par rapport au problème du spectre pointé par Derrida, qui montre précisément ici que
ce qui était a priori chez Husserl et Heidegger (la chair sans corps de l'ego
transcendantal ou du Dasein) est en fait le produit d'une retombée : Husserl et
Heidegger opèrent une régression du corps propre à la chair, de l'ego empirique à l'ego
transcendantal, du Dasein inauthentique au Dasein authentique questionnant son
authenticité existentiale, et procèdent ainsi, sur un mode typiquement platonicien (et
métaphysique dans le cas de Heidegger) par anagogie logique vers un milieu
suprasensible. Cette régression vers un domaine d'a priori suprasensible (la question
de l'être, le transcendantal, l'eidétique) a au moins un présupposé : l'assimilation de l'a
priori et du génétique
d'une part, et d'autre part l'idée que le premier terme
philosophique se découvre au terme d'une logique de présentation prise à rebours
(c'est ce qu'on peut appeler le schème kathartique : découvrir le noyau d'essentialité
derrière les manifestations)
35. Ce présupposé à deux faces se traduit concrètement par
la procédure de la question également analysée par Derrida : la question, couplée au
constat d'un problème, consiste à retrouver l'ordre réel de présentation du réel, et, par
régression kathartique, à présenter l'a priori par là devenu le plus génétique. Cette
phénoménalité paradoxale et surnaturelle implique dès lors une logique
transphénoménale ou diaphainologique (diaphane) qui se situe à un autre niveau
d'analyse : c'est une transversalité esthétique, une logique du corps processuel tel qu'il
s'incarne et désincarne de fait (comment un spectre s'incarne-t-il : c'est entre autres, le
problème de la lecture même en tant que possibilité), mais qui pose surtout la question
suivante : comment comprendre que le corps en tant que corps est en droit acarné,
échappe à l'alternative même de l'incarnation et de la désincarnation ? On ne dira pas
que le corps est toujours disjoint de la chair : tout le problème, qu'on traitera
notamment à travers le problème du schématisme, est de comprendre comment la
chair s'incorpore comme milieu au point d'envahir le corps même, et de se le
subsumer. On voit que le domaine dégagé ici, qui n'est autre que le domaine de
l'esthétique – chez Derrida, la plan et le jeu de la différance comme inadéquation
perpétuelle de soi à soi, dissémination a priori de la forme même du Soi,
empêchement de la présence et échappée a priori hors de l'ambivalence présence-
absence ; ce plan esthétique implique une analyse antéphénoménale mais qui plus
encore ne génère pas de niveau préphénoménal (le transcendantal, l'existential...) en
partant de la phénoménalité constituée. Lorsque Derrida fait vaciller le système de la
présentation
en mettant en cause la dialectique entre apparition et disparition,
présence et absence, en montrant que les deux sont toujours inséparables, il fait aussi
valoir que cette logique esthétique implique une logique de la transparition, ou
littéralement, du diaphane (le diaphane, c'est justement le spectral) : cela engage une
nouvelle compréhension du phénomène, différente de la compréhension
heideggerienne notamment : il ne s'agit plus de l'apophaino épiphanique qui se
"dédouble" non entre l'apparu et l'apparaître mais entre l'apparu étant et l'être de
l'apparaître se voile comme être épiphanique
36, mais du diaphainesthai comme
35 C'est ce problème de la présentation, introduit par Badiou au début de L'être et l'événement, qui
permet effectivement de comprendre depuis un autre point de vue le rapport de l'être et du sens.
36 Cf. Être et temps, Gallimard, 1986, §7 C., p. 63 : "La phénoménologie est la manière d'accéder à et
transparition. Que veut-on dire par là ? Non pas qu'il y aurait quelque-chose "derrière"
les phénomènes comme le dit Heidegger, qui ne distingue pas entre le phénomène et
l'infra-phénoménal, mais entre le phénomène comme étant et sa facticité comme être.
Mais on veut dire par là que tout phénomène manifesté est parcouru, traversé, par un
processus anté-phénoménal qui est transversal au phénomène et ne peut être rabattu
sur lui : il le déborde sans le dépasser. L'esthésiologie de l'incorporation implique une
"diaphainologie", une logique du diaphane, comme ce qui traverse en immanence le
phénomène : le processus. On verra, dans la partie sur Littéralité et vérité, que cela
engage une logique des impressions qui traversent les phénomènes sans s'y résoudre ni
s'y rabattre.
3) La troisième indication a trait à la teneur non substantielle de ce corps sans chair :
comment se soutient-il à la fois dans l'être et le non-être, sans être, sans non-être non
plus ? Comment est-il plutôt tributaire d'un désêtre non pas au sens où, depuis l'être, il
s'en exilerait, mais au sens où il démet les modélisations du rapport entre être et non-
être (opposition "substantielle", composition dans le langage à travers la négation,
néantisation sartrienne...) ? Derrida le dit en toutes lettres : sensibilité insensible. Le
paradoxe de ce corps sans chair, c'est que plus il est immatériel (phénoménalement
insensible), plus il est esthétiquement sensible. C'est le paradoxe du spectre : le corps
est spectral, il est diaphane, diaphainologique plutôt que phénoménal. De sorte que
doivent être opérées deux décorrélations : décorrélation du corporel et du matériel, et
décorrélation du matériel et du sensible. Le corps ne se détermine plus, pris au ras de
phénoménologie. Ce qu'a en vu en tant que ce qui se montre le concept phénoménologique de phénomène, c'est l'être de l'étant, son sens, ses modifications et ses dérivés.. Et ici il ne s'agit pas de n'importe quel se-montrer, encore moins de quelque chose comme ap-paraître [Erscheinen]. L'être de l'étant ne peut absolument pas être quelque chose « derrière » quoi se tient encore autre chose « qui n'ap-paraît [erscheint] pas ». « Derrière » les phénomènes de la phénoménologie il n'y a essentiellement rien d'autre mais ce qui deviendra phénomène peut parfaitement être en retrait. Et c'est justement parce que les phénomènes ne sont d'abord et le plus souvent pas donnés que la phénoménologie répond à un besoin. Le concept d'être-occulté est la contrepartie de celui de « phénomène »." L'être-occulté traduit la Verdecktheit, que Martineau traduit par l'être-recouvert. Voir également p. 65 : "Être et structure d'être se trouvent par-delà chaque étant et chaque possible détermination étante d'un étant. L'être est le
transcendens pur et simple. La transcendance de l'être du Dasein a ceci d'insigne qu'il y a en elle la possibilité et la nécessité de l'individuation la plus radicale. Toute détection de l'être en tant que
transcendens est connaissance transcendantale. La vérité phénoménologique (ouvertude [Erschlossenheit] de l'être) est veritas transcendentalis."