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Disparition et réapparition des écrits taoïstes de la Grande paix

À la suite du récit des deux révélations imbriquées traduit précédemment (§ B.1), le Daojiao

yishu précise que les souverains n’ayant pas eu foi en les enseignements du Taiping jing, celui-ci

demeura caché 53

. Quant au problématique “Taiping dongji zhi jing”, le Yunji qiqian ajoute

simplement, dans un passage parallèle au Daojiao yishu, que “ce livre est maintenant perdu”, jin ce

jing liuwang [ヨ眠言 {052} (6 : 15b). Ainsi fut planté le décor de la “redécouverte”, vers la fin de l’époque des Six dynasties, d’un écrit de la Grande paix réunifié.

C.1. Une nouvelle révélation avortée

Le Daoxue zhuan 洋弯賓 (Biographies de taoïstes), attribué à Ma Shu 侵圜 (522-581) 54

, aujourd’hui perdu mais dont de nombreux fragments subsistent, rapporte le récit suivant, intégré

dans la biographie d’un certain Huan Kai 漆 ou Huan Fakai 漆基 , natif de Dantu /氏 55

, dans le Donghai 緩錫 :

創拒¢誓醒`贈l雨―モ E亶㈼¢〉モ鰭遵喟ゝм竃†′l眠 挑¢

Au début de (la dynastie des) Liang 56

(502-557) se trouvaient, dans le sable d’une étendue

53. 係ー峡\¢寡眠溶樌¢ (Daojiao yishu [CTT 1129] {035}, 2 : 10a).

54. Sur la paternité et la datation du Daoxue zhuan, cf. BUMBACHER {128} : 9-40.

55. Ancien district, qui était situé à soixante-dix kilomètres environ à l’est de Jiankang 珪戚 (Nankin), près de la rive sud du fleuve Bleu, dans le district actuel de Zhenjiang 淒ヮ, au Jiangsu ヮ瓲. B. KANDEL (1979a : 79) et B. J. MANSVELT BECK {275} (n. 27, p. 162), abusés par le toponyme Donghai, voient en Huan Kai un natif du Shandong, erreur qui s’explique aussi par l’importance supposée de cette région dans l’origine du taoïsme.

désertique des monts Kunlun 57

, trois antiques coffres laqués. À l’intérieur de (ces coffres) se trouvaient trois sections écrites sur étoffe de soie jaune du Livre de la Grande paix

produit par le Seigneur Gan (Gan Ji) 58

.

Huan Kai obtint des habitants du lieu l’une des trois sections et alla la présenter à Tao

Hongjing 鳥o藤 (456-536) en personne, qui authentifia le document 59

. Huan Kai envisagea alors d’emporter à la capitale sa découverte mais fut frappé d’une maladie soudaine ; Tao Hongjing, incapable de le soigner, lui suggéra simplement de rapporter le texte au lieu même de sa découverte. Huan Kai s’exécuta et ne tarda pas à se rétablir 60

.

B. J. Mansvelt Beck a émis l’hypothèse selon laquelle dans ce récit, les thèmes de la maladie

et de la guérison reflètent l’évolution du contenu du TPJ vers le domaine thérapeutique 61

.

Bien que de nombreux écrits doivent leur existence aux travaux d’édition de Tao Hongjing — notamment les manuscrits autographes des révélations reçues par Yang Xi 俸憑 (330-386) entre 364

et 370, sur le site de Maoshan 郊` 62

, qui devinrent le noyau scripturaire du Shangqing —, aucune source n’évoque la “redécouverte” ou la “réédition” d’un Livre de la Grande paix du vivant de ce

57. On sait que, dans les conceptions cosmographiques classiques comme dans le Huainan zi 捉斤: {060} 4 : 56-57, les monts Kunlun constituent l’axe central du monde, mais le toponyme réel a désigné jusqu’à cinq montagnes différentes. Cf. MAJOR {273} : 134 (figure 1), 135.

58. Cité dans le Sandong zhunang (CTT 1139) {043}, 1 : 17a et le Taiping yulan {094}, 666 : 4b. Ces fragments du

Daoxue zhuan ont été collectés dans CHEN Guofu {399} : 481. Le premier a été traduit dans MANSVELT BECK

{275} : 162-163 et BUMBACHER {128} : 270-271 (fragment n° 156) ; le second, dans BUMBACHER {128} : 271- 272 (fragment n° 157). Cf. aussi FUKUI {568} : 224-229 et KANDEL {237} : 79.

