allemande : de la liberté, on ne peut dire abstraitement ou thétiquement si elle est ou si
elle n'est pas. Elle est et elle n'est pas, en ce sens que seul le vivant qui s'éprouve libre
produit sa liberté non pas en la posant mais en l'éprouvant, et à l'inverse, qui se sent
agent sans se sentir activité, se sentira cause, et par là déterminé. Le scepticisme
comme état esthétique ne se réfute pas dialectiquement ou analytiquement, il se détruit
esthétiquement, il se décorpore plus encore qu'il ne se déconstruit : la déconstruction
doit culminer en décorporation, la déconstruction des textes mêmes doit être comprise
comme aspect de la métabolisation dont la décorporation fait partie. On retrouve donc
le scepticisme de Cioran, comme état esthétique qui ne cesse de se soustraire à toute
positivité de l'activité même en-deçà et au-delà de tout acte donné. Cioran critiquait le
caractère conventionnel du scepticisme érigé en doctrine, et il avait raison, mais il faut
pointer le conventionnalisme de son scepticisme qui précisément se soustrait, de
manière partiellement dénégatrice, à toute monstration de l'activité indubitable qui le
sous-tend, et sur laquelle on peut bâtir un système positif de connaissance mais plus
encore un système esthétique, une esthésiologie des métabolisations et de l'activité.
Mais peut-être toute la pensée de Cioran implique-t-elle ce conventionnalisme de la
soustraction au système, en tant qu'il place toujours "l'exception" esthétique aux
positivités du côté de l'intériorité désespérée. C'est ce qu'on peut appeler la
soustraction esthétique que l'on retrouve partout dans l'œuvre de Cioran
154et qui
provient sans doute de Kierkegaard faisant valoir par là une résistance esthétique à la
dialectique hégélienne. Seulement, elle est chez Cioran unilatérale à l'inverse de
Kierkegaard
155: elle se veut désespoir puéril, et va ainsi vers le dramatisme du pire, et
pas vers une pensée tragique du pire capable aussi d'en penser le ridicule. Ainsi :
"Tout penseur, au début de sa carrière, opte malgré lui pour la dialectique ou pour les
saules pleureurs."
156C'est une soustraction esthétique infinie, qui est aussi bien une
soustraction à l'impératif de fondement
157. Le véritable scepticisme existential de
Cioran est dans cette soustraction esthétique à tout impératif de fondation – mais aussi
à toute nécessité d'instauration : Cioran, ne constituant même pas son scepticisme en
stase consistante, ne faisant même pas consister son scepticisme autrement que
comme dérobade perpétuelle – par l'aphorisme, par le fragment, par l'infinitisation
d'un mouvement de déception généralisé – ne fait pas de cette soustraction esthétique
au régime analytique et au régime dialectique une itération d'autre chose que d'elle-
même : c'est l'épochè du stoïcien qui doute de l'impression qu'il a, mais c'est une
épochè intransitive, un redoublement de la suspension par elle-même – une forme de
bouddhisme occidental, qui chercherait à se déployer dans le Vide (c'est Cioran qui
parle ainsi) mais sans faire consister ce vide, en l'évidant de lui-même et de toute
positivité affirmative. C'est une structure de déceptibilité générale, où toute thesis
potentielle est retournée contre elle-même, de sorte que l'écriture à son tour vise à être
154 Ainsi p. 19 sq. ibid. : "Un minimum de sagesse nous obligerait à soutenir toutes les thèses en même
temps, dans un éclectisme du sourire et de la destruction."
155 Cf. ibid. p. 100, sur la transformation de l'Absolu en problème, à laquelle Cioran oppose l'exception
esthétique.
156 Ibid., p. 29. 157 Ibid., p. 127.
"plus inutilisable qu'un saint..."
