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On voit la profondeur d'une telle réfutation du scepticisme qu'on retrouverait certainement chez Fichte quant au problème de la liberté dans ses Discours à la nation

Dans le document Irréalisme et incorporation (Page 141-143)

allemande : de la liberté, on ne peut dire abstraitement ou thétiquement si elle est ou si

elle n'est pas. Elle est et elle n'est pas, en ce sens que seul le vivant qui s'éprouve libre

produit sa liberté non pas en la posant mais en l'éprouvant, et à l'inverse, qui se sent

agent sans se sentir activité, se sentira cause, et par là déterminé. Le scepticisme

comme état esthétique ne se réfute pas dialectiquement ou analytiquement, il se détruit

esthétiquement, il se décorpore plus encore qu'il ne se déconstruit : la déconstruction

doit culminer en décorporation, la déconstruction des textes mêmes doit être comprise

comme aspect de la métabolisation dont la décorporation fait partie. On retrouve donc

le scepticisme de Cioran, comme état esthétique qui ne cesse de se soustraire à toute

positivité de l'activité même en-deçà et au-delà de tout acte donné. Cioran critiquait le

caractère conventionnel du scepticisme érigé en doctrine, et il avait raison, mais il faut

pointer le conventionnalisme de son scepticisme qui précisément se soustrait, de

manière partiellement dénégatrice, à toute monstration de l'activité indubitable qui le

sous-tend, et sur laquelle on peut bâtir un système positif de connaissance mais plus

encore un système esthétique, une esthésiologie des métabolisations et de l'activité.

Mais peut-être toute la pensée de Cioran implique-t-elle ce conventionnalisme de la

soustraction au système, en tant qu'il place toujours "l'exception" esthétique aux

positivités du côté de l'intériorité désespérée. C'est ce qu'on peut appeler la

soustraction esthétique que l'on retrouve partout dans l'œuvre de Cioran

154

et qui

provient sans doute de Kierkegaard faisant valoir par là une résistance esthétique à la

dialectique hégélienne. Seulement, elle est chez Cioran unilatérale à l'inverse de

Kierkegaard

155

: elle se veut désespoir puéril, et va ainsi vers le dramatisme du pire, et

pas vers une pensée tragique du pire capable aussi d'en penser le ridicule. Ainsi :

"Tout penseur, au début de sa carrière, opte malgré lui pour la dialectique ou pour les

saules pleureurs."

156

C'est une soustraction esthétique infinie, qui est aussi bien une

soustraction à l'impératif de fondement

157

. Le véritable scepticisme existential de

Cioran est dans cette soustraction esthétique à tout impératif de fondation – mais aussi

à toute nécessité d'instauration : Cioran, ne constituant même pas son scepticisme en

stase consistante, ne faisant même pas consister son scepticisme autrement que

comme dérobade perpétuelle – par l'aphorisme, par le fragment, par l'infinitisation

d'un mouvement de déception généralisé – ne fait pas de cette soustraction esthétique

au régime analytique et au régime dialectique une itération d'autre chose que d'elle-

même : c'est l'épochè du stoïcien qui doute de l'impression qu'il a, mais c'est une

épochè intransitive, un redoublement de la suspension par elle-même – une forme de

bouddhisme occidental, qui chercherait à se déployer dans le Vide (c'est Cioran qui

parle ainsi) mais sans faire consister ce vide, en l'évidant de lui-même et de toute

positivité affirmative. C'est une structure de déceptibilité générale, où toute thesis

potentielle est retournée contre elle-même, de sorte que l'écriture à son tour vise à être

154 Ainsi p. 19 sq. ibid. : "Un minimum de sagesse nous obligerait à soutenir toutes les thèses en même

temps, dans un éclectisme du sourire et de la destruction."

155 Cf. ibid. p. 100, sur la transformation de l'Absolu en problème, à laquelle Cioran oppose l'exception

esthétique.

156 Ibid., p. 29. 157 Ibid., p. 127.

"plus inutilisable qu'un saint..."