59. Sur les rapports, attestés par ailleurs, entre le disciple Huan Kai et le maître Tao Hongjing, cf. FUKUI {568} : 227 et STRICKMANN {368}.

60. Ibidem. D’autres biographies plus tardives de Huan Kai ne font aucune allusion à cet épisode, par exemple celle donnée dans le Lishi zhenxian tidao tongjian (CTT 296) {054}, 28 : 16a-17a. B. KANDEL {237} en tire argument pour admettre son authenticité (n. 236, p. 104) mais la logique de son raisonnement m’échappe.

61. Cf. MANSVELT BECK {275} : 162. PETERSEN {299}, {300} (passim) donne plusieurs exemples de biographies de personnages associés aux diverses traditions relatives au TPJ et dont les variantes intègrent les thèmes de la maladie et de la guérison “surnaturelles”. Pour autant, ces thèmes ne sont nullement l’apanage exclusif des récits relatifs à la Grande paix. Il me semble qu’ici, la maladie de Huan Kai a pour fonction de stigmatiser son échec, peut- être dû à un défaut de vertu, l’information majeure de l’anecdote étant que les hommes contemporains de ce récit n’étaient pas encore prêts pour cette nouvelle révélation du TPJ. D’ailleurs, dans le récit de la révélation accomplie (cf.

infra : § C.2), les deux thèmes de la maladie et de la guérison “surnaturelles” sont significativement absents, remplacés

par une autre épreuve dont le nouveau héros sort vainqueur.

personnage ni son rôle dans cet événement qui n’aurait pourtant pas manqué d’être consigné dans quelque document. Mon opinion est que Tao Hongjing ayant acquis une dimension prestigieuse dans l’imaginaire des adeptes du courant Shangqing, ses disciples inclurent naturellement son nom dans leur entreprise de réintégration du TPJ déguisée en une “redécouverte” qui s’apparente de fait à une nouvelle révélation 63

.

C.2. La “redécouverte” du Taiping jing

D’autres sources rapportent qu’après cette première tentative avortée, des rumeurs continuèrent cependant à courir au sujet des écrits de la Grande paix et finirent par attirer l’attention d’un souverain d’une dynastie ultérieure :

許 喉賓錫昞`だ果〉モヨ眠¢Υ鮎創∇恩¢羽却ー跡¢掛貨勣才瑳協坂舗¢履 李惧灯¢Φ 跳俊拒膝¢漣羽p朏¢跳繰係彪タ洋基¢ 鈎塊謄皴基施掛貨ヨ眠¢

Récemment, des gens racontaient qu’aux monts Haiyu 64

, dans un écrin de pierre, se trouvait ce livre (= le TPJ). Depuis les (dynasties) Song (420-479) et Liang, ceux qui cherchaient (à l’obtenir) n’y parvenaient pas : quand on s’en saisissait, aussitôt survenaient le vent et la pluie, le soleil se voilait et (le ciel) s’obscurcissait, le tonnerre et la foudre se déchaînaient. Arrivé au tout début du règne de (la dynastie) Chen (557-589), on chercha

(à l’obtenir) plusieurs fois (mais) on ne put s’en emparer. L’empereur Xuan (r. 569-582) 65

des Chen appréciait extrêmement la doctrine taoïste, aussi ordonna-t-il au prêtre taoïste

63. On verra plus loin que la Postface transmise conjointement avec le TPJ canonique, également composée par des adeptes du Shangqing, témoigne elle aussi très clairement de cette “réintégration” opérée par ce courant (cf. infra : Ie partie, Chapitre 3).

64. Comme Kunlun shan dans le fragment précédent, le toponyme Haiyu shan 錫昞`, par ailleurs inconnu, ne renvoie pas nécessairement à une réalité géographique, la toponymie sacrée étant extrêmement sujette à variation.

65. Ce souverain usurpa le pouvoir en 568 mais ne prit le titre d’Empereur que l’année suivante. Sur l’histoire événementielle de son règne, cf. BIELENSTEIN {120} : 239-242. À la lumière de ce que l’on sait de la nature des rapports entre le taoïsme et le pouvoir politique tout au long de l’histoire chinoise (cf. LAGERWEY {248}, {249}), cette quête d’un texte sacré taoïste, si l’on admet son historicité, pourrait s’inscrire tout naturellement dans une recherche de légitimité impériale.

Zhou Zhixiang d’aller se saisir de ce livre 66

.