158Que fait Cioran ? Chaque fois qu'il rencontre un
possible sol, une raison potentielle, un Grund à l'horizon de la pensée, il fait que le sol
se dérobe sous ses pieds et sous sa pensée. Et il a bien raison, car il permet par là de
faire monter la terre, de faire lever la terre dont le Grund est le refoulement. Cioran
pourrait montrer par là comment la terre déborde ses sols, ses raisons, ses Grund –
tous les "solements" qu'on lui inflige. C'est comme dans le débordement de l'expérient
par l'expérience, du vivant par la vie, de l'engendré par la genèse : on ne vit pas alors
l'expérience, la vie, la genèse, mais on peut faire du débordement même un
expériment, un vécu, un engendré. La vie est invivable en tant qu'elle ne peut en tant
que vie constituer un vécu, mais ce débordement de la vie sur le vivant peut se
constituer en tant que débordement en vécu : on ne vit pas la Vie pour elle-même,
mais son invivabilité, on ne fait pas de la Vie un vécu, mais on fait de son invivabilité
un vécu positif, un avèrement certain de son débordement et de sa consistance par-
delà et en-deçà la finitude du vivant. C'est l'avèrement de l'illimité, sur lequel on
reviendra. C'est la même chose pour l'expérience, comme le dira Blanchot :
l'expérience en tant qu'expérience ne peut constituer un expérient, elle est donc
inexpérimentable en tant que telle ; mais on expérimente justement cette
inexpérimentabilité de l'expérience comme "totalité" finie et vécue, on fait de cette
inexpérimentabilité un expérient. Le débordement est vécu. C'est la même chose pour
le rapport du sol et de la terre : Cioran parvient à se soustraire à tous les sols, à tous
les Grund – mais là où la terre de l'activité même qui sous-tend cette soustraction
devrait monter sous lui et le déborder, Cioran la refoule encore, se soustrait à ce
débordement même. Panique du sceptique, qui a beau jeu de désespérer de son moi et
de l'éprouver inconsistant en permanence, mais qu'il referme sitôt que monte la terre,
sitôt que le moi se fait déborder et emporter dans les flux de la terre. C'est là que le
scepticisme de Cioran s'avère infantile et infantilisant plus encore qu'auto-
contradictoire esthétiquement : il se soustrait à sa soustraction même, puisque celle-ci
avère justement un débordement de l'indéterminé sur le déterminé, qui ne permet pas
de stabiliser un Grund, un sol et une raison. Dans la soustraction esthétique du
sceptique, s'avère la terre comme la grande Débordante. Le sceptique peut redevenir
confiant : il ne marchera plus sur un Grund imposé, mais va faire de son moi une
motte, de son corps un fragment de l'entrelacement qu'est le sustema. Mais Cioran
s'échappe encore, dans un vide qu'il édifie lui-même : soustraction à la soustraction,
dérobement à la terre qui s'avère comme son débordement. Cioran finit par refermer
le moi sur son vide alors qu'il a bel et bien trouvé non pas un Ailleurs ou un autre
monde, mais le Nulle-Part n'importe où de la terre qui lui lève sous les pieds. Il n'est
même pas nulle-part, ce sceptique finalement trop lâche pour se livrer à l'esthétique
qui le déborde : il est ici, rien qu'ici, dans son ego qui n'est que le désignant déictique
de tous les ici. Ce n'est plus le moi qui est sui-référentiel pour dire "ici", c'est le moi,
qui est devenu l'interminable Ici du sceptique cioranien. Il n'aura plus qu'une chose à
faire : fixer du vide dans l'aphorisme, se dérober à l'esthétique comme mouvement de
la vie plutôt qu'à la philosophie esthétique, se retrancher du sustema et enfiler les
aphorismes salonnards du désespéré moderne sur le fil de son solipsisme et de son
désespoir comiquement rejoué en drame intransitif. C'est l'insensé stoïcien : stasis
contre le monde, état pérenne de soustraction qui s'alimente à elle-même. Cioran
s'enferme dans l'opposition de la vie et de son invivabilité, de l'expérience et de son
inexpérimentabilité, de la croyance et de la mécréance, sans voir, ou plutôt en ne
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Irréalisme et incorporation
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