• Aucun résultat trouvé

Stratégies d’auto-légitimation de la fonction socioprofessionnelle des paysagistes : les savoirs et méthodes de l’intérêt général

Alors que la première partie était consacrée aux discours des participants sur la concertation, la partie qui s’amorce ici a pour vocation de mettre en exergue les causes sous-jacentes de la difficile saisie de l’habitant que nous avons relevée. Il ne s’agit donc pas de juger les pratiques des paysagistes qui, comme nous l’avons déjà mentionné, témoignent de certaines évolutions en faveur de la prise de ses points de vue et connaissances, mais de mettre au jour les schémas de pensée et de faire dont les professionnels héritent et qu’ils perpétuent plus ou moins consciemment, à travers leurs discours notamment. Il est également important de préciser que nous avons pris comme cœur de cible les paysagistes, mais que le constat que nous formulons s’applique plus largement aux autres métiers de l’aménagement, comme en fait état une autre recherche fondée également sur des séminaires d’échanges dédiés à l’environnement sonore (Faburel, coord. 2010).

La stratégie de justification et ce faisant d’auto-légitimation révélée précédemment s’effectue sur le plan des savoirs techniques mais également de la capacité à promouvoir l’intérêt général. Une des premières causes explicatives est donc la « représentation de la scientificité des savoirs et savoir-faire pour l’aide à la décision » (op. cit. p. 77). Par le cantonnement de l’habitant à des savoirs d’usage se dessine une volonté de bien définir des lignes de partage entre « experts » et « profanes ». De fait, hisser l’habitant au rang d’ « expert » dans ce domaine permet de bien délimiter le rôle de chacun, l’habitant n’étant pas invité à participer en utilisant d’autres domaines de connaissance (imaginaires, croyances…), de compétences (ex : politiques) et d’habiletés (ex : techniques).

La question des « bonnes » échelles spatiales et temporelles pour lesquelles il est tenu pour susceptible de contribuer efficacement à la réflexion et au débat (supra) s’inscrit alors dans cette perspective.

Outre que les participants au séminaire relayent des faits établis (plus le projet est avancé plus les opinions des porteurs le concernant sont fermes et plus la coopération est difficile à instaurer), le questionnement sur le moment opportun et l’optimum géographique de l’implication des habitants est révélateur de cette rationalisation par laquelle les habitants devraient entrer en scène. La variété des compétences et connaissances dont disposent les habitants semble occultée, l’attention des professionnels se focalisant sur leurs versants utilitaires et techniques, ne remettant pas en cause les compétences sur lesquelles la légitimité des professionnels est assise.

L’importance que les professionnels présents accordent à leurs propres savoirs se lit également en creux dans leur lecture des savoirs dont sont censés disposer les habitants. Le CAUE 95 met en place

- 174 -

des formations à destination des habitants pour que ceux-ci acquièrent les compétences et le langage estimés nécessaires à la compréhension des projets par les professionnels. N. Tinet questionne cette vision en se demandant dans quel sens doit s’opérer l’ « éducation ». Il estime que l’« on n’apprend pas à écouter » dans les formations en aménagement et en urbanisme. Les habitants doivent-ils se mettre au « niveau » des experts ou les « experts doivent-ils savoir traduire les savoirs habitants » ? Cette question de la formation relaye ainsi les enjeux qui se nouent autour des liens entre savoirs et pouvoirs, particulièrement dans leur reproduction, au contact de l’intégration d’un nouvel acteur dans les processus de construction de la décision de projet. Celui-ci n’est pas censé apporter de nouveaux savoirs et compétences mais bien intégrer dans l’expression de son point de vue le langage et les savoirs (techniques) des métiers de l’aménagement. Quel intérêt y a-t-il alors à l’impliquer ? Cela détermine « l’importance sinon l’ardente obligation d’interroger la « valeur » accordée aux connaissances habitantes, leur place et leur importance dans le processus de décision, c’est-à-dire aussi à leur rapport à ce qui fait expertise » (Faburel coord., 2010, p. 39).

Si, par la soi-disant mise en « partage » du langage professionnel ne se joue finalement qu’une reproduction des dichotomies profondes entre « experts » et « profanes » (phénomène classique du fonctionnement des champs scientifiques et disciplinaires, et plus encore logique pour les carrières professionnelles visées), il s’agit donc par ailleurs de transformer la parole habitante.

L’émergence plus ou moins spontanée d’autres savoirs dans le débat, du fait de l’introduction, même ténue, d’un nouvel acteur dans les arènes décisionnelles, à savoir l’habitant, paraît difficilement saisie par les professionnels car elle remet en cause le processus habituel de construction du projet. Ces professionnels cherchent alors bien souvent à rationnaliser cette parole « habitante » en mettant en avant le principe - et l’objectif subséquent - de représentativité. La volonté de transformer les paroles de l’habitant en éléments généraux voire « objectifs », en ce sens conçus comme utilisables vise toujours à la perpétuation des grands partages entre particulier et général, subjectif et objectif, réaffirmant le magistère des savoirs techniques et logico-formels et par là-même des métiers.