Selon les mêmes sources, après bien des péripéties et grâce à l’aide de dix hommes, Zhou Zhixiang accomplit sa mission avec succès. L’Empereur lui conféra le titre honorifique de Taiping

fashi ′l基施 et le précieux manuscrit fut déposé dans le monastère de la Perfection absolue,

Zhizhen guan Φ充笊 67

. La Grande paix se serait alors accomplie 68

.

Même si les événements surnaturels rapportés ne sont pas du même ordre (maladie subite dans le premier cas, phénomènes météorologiques extrêmes dans le second), la cohérence du cadre chronologique est préservée par le rappel, dans le second récit, d’une première tentative vouée à l’échec, sous les Liang.

Après la “révélation aquatique” du Taiping qingling shu sous la seconde dynastie Han, les récits de la redécouverte du TPJ ont tous deux pour décor un ensemble montagneux ; il s’agit donc

de révélations telluriques, le symbole actif étant évidement la montagne 69

, ce point de contact entre le Ciel et la Terre 70

.

Dans les deux narrations, le TPJ, avant d’être une nouvelle fois révélé aux hommes, repose dans un contenant soigneusement scellé : trois “antiques coffres laqués” dans le premier cas, gu qisi E亶㈼, dans le second un “écrin de pierre” dont l’ouverture héroïque par Zhou et ses assistants

66. Daojiao yishu (CTT 1129) {035}, 2 : 10a-b (repris dans Yunji qiqian [CTT 1032] {052}, 6 : 16a-b). Ce passage a été analysé dans FUKUI {568} : 222-223, KANDEL {237} : 78-80, MANSVELT BECK {275} : 163-164.

67. Ce monastère est mentionné dans quatre sources historiques contemporaines : l’Histoire des dynasties du Sud (Nanshi 斤Q) {073}, 71 : 1751, l’Histoire des dynasties du Nord (Beishi 3Q) {072}, 88 : 2915, l’Histoire

dynastique des Chen (Chenshu 跳七) {077}, 33 : 445 et l’Histoire dynastique des Sui (Suishu 逼七) {076}, 77 :

1758. Son historicité paraît donc certaine, mais aucune de ces quatre mentions ne fait allusion à un Livre de la Grande

paix ni à un prêtre taoïste du nom de Zhou Zhixiang.

68. Cf. supra : n. 66.

69. Paul DEMIÉVILLE {152} a présenté un panorama du thème de la montagne dans la littérature et l’art chinois à travers les siècles. On sait que les taoïstes situent au cœur des montagnes les “cieux-grottes” (dongtian 個♀), ces mondes intérieurs dans lesquels seul peut pénétrer, sous certaines conditions — à une date particulière, après un jeûne préalable, en revêtant la tenue appropriée… —, celui qui a été initié à leurs secrets (cf. CHAVANNES {132} : 131- 168, SOYMIÉ {353} : 88-96 et HAHN {201} : 145-155). D’ailleurs, c’est également en milieu montagneux qu’eut lieu une autre révélation fondatrice d’un courant taoïste, celle des “cinq talismans du Lingbao”, Lingbao wufu 窶獸‘ 滝. Cf. infra : n. 71, 72.

70. L’axis mundi cher à Mircea ELIADE (cf. {175} : 52 sq., {178} : 211-222, {179} : 24-30), qui y voyait un des invariants de la religion. Cette fonction d’axis mundi était remplie par les monts Kunlun dans les spéculations cosmographiques des anciens Chinois. Cf. infra : Chapitre 10, § 10.1.1.

constitue le point culminant de la tension dramatique du récit, shihan だ果 71

. Les cas semblables abondent, dans la littérature taoïste, où un document d’origine extra-humaine promis à une révélation est ainsi conservé en un lieu pas nécessairement tenu secret mais au nom toujours évocateur où il attend, pour se livrer à lui, l’individu doté de qualités particulières qui a été choisi par les instances divines, et il n’est pas rare qu’une première révélation avorte, le récipiendaire déchu s’étant révélé indigne, pour des raisons pas toujours clairement explicitées, de la faveur céleste ; dans ce cas, le texte révélé, déjà à la portée des hommes mais pas encore en leur possession, réintègre les ténèbres de cet entre-deux-mondes par excellence qu’est la montagne, dans l’attente du

medium qualifié qui le portera, en temps voulu, à la connaissance humaine 72

.

Huan Kai, prédécesseur infortuné de ce Zhou Zhixiang dont je n’ai pas retrouvé la trace 73

, était un disciple de Tao Hongjing, neuvième patriarche à titre posthume de l’école de Maoshan. L’ultime révélation du TPJ est donc à la gloire du seul courant Shangqing.