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son Introduction à la philosophie 206 , tout comme Whitehead ouvre Procès et réalité 207 en faisant de l'imagination une faculté philosophique (qui comme chez Kant constitue

Dans le document Irréalisme et incorporation (Page 191-193)

la dynamis du schème quoiqu'en un sens très différent) dont il fait valoir aussi bien la

finitude dans la saisie du principe que la puissance euristique dans la genèse même du

philosophique. Whitehead part du problème de l'inadéquation ou plus exactement la

répulsion (au sens chimique) fondamentale entre le concept et le langage : c'est à un

"saut d'imagination" qu'il en appelle alors pour opérer précisément le passage de

pensée entre le langage fatalement métaphorique et l'essentialité du concept. Cela

implique que l'imagination n'est non seulement pas langagière dans sa structuration

(c'était semble-t-il le schème linguistique qui a pourtant longtemps servi de

structuration implicite de la puissance imaginative) mais plus encore ne peut plus être

pensée sur le mode du langage comme puissance dénotative saturante ou

"remplissante" : l'imagination esthésie le concept même par-delà sa rétention

linguistique qui est aussi limitation de fait de l'intuition qu'on en prend. On voit dès le

départ que c'est sans doute ce saut de l'imagination qui opère sur un mode non-

dialectique mais esthétique le passage platonicien de la saisie située des Formes à la

contemplation muette de l'en-soi de la Forme. C'est donc l'imagination qui prend sur

elle la généralisation chez Whitehead

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: le général, produit par la généralisation, ce

n'est pas tant ce qui englobe le particulier que ce qui se déplace ou se translate d'un

champ d'applicabilité (dont il est issu) à un autre dont il n'a rien tiré. Mais le général

n'est pas l'analogique pour autant, il ne ramasse le particulier que pour autant qu'il se

déplace dans des régions de l'expérience qui n'ont pas fondé sa formulation. Le

général, c'est le déplacé, et le déplacement est condition de la subsomption du

particulier. C'est précisément l'imagination qui permet le saut allant des différences

empiriques données (la méthode des différences, où, dit Whitehead, un éléphant n'est

pas perçu comme tel mais seulement par différence avec les autres perçus), aux

différences génériques que l'on peut translater dans un autre domaine. C'est

l'imagination, son jeu "libre, contrôlé par les exigences de cohérence et de logique"

qui permet la généralisation. Cela ne veut pas dire que l'imagination complèterait la

série des particularités données ou actuelles, en y ajoutant des particularités

semblables ou de même ordre, seulement virtuelles (tous les éléphants imaginés à

partir d'un cas d'éléphant vu) : elle n'est pas une faculté transitive de contenu d'ordre

représental, mais une puissance transversale d'extraction de "quelque chose" d'ordre

esthésique. L'imagination qui permet le saut de l'empirique au général et donc au

schématique, ne peut elle-même être seulement empirique, elle appartient autant à

l'empirique qu'au générique qu'elle nous permet d'atteindre. Ainsi, l'imagination est

d'une part ce qui nous permet de nous rapporter sensiblement au principe, elle permet

d'en avoir l'intuition ; mais, finie, elle n'autorise qu'une saisie asymptotique du

"schème de principes" idéal (il y a une idéalité régulatrice du schème chez

Whitehead). Mais d'autre part, c'est l'imagination libre régie par les critères de

cohérence et de logique qui permet la découverte ou la rencontre euristique : seule

l'imagination permet d'introduire un jeu dans la partie de la philosophie

correspondante à ces critères, savoir, la philosophie rationnelle. Elle est donc la

puissance euristique par excellence, qui permet seule la découverte parce qu'elle

206 Les empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2006, p. 15. 207 Gallimard, 1995, p. 48 sq.

introduit un jouer dans les sériations rationnelles constituées, ce "jouer" étant lui-

même indice d'une processualité esthétique dont ces séries sont les dérivées : c'est

l'imagination, rien que l'imagination, qui est la puissance réversive par excellence, qui

transcrit dans la pensée l'esthésie dans l'être, qui transcrit dans le corps le processus de

la vie même ; c'est elle qui noétise, mais d'abord pour cette raison qu'elle fait-sentir, au

factitif, un "quelque chose" encore indéterminé consistant sur le mode noétique.

