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Nous retrouvons notre premier problème : pourquoi Nietzsche passe-t-il de l'individuation à l'incorporation ? Parce que seul le corps nous donne accès à la

Dans le document Irréalisme et incorporation (Page 80-82)

dividuation, parce que la dividuation est toujours-déjà corporale par-delà

l'individuation corporelle. C'est le corps qui va éprouver que toute individuation est

dividuation, mais pour cette raison que toute dividuation est aspectualisation abstraite

de la décorporation, toute individuation aspectualisation abstraite de l'incorporation.

Seul le corps comme complexe organisé de volontés de puissance peut faire

l'expérience de la dividuation – et le corps est aussi bien âme et esprit, de sorte que ce

sentir de la dividuation comme décorporation sera en même temps pensée de celle-ci

(esprit) et vouloir de celle-ci (âme)

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. Et n'est-ce pas la même chose chez Deleuze,

puisqu'il faut faire l'expérience de la disjonction des facultés pour remonter jusqu'au

plus du dividuel, puisque cette dividuation de l'organisé (les facultés organisées et

coordonnées) nous met précisément en contact avec le dividuel, non plus faculté

formée, mais puissance de sentir, d'imaginer, de penser, qui s'éprouvent en débordant

l'ego et ses facultés ? Il n'y a pas plus nietzschéen que cette disjonction deleuzienne

des facultés : seul le corps est le fil directeur, le Leibfaden jusqu'au sustema ou jusqu'à

la texture du dividuel. Et ce sera exactement le sens qu'aura la métamorphose : si

l'esprit s'incorpore comme chameau, c'est qu'il est l'in-corporation même, le leiben qui

va se faire Leib et va se faire un Leib – ce qui, ressaisi abstraitement, signifie que

l'esprit est le dividuel, qui va s'individuer. C'est pareil pour les autres métamorphoses :

le chameau n'incorpore pas le lion et ne s'incorpore pas en lui sans se décorporer

comme chameau de sorte, qu'il n'y a pas d'actualisation linéaire, unilatérale,

progressive, mais différenciée, disparate, qui implique un mélange modal complexe,

décorporation du récorporé et de l'incorporé, incorporation du décorporat et in-

corporation du leiben en Leib sur un nouveau mode. L'enfant fera cercle avec l'esprit

pour cette raison : ce n'est plus le leiben se faisant Leib, c'est le Leib redevenant pur

leiben, innocence impersonnelle du devenir. L'esprit, c'est le leben ou le vivre comme

activité dividuelle des volontés de puissance, qui se modalise comme leiben

particulier (corporer en vivant) et qui par suite va s'in-corporer en Leib. L'enfant fait

cercle avec ce cercle. L'enfant, c'est le Leib qui incorpore tout le leiben, et affirme

ainsi l'Eternel Retour : vouloir inconditionnellement les modalisations de la vie, même

le négatif et le réactif, en les rapportant à la modalité du leiben qui est aussi bien le jeu

des volontés de puissance, de sorte que même la négation et la réaction cachent encore

une puissance qui s'affirme sur un mode démodalisant, de sorte aussi que l'affirmation

de l'Eternel Retour va décorporer ces modes d'une part, et décorporer le corps de celui

qui affirme, l'enfant, dans le leiben impersonnel

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. Mais dans le même temps, l'enfant

83 Nous reprenons les trois traits de la volonté de puissance relevés par P. Montebello dans Nietzsche. La volonté de puissance, PUF, 2001, p. 75 sqq.

84 Dans Nietzsche et la critique de la chair (op.cit.), Barbara Stiegler insiste sur la folie de Nietzsche

comme conséquence de l'Incorporation de l'Histoire, du réactif, du négatif, induite par l'affirmation du Retour. Pour transvaluer modalement réactif et négatif, il faut incorporer tous les modes de Leib pour les rapporter à la modalité du leiben – de sorte que le corps (corporal) de Nietzsche ne supporte pas pareille intensité, cède sous ce poids superlatif. C'est pour B. Stiegler une sorte de lutte des chairs, chair paulinienne, chair dionysiaque – non christianisme et anté-christisme, mais christianisme et une sorte de

va dé-corporer son Leib dans ce leiben, mêler son corps "propre" ou constitué au plan

de corporéité aconstitué. Il s'y dissout, se contracte dans le jeu innocent de la terre

comme modalité, ou comme modalisation du leiben. C'est par là qu'il retrouve le leben

dont partait l'esprit, activité dividuelle du vivre. De sorte que toute individuation est le

maque aspectuel d'une incorporation, comme toute dividuation est le masque

aspectuel d'une décorporation, de sorte aussi que le plan du dividuel est remétabolisé

pour devenir plan du "vivre" impersonnel et fragmentaire. Seul le corps nous donne

accès au dividuel à travers les décorporations, de sorte que le dividuel devient la

fragmentarité métabolique des volontés de puissance. Il faut alors à Nietzsche

remétaboliser le pré-individuel et non pas en faire un fonds primordial statique :

individuation apollinienne et dividuation jusqu'au dionysiaque seront non plus deux

polarités mêlées de fait mais distinctes en droit, il y aura un processus de réversion a

priori des deux où ils ne se distinguent plus. Ce que Deleuze trouvera dans le spatium

intensif, Nietzsche le trouvera alors dans le plan relationniste de forces dont

s'engendrent les volontés de puissance. Il a rendu la dividuation intrinsèque à

l'individuation, à travers sa théorie des rapports de force d'une part, et à travers sa

théorie de la hiérarchisation des volontés de puissance d'autre part : une nouvelle

hiérarchisation, un nouveau commandement, un nouvel ordre du corps implique la

sur-christianisme de Nietzsche. Mais il faut plutôt comprendre les choses dans l'autre sens, ou mieux encore par composition. Affirmant l'Eternel Retour, Nietzsche décorpore son Leib dans le leiben : la folie de Nietzsche n'est pas écroulement sous le poids du négatif et du réactif à incorporer, ce qui constitue une lecture unilatérale et déjà négative de celle-ci. Nietzsche, dans le même temps, décorpore son corps constitué dans le leiben impersonnel des volontés de puissance, comme l'enfant dans le désert se mêle et contracte dans le jeu de la terre, au devenir dans son innocence. Ce n'est pas que l'affirmé est trop lourd pour l'affirmateur, c'est aussi et surtout que l'affirmation est trop légère, trop déliée, trop déliante pour lui. On n'incorpore pas le réactif pour le transvaluer et révéler l'affirmation trompeuse qu'il est, sans décorporer ce réactif, tout renvoyer à l'affirmation comme jeu de modalisation. C'est la sélection, et non pas la katharsis de l'Eternel Retour comme le croit Meillassoux dans un grave contresens. Il faut donc tenir les deux aspects : incorporation du Pire dans l'Eternel Retour (culmination du tragique), mais décorporation du Leib dans la modalité du leiben, dans le dividuel des volontés de puissance. Et la folie de Nietzsche, comme on le sait avec le livre de Podach, est symptomatique d'une décorporation corporale progressive qui se traduit corporellement selon la logique de composition du

Leib et du Körper qu'on a vue plus haut : décorporation de la parole, de la faculté de lire, puis de la faculté à jouer du piano, enfin du mouvement.

dividuation de la complexion hiérarchique précédente, et non pas une actualisation

Dans le document Irréalisme et incorporation (Page 80-82)

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