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CHAPITRE 2 : Le Taiping jing ′l眠 (CTT 1101, juan n° 35 à 119)

2.4. Historique

2.10.4. Les “strates” textuelles

Des chercheurs, au cours des quatre dernières décennies, ont tenté d’étayer leurs hypothèses sur des éléments de datation internes en isolant dans le contenu du TPJ des “couches” ou “strates” littéraires, chacune étant supposée témoigner d’un état du texte à une époque donnée.

Pionnier en la matière, Xiong Deji 佶嗤杉 a, au début des années soixante, découpé le

contenu du TPJ en cinq catégories dont les trois principales (sanlei 犧), qui correspondent à trois

formes (ti 稍), englobent à elles seules 49 des 57 juan préservés dans la version canonique : (a) une

130. Daozang mulu xiangzhu {089}, 4 : 16a-17a. Si l’on se base sur l’index originel du Canon, il doit manquer 24

juan dans le troisième paquet (n° 52, 56-64, 73-85 et 87) ; ensuite, il faut certainement corriger la leçon “juan n° 1 à

14” (premier paquet) en “juan n° 1 à 10” ; enfin, si l’on admet que les deux pertes isolées (les juan n° 38 et 115) ont été omises, le TPJ du Canon de 1626 compte donc en définitive 67 juan, les dix juan du premier paquet renvoyant encore une fois au TPJC.

131. Cf. BOLTZ J. M. {126} : 3.

132. Bishu sheng xubian dao siku que shumu 准七向瘡姚珂W旨湮七そ {092} : 373. Le nombre 119 provient d’une confusion entre le numéro porté par le dernier juan du texte et le nombre total de juan — une erreur fréquente dans les descriptions non détaillées du TPJ.

133. Selon les travaux de P. van der Loon, la réimpression de 1923-1926 contiendrait tous les fascicules du Canon des Ming, mais P. van der Loon n’exclut pas que des pertes soient survenues à l’intérieur des fascicules. Cf. VAN DER LOON {376} : 60 (“whether any small losses have occurred within the volumes does not concern us here”).

“forme par question/réponse” (wenda ti 推拝稍), catégorie majoritaire (43 juan), qui serait de la main même de Xiang Kai 棆戊, (b) une “forme dialoguée” (duihua ti 憐友稍) et (c) une “forme en prose” (sanwen ti 等◇稍), deux catégories secondaires qui auraient été composées par Gan Ji ゝを,

Gong Chong 刺精 et d’autres fangshi. Le texte daterait donc en bloc des Han 134

. Toutes les tentatives ultérieures de découpage, sans exception, se sont inspirées de celle de Xiong Deji et en

ont adopté la terminologie, malgré les réserves méthodologiques tôt formulées par Yoshioka 135

. Deux chercheurs japonais ont, vingt ans plus tard, repris les travaux de Xiong. Les “trois

divisions” (sanbun 』) opérées par Hachiya Kunio 冶郡奥° en reproduisent en fait le

découpage, à l’exception de quelques transferts de chapitres d’une catégorie vers une autre. Toutefois, Hachiya, qui se garde prudemment d’avancer une paternité définie ou une datation précise pour chacune de ses strates, distingue deux “formes par question/réponse” (mondôtai 推拝 稍) : (a) une première, qui correspond à la catégorie n° 1 de Xiong, dans laquelle l’orateur est le

“Maître céleste” (tenshi to shinjin no mondôtai ♀施と充 の推拝稍), et (b) une seconde, qui

comporte aussi des éléments du TPJC, dans laquelle l’orateur est un “homme divin” (shinjin to

shinjin no mondôtai 出 と充 の推拝稍)

136

.

Le découpage de Takahashi Tadahiko 娠恁鰍形 est similaire à celui de Hachiya Kunio, les

trois strates principales étant appelées ici “trois formes littéraires” (sanbuntai ◇稍). L’originalité

du système de Takahashi réside principalement dans la subdivision minutieuse des passages correspondant à la forme dialoguée (taiwatai 憐友稍) héritée de Xiong (troisième catégorie) en deux sous-ensembles : (a) une “forme de conversation”, conversational part (kaiwatai 穂友稍), renvoyant uniquement aux passages dialogués de la catégorie, (b) une “forme de leçon” ou “de sermon”, lecturing part (sekkyôtai 剿糎稍), renvoyant aux passages non dialogués. Selon Takahashi Tadahiko, ces deux sous-ensembles recèlent les éléments les plus anciens de la version transmise du

134. Cf. XIONG Deji {528} : 8-15 et le tableau donné dans DUAN Zhicheng 幻衡プ {416} : 26.

135. Cf. YOSHIOKA {602} : 345 sq. 136. Cf. HACHIYA {569} : 36-38.

TPJ 137

.