L'imagination participe de l'apeiron par quoi quelque chose d'impensé se présente à la

pensée, cet impensé étant d'abord un insenti. La pensée, la faculté de pensée, s'origine

d'abord dans le sentir, dont l'imagination est la puissance factitive ou la factivité (elle

fait-sentir sans sentir, elle fait-préhender sans préhender elle-même). Ainsi, pour

Whitehead

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Bacon n'a pas reconnu le rôle euristique de l'imagination, et n'a pour

cette raison pas su introduire de jeu dans son épistémologie, qui en est restée à la

linéarité expérimentation-induction-découverte. En un sens, pour Whitehead, le Bacon

du Novum Organum a bien mis en lumière le problème du schématisme scientifique,

mais n'a pas su comme Kant y introduire le principe vivant qui le rend plastique et qui

permet par là la découverte : l'imagination. Dans tous les cas, chez Kant comme chez

Whitehead, l'imagination n'est pas tant faculté que jeu des facultés ce qui fait d'elle la

puissance euristique par excellence. Toute la question est cependant de distinguer

l'imagination en tant qu'elle joue dans les limites de ce qu'on appellera ici un

dimensional (le transcendantal kantien, comme paradoxale limitation des facultés

illimitatrices de l'imagination), ou bien de faire de l'imagination non pas tant une

puissance qu'un jeu proprement esthétique capable justement de rendre plastiques les

limites de tout dimensional philosophique. L'imagination alors, c'est paradoxalement

une littéralisation de l'esthétique : jeu, elle dévoile un Jouer primordial, le jeu

entremêlé des flux sensibles (comme chez Héraclite). Elle en-joue, elle pose

l'esthétique comme en-jeu et en-jouement. L'imagination rend la pensée enjouée. De

sorte que l'imagination comme processus euristique n'est précisément pas

l'imagination figurale et fabulatoire que la métaphysique semble toujours avoir plus ou

moins théorisée comme faculté tératologique voire tératopraxique (c'est l'imagination

qui produit, par combinatoire d'aspects ou combinaison aspectuelle, des monstres

physiques ou moraux, qui opère des greffes inconnues à partir du connu). Le paradoxe

de cette imagination euristique ici esquissée, c'est bien qu'elle est afigurale et ne

constitue précisément ni une faculté ni un mode de représentation (pas même un

mode de présentation) mais la modalisation possible de la sentation : l'imagination

comme puissance euristique modalise ou introduit un jeu qui permet le sentir noétique

(un peu à la manière de Heidegger dans sa relecture de Kant, il semble que

l'imagination est précisément ce qui conditionne voire permet la corrélation

phénoménologique) : elle esthésie ou rend sensible les images constituantes

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. Si l'on

comprend l'imagination à la manière de Kant, ne faut-il pas en effet considérer

comment l'imagination travaille à introduire un jeu qui dérègle les rapports de

l'entendement et de l'intuition au niveau même de la raison pure transcendantale, et

pas seulement au niveau de la raison comme faculté de juger ? B. Stiegler, analysant

209 Ibid., p. 49.

210 C'est sur le Bergson de Matière et mémoire que l'on pourrait s'appuyer pour développer un concept

d'imagination comme puissance capable non de représenter ou de faire apparaître, mais de faire sentir les images pures qui servent de point de départ à Bergson dans son premier chapitre (on admettra ici, comme Deleuze, que ces images ne sont pas des métaphores).

le rapport de Kant à la technique et le strict départage théorico-pratique qui constitue

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