Certaines inflexions de ces logiques peuvent néanmoins être soulignées, la diversité des savoirs locaux faisant ponctuellement l’objet d’une attention particulière de la part de certains paysagistes. Joël Aoust relate en l’occurrence une expérience menée par le CAUE 95 faisant la part belle à la perception/connaissance multi-sensorielle du paysage par les habitants. Mais, les verrous qui persistent alors sont relatifs à l’utilité sociale présumée des paysagistes. Les savoirs politiques de l’habitant lui sont généralement déniés ou se voient dénigrés. La demande sociale, émanant des habitants, semble toujours perçue par les paysagistes comme individuelle, incapable de « remonter en collectif » et même contraire à l’intérêt général. Plus largement, les professionnels considérés paraissent témoigner d’une conception/représentation de l’intérêt général ne laissant aucune place aux spécificités locales.

Il est vrai que l’intervention spontanée des habitants dans la sphère du débat est souvent décriée par le tour de table, considérant que celle-ci se fait uniquement lorsque les intérêts individuels sont menacés :

« Les gens se mobilisent face à une menace mais c’est plus globalement face à une perspective de mal être » (P. Donadieu). La considération de l’habitant comme forcément individualiste permet de le maintenir à distance d’une éventuelle implication dans la création d’un intérêt commun. Cette posture permet alors au paysagiste de garder son rôle d’assembleur/rassembleur des demandes particulières, montées en « régime collectif », dégageant l’intérêt général. « Pour les politiques publiques, il y a en fait deux visions du public et de la représentation des habitants :

1. Dans le modèle désormais classique des politiques publiques « à la française », le public est le ressortissant, le destinataire de l’action publique porteuse de l’intérêt général : c’est celui qu’on institue d’en haut. Et, l’« individu statistique » incarne cette conception historique dans le domaine des nuisances, ambiances et paysages sonores urbains, notamment par la spécialisation d’une évaluation qui puise abondement dans les Sciences Physiques et de l’Ingénieur comme sources privilégiées de connaissances.

2. Une conception alternative s’inspire des réflexions pragmatistes, notamment celle de John Dewey, qui mettent l’accent sur l’intéressement local et sensible qui détermine les enjeux d’intérêt commun. J.

Dewey (1927, trad. 2003) théorise la notion de public : c’est le sujet de la communauté politique.

- 175 -

Cette communauté n’existe pas comme un tout déjà constitué. J. Dewey désigne par ce nom « ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés » par les conséquences d’une action humaine collective, le public regroupe les impactés des effets imprévus des politiques publiques précédentes. C’est ce public mobilisé qui appelle la dimension politique de prise en charge. A l’instar du modèle des « community actions » aux Etats-Unis, les politiques doivent alors émaner du public et non pas le précéder » (Faburel coord., 2010, p. 41).

La mobilisation collective, qui par sa nature aurait pu échapper à cette vision, paraît également tenue pour contraire à l’intérêt collectif. Elle n’est abordée que sous l’angle des associations. L’argument de la représentativité est alors encore une fois de plus avancé, pour mieux balayer la possible dimension collective des demandes et revendications habitantes. Si d’aucuns les considèrent « efficaces » (J.

Aoust), la plupart des participants au séminaire juge les mouvements associatifs peu représentatifs et cantonnés à l’opposition : « Parce que les associations c’est trois, quatre personnes qui sont contre un projet qui arrivent à éveiller le sens d’opposition de plusieurs personnes et qui finalement, peut-être certes pour des raisons justifiées, mais c’est pas les vrais gens qui habitent » (A. Petit). Comme l’individu, le collectif est perçu en tant que défenseur d’intérêts particuliers : « Le collectif se crée pour lutter contre cette perspective de mal être en repoussant le projet éventuellement chez le voisin » (P. Donadieu).

Or, « les associations ne sont pas représentantes des territoires concernés par le projet. En revanche, elles sont représentantes des problèmes posés par le projet ainsi que des milieux associés. Ce faisant elles peuvent contribuer à enrichir le projet en reformulant son problem setting. Il est alors important de sortir du bouclage entre le problem setting retenu par le concepteur et la conception du projet comme problem solving. Ainsi, le projet devient innovation et apprentissage, notamment de l’idée selon laquelle le Nimbyisme n’est pas toujours qu’égoïsme, particularisme crispé » (Faburel coord., 2010, p. 41). Il est estimé par les professionnels que les implications habitantes « tentent de composer un collectif politique sans utiliser les registres de la modernité : fabriquer un intérêt général, privilégier la rationalité scientifique, s’émanciper des attaches locales et de la nature, évacuer les émotions. Ainsi, les interventions d’acteurs [de la société civile] font l’objet de contestations de ce type lorsqu’elles menacent tout ou partie des territoires de vie » (ibid.).

La conception de l’intérêt général se révèle en filigrane à travers l’attachement dont font preuve les participants au principe de représentativité. Ils mobilisent à ce titre certaines méthodes plutôt que d’autres, notamment des sciences humaines et sociales (supra). Ils cherchent à reproduire les logiques qui prévalent dans les enquêtes, à « faire en sorte qu’un maximum d’habitants participe » (S. Cachin), et en ce sens que le recueil d’opinions puisse donner lieu à un dire commun, général, détaché des seules singularités, dont la maïeutique serait assurée par l’interprétation paysagiste.

Aussi, la réflexion autour de la remontée en collectif du bien-être, point d’entrée que nous souhaitions approfondir collectivement lors de ce séminaire en vue de répondre à nos trois questions structurantes (nouvelles concertations environnementales, nouvelle