Au début des années quatre-vingt-dix, deux sinologues européens assurent la relève. Jens Østergård Petersen distingue “plusieurs strates textuelles” (“several textual strata”) qu’il regroupe en quatre ensembles : (a) un ensemble majoritaire, “TPJ-A”, qui présente les entretiens du “Maître

céleste” avec ses six disciples, les “hommes véritables” (liu zhenren 《充 ), ainsi que les quatre

juan de fuwen 孺◇, et ne serait pas antérieur au Ve siècle ; (b) “TPJ-B”, qui daterait du tout début

du IIe siècle (vers 102 ou 105), contient (i) les passages mettant en scène le “grand esprit” (dashen .出) et le “Seigneur céleste” (tianjun ♀м) et (ii) les chapitres reflétant, je cite, “l’administration économique et religieuse des victimes de la famine dans le delta de la rivière Huai” (“economic and

religious administration of hunger refugees in the Huai River delta”) ; (c) “TPJ-C”, ensemble

hétérogène axé principalement sur des techniques de méditation et rassemblant les passages en prose ainsi que les trois juan d’illustrations (tu 隣) ; (d) enfin, un dernier ensemble totalisant onze

passages tenus pour des interpolations 138

.

Barbara Hendrischke distingue elle aussi “différentes couches textuelles” (“different textual

layers”) qu’elle ramène à trois groupes : (a) la “couche A”, qui met en scène le “Maître céleste” et

ses disciples et traite des questions relatives à la communauté, recèle de nombreuses contradictions internes et est rédigée en une langue peu rigoureuse et d’une structure syntaxique rudimentaire unique ; elle pourrait provenir de plusieurs sources du VIe siècle ; (b) la “couche B”, que caractérise l’emploi fréquent de la particule wei 戦, est rédigée en une langue plus standard et s’intéresse davantage à l’individu ; elle pourrait provenir d’une source unique du VIe siècle ; (c) la “couche C”, hétérogène, se caractérise par l’absence de style dialogué et regroupe des éléments provenant de sources variées et d’époques diverses. B. Hendrischke juge ces “couches” trop peu définies et se

refuse à dresser une liste des chapitres relevant de chacune d’elles 139

.

137. Cf. TAKAHASHI {591} : 296-297. Douze passages correspondant à la “conversational part” et extraits de six chapitres du TPJ ont été analysés dans TAKAHASHI {593} : 244-265. Pour beaucoup de chercheurs, cette troisième catégorie est la plus difficile à comprendre, tant du point de vue linguistique que sur le plan des idées.

138. Cf. PETERSEN {300} : 198, 212-213, {301} : 1 (n. 1), {303} : 141-142. 139. Cf. HENDRISCHKE {208} : 3-5, {210} : 143-145, {211} (sur la “layer A”).

Ce survol des tentatives de dissection du contenu du TPJ montre bien que procéder par strates textuelles ne résout en définitive pas les problèmes que pose l’histoire littéraire du TPJ : les strates soigneusement isolées par chaque chercheur sont globalement équivalentes et le débat se ramène en somme à l’opposition classique entre la thèse d’une œuvre originale d’époque Han

transmise tant bien que mal et celle d’une reconstitution ou d’une fabrication postérieure 140

.

2.10.5. Le problème des caractères manquants

Wang Ming a vu dans l’expression kou kou    qui parsème le TPJ (90 occurrences) — comme, on l’a vu au chapitre précédent, le TPJC — la matérialisation d’un couple de caractères manquants et, dans son édition critique, leur a substitué le symbole habituellement utilisé pour signaler les lacunes dans les transcriptions (des carrés, ÛÛ) à l’exception de trois cas où il a délibérément conservé la leçon kou kou 141

. On ignore s’il s’agit d’un acte délibéré de censure perpétré par un éditeur ou un copiste, ou de lacunes témoignant du phénomène d’érosion textuelle

dont a souffert le TPJ, ou encore de caractères interdits liés au nom d’un souverain 142

.

La confrontation des passages du TPJC recoupant le TPJ offre malheureusement un seul cas

de parallélisme, d’où il ressort qu’un des deux caractères manquants pourrait être yu 裡 143

:

(a) TPJ : 誼♀ゲ脆竃嘛   (CTT 1101) {015}, 45/61 : 1a

(b) TPJC : 誼♀ゲ脆竃嘛裡 (CTT 1101) {033}, 3 : 10b

140. Pour être complet, je signale que WANG Ping ∨l {517} : 13-15 (p. 14, corriger wei 炊 en wei 戦) se contente de citer Xiong Deji et de reprendre son découpage et sa datation.

