ou du "peut-être" – ainsi
Meillassoux fait bien de son archi-fossile un signe du Dehors corrélationniste, plutôt
qu'un indice du dehors transversal à la phénoménalité. Alors, il produit une ek-stase
métaphysique tout à fait classique, infiniment rejouée : le transcendement du fini dans
les mathématiques, l'Ascension glorieuse vers l'Hyperchaos si chaotique qu'il se fait
cosmos. Manque d'humilité de cette philosophie qui dramatise, mais qui ne dramatise
qu'à se séparer du monde, qu'à rompre l'immanence, s'ek-stasier encore et toujours
dans l'équation ou l'axiomatique sans plus voir que même le non-humain réalise la
réversion non-corrélationniste de la pensée et de l'être, devenant réversion
processuelle de l'être et de la vie. Car que saisissent les philosophies dramatiques qui
fonctionnent par indices ? Pas la Chose, pas la contingence, l'en-soi glacial du sans-
conscience et de la qualité première, mais du quelque chose. Tous ces philosophes le
disent : le quelque-chose saisi par Whitehead dans l'éther des généralités, les this et
that et something de James, le es du Nietzsche, le ça minuscule de Deleuze et Guattari
dans l'incipit de L'Anti-Œdipe, le ti stoïcien... Humilité de ces philosophies qui savent
que le débordement du Dehors ne se saisit pas sur un mode objectiviste,
organiquement, comme le poing saisit la pierre du Réel, comme la pensée humaine,
rien qu'humaine, préhenderait d'un seul geste l'intégralité de la terre. Le problème, ce
n'est pas que le fini doit se donner les moyens de saisir l'au-delà de sa finitude,
constitué et objectif : le problème n'est pas du côté du fini trop fini pour penser son
au-delà même sans plus le faire depuis sa finitude ; le problème a trait a la teneur non-
substantiel ou au tonos de cet au-delà, qui n'est en fait que par-delà et en-deçà à la
fois, par-deçà et en-delà : ce dehors est fragmentaire, inconstitué, processus qu'on ne
saisit que par bribes, morceaux, bouts, franges, aspects, et qui plus est sur des modes
particuliers. Si la totalisation, le Recueillement, le Rassemblement est impossible, si
l'on ne peut prendre le Grand Dehors dans sa main et le saisir comme un Ailleurs qu'il
suffisait d'atteindre, toujours de la même manière, par l'ek-stase des mathématiques,
c'est parce que le grand dehors est l'immanant de l'immanent, fragmentarité du
processus, crase modale qui procède, plutôt que Stase constituée qui se répète
différemment, sans différencier sa répétition. Il n'y a pas de totalisation unifiée,
recueillie rassemblée, fût-ce dans la contingence même ou le chaos supérieur de
Meillassoux, pour cette raison que le dehors consiste et résiste d'autant plus qu'il n'est
pas constitué, est d'autant plus continu qu'il est fragmentaire. Tout repose sur une
métaphysique de la présentation, à laquelle Badiou a prêté ses derniers feux : saisir le
présenté sans qu'il n'y ait de reste à la présentation. Certes, l'être inconsistant et ses
multiplicité n'est pas présenté "dans sa totalité". Mais il est complètement présenté.
C'est pareil pour le Dehors de Meillassoux, qui de ce point de vue n'est qu'une
hypostase de l'opération de Badiou, l'en-soi remplaçant l'être, les mathématiques se
substituant à la marge à l'axiomatique, et la contingence se substituant à la multiplicité
inconsistante. Toujours, la présentation présente statiquement la Stase, sans qu'il n'y
ait de reste ou d'incomplétude de la présentation. C'est une présentation pensée par
dérivation organique et catégoriel : on pense la présentation de l'en-soi, du dehors,
comme on pense la préhension dans la catégorie ou la préhension organologique.
Encore une fois, on arraisonne le dehors, on le saisit, mais on pense la saisie du
concept (Erfassung au sens strict : saisie et conception) comme préhension complète.
Alors que les philosophies tragiques ou esthétiques savent qu'on ne saisit que
fragmentairement la fragmentarité – excitation toujours renouvelée de penser pour
retrouver non pas le même préhendé, l'être, l'en-soi, mais un nouveau fragment,
autrement modalisé, de la fragmentarité – d'où le fait aussi que ces philosophies ne
cessent de chercher d'autres modes de saisie des quelque chose et des débordements
de la vie sur le vivant, dans l'art, dans l'éthologie, dans les sciences mais aussi
l'inframince des pratiques, là où les philosophies du drame ne cessent de saisir le
même : l'être, la contingence, dont il n'y a plus rien à éprouver une fois qu'on les tient
dans ses mains comme la peluche glorieuse du carrousel philosophique. La
philosophie esthétique ne saisit que du sable, mais gris sur gris, dépareillé, faisant
valoir tout le spectre de sa fragmentarité. On saisit avec la peau du diaphane, des
éclats, des fragments – et pas la lumière même, le soleil dans sa tête. On incor-pore et
décor-pore avec la peau de l'expérience au partitif, plutôt qu'on ne saisit, détient, la
facticité de l'expérience, pourquoi pas son indécidabilité, pourtant décidément
possédée. C'est encore l'ousia comme propriété préhendable qui informe et
conditionne cette détermination de la saisie philosophique de l'en-soi, de l'Ailleurs :
les propriétés objectives de l'objectivité, les richesses sous-la-main du Dehors,
finalement pensé sur le rapport de l'homme et du monde, le premier possédant l'autre à
travers ses organes en général, techniques aussi bien. Mais comme on le verra avec le
développement d'une eikologie ou d'une logique de l'avoir, il faut penser le cercle de
l'avoir, le processus de ce qu'on nommera l'ayance, l'appropriation comme Eternel
Retour où l'on ne saisit que fragmentairement la fragmentarité. S'approprier quelque
chose de la terre, mais aussi la terre comme du quelque chose, cela veut dire que la
terre n'est jamais la possédée statique, l'eue – hexis ou habitus au sens strict, mais
l'appropriée qui implique toujours le recommencement génétique du cercle
hétérologique, métabolique, de l'appropriation. Si l'on insiste sur ces points, c'est que
la philosophie dramatique saisit sur le mode sémiologique son dehors, alors constitué
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Irréalisme et incorporation
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