158

Que fait Cioran ? Chaque fois qu'il rencontre un

possible sol, une raison potentielle, un Grund à l'horizon de la pensée, il fait que le sol

se dérobe sous ses pieds et sous sa pensée. Et il a bien raison, car il permet par là de

faire monter la terre, de faire lever la terre dont le Grund est le refoulement. Cioran

pourrait montrer par là comment la terre déborde ses sols, ses raisons, ses Grund –

tous les "solements" qu'on lui inflige. C'est comme dans le débordement de l'expérient

par l'expérience, du vivant par la vie, de l'engendré par la genèse : on ne vit pas alors

l'expérience, la vie, la genèse, mais on peut faire du débordement même un

expériment, un vécu, un engendré. La vie est invivable en tant qu'elle ne peut en tant

que vie constituer un vécu, mais ce débordement de la vie sur le vivant peut se

constituer en tant que débordement en vécu : on ne vit pas la Vie pour elle-même,

mais son invivabilité, on ne fait pas de la Vie un vécu, mais on fait de son invivabilité

un vécu positif, un avèrement certain de son débordement et de sa consistance par-

delà et en-deçà la finitude du vivant. C'est l'avèrement de l'illimité, sur lequel on

reviendra. C'est la même chose pour l'expérience, comme le dira Blanchot :

l'expérience en tant qu'expérience ne peut constituer un expérient, elle est donc

inexpérimentable en tant que telle ; mais on expérimente justement cette

inexpérimentabilité de l'expérience comme "totalité" finie et vécue, on fait de cette

inexpérimentabilité un expérient. Le débordement est vécu. C'est la même chose pour

le rapport du sol et de la terre : Cioran parvient à se soustraire à tous les sols, à tous

les Grund – mais là où la terre de l'activité même qui sous-tend cette soustraction

devrait monter sous lui et le déborder, Cioran la refoule encore, se soustrait à ce

débordement même. Panique du sceptique, qui a beau jeu de désespérer de son moi et

de l'éprouver inconsistant en permanence, mais qu'il referme sitôt que monte la terre,

sitôt que le moi se fait déborder et emporter dans les flux de la terre. C'est là que le

scepticisme de Cioran s'avère infantile et infantilisant plus encore qu'auto-

contradictoire esthétiquement : il se soustrait à sa soustraction même, puisque celle-ci

avère justement un débordement de l'indéterminé sur le déterminé, qui ne permet pas

de stabiliser un Grund, un sol et une raison. Dans la soustraction esthétique du

sceptique, s'avère la terre comme la grande Débordante. Le sceptique peut redevenir

confiant : il ne marchera plus sur un Grund imposé, mais va faire de son moi une

motte, de son corps un fragment de l'entrelacement qu'est le sustema. Mais Cioran

s'échappe encore, dans un vide qu'il édifie lui-même : soustraction à la soustraction,

dérobement à la terre qui s'avère comme son débordement. Cioran finit par refermer

le moi sur son vide alors qu'il a bel et bien trouvé non pas un Ailleurs ou un autre

monde, mais le Nulle-Part n'importe où de la terre qui lui lève sous les pieds. Il n'est

même pas nulle-part, ce sceptique finalement trop lâche pour se livrer à l'esthétique

qui le déborde : il est ici, rien qu'ici, dans son ego qui n'est que le désignant déictique

de tous les ici. Ce n'est plus le moi qui est sui-référentiel pour dire "ici", c'est le moi,

qui est devenu l'interminable Ici du sceptique cioranien. Il n'aura plus qu'une chose à

faire : fixer du vide dans l'aphorisme, se dérober à l'esthétique comme mouvement de

la vie plutôt qu'à la philosophie esthétique, se retrancher du sustema et enfiler les

aphorismes salonnards du désespéré moderne sur le fil de son solipsisme et de son

désespoir comiquement rejoué en drame intransitif. C'est l'insensé stoïcien : stasis

contre le monde, état pérenne de soustraction qui s'alimente à elle-même. Cioran

s'enferme dans l'opposition de la vie et de son invivabilité, de l'expérience et de son

inexpérimentabilité, de la croyance et de la mécréance, sans voir, ou plutôt en ne

Dans le document Irréalisme et incorporation (Page 141-143)

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