141. Cf. TPJHJ : [118.7], [124.2] et [291.8]. Sur les fang kong ■喫 (des carrés semblables au caractère kou  ) employés pour matérialiser les occurrences de caractères interdits dans les sources, cf. SOYMIÉ {356} : 383-384. 142. Sur les limites de la fiabilité de la méthode de datation des documents par la recherche de caractères interdits, cf. SOYMIÉ {356} : 379-380. Dans le Canon taoïste, les lacunes textuelles sont généralement signalées par un cercle de la taille d’un caractère, inséré dans le texte : Ñ (cf., par exemple, le Zhengyi fawen tianshi jiaojie kejing い 基◇♀ 施糎維抗眠 [CTT 789] {030} : 17a, l. 10), mais ce procédé est absent du TPJ qui contient, en revanche, outre les occurrences kou kou, quatre passages laissés en blanc (cf. supra : § 2.9).

143. La juxtaposition des deux passages dans l’édition de Wang Ming fait ressortir clairement ce parallélisme : [112.7] (leçon du TPJ) et [113.11] (leçon du TPJC).

Or, le nom personnel de l’empereur Daizong ∽骸 (r. 762-779) de la dynastie Tang 窄 (618- 907) étant Yu 拔, un édit impérial ordonna que ce caractère fût remplacé par yue 坏 et que ses deux

homophones 裡 et fussent “évités” (bi 槃) dans l’usage courant et dans les textes 144

. Le matériau transmis remonte-il donc au règne de ce souverain ? Certainement pas dans sa totalité puisque le caractère yu 拔 apparaît, de même que son homophone 裡 (respectivement 32 et 11 occurrences) —

y compris dans des passages comportant le mystérieux couple kou kou.

La plus récente des éditions critiques du TPJ, celle de YU Liming 饗唾汗 {542}, est la seule qui propose, pour chaque occurrence de kou kou, un couple de caractères, sur la base d’une analyse linguistique, mais sans jamais évoquer les raisons possibles de ces lacunes. Ses corrections incluent les trois cas où Wang Ming avait conservé la lecture “kou kou”. Si l’on admet la validité des propositions de Yu Liming, convaincantes pour la plupart, les 90 couples ainsi restitués se ramènent à 71 couples distincts : 58 restitués une seule fois, 8 restitués deux fois, 4 restitués trois fois, un seul restitué quatre fois. Tous les caractères composant ces 71 couples apparaissent par ailleurs dans CTT 1101, parfois même sous la forme exacte du couple omis, et aucun ne figure sur les listes 145

de caractères frappés d’interdit par décret impérial au cours de l’histoire.

Première conclusion : le TPJ paraît avoir subi le premier ces doubles omissions irrégulières, puisque le TPJC contourne visiblement les passages lacunaires à plusieurs reprises. D’un autre côté, le TPJC lui-même, on l’a vu, comporte également quelques cas de l’énigmatique couple, y compris le juan n° 1 (une occurrence), ce document Taiping apocryphe dont on sait qu’il n’a pas été élaboré à partir du contenu du TPJ proprement dit comme les neuf autres juan de cette version abrégée mais à partir du corpus scripturaire Shangqing. Sur le plan de l’histoire littéraire, on ignore donc si CTT 1101 (le TPJC et le TPJ) a subi en bloc ces lacunes ou bien si nos deux textes ont été affectés séparément.

144. Sur les caractères interdits liés au règne de l’empereur Daizong, cf. LUFEI Chi 銚磐哺, Lidai diwang miaoshi

nianhui pu 恍∽係∨喨 ハ扎煌 {101} : 11a.

145. Du moins celles de LUFEI Chi, op. cit. {101}, et de ZHANG Weixiang 積戦 , Lidai huizi pu 恍∽扎ッ煌 {105}.

Seconde conclusion : il ne semble pas que nous ayons affaire ici à des caractères frappés d’interdit par décret impérial du fait du nom personnel d’un empereur — mais on est bien en peine d’imaginer la cause de ces lacunes, l’hypothèse d’une dégradation matérielle du texte paraissant incompatible avec l’implacable régularité du phénomène (toujours deux caractères).

Ainsi, paradoxalement, le problème des caractères manquants, qui cesse d’en être un dès lors que sont admises les corrections de Yu Liming, n’a toujours pas été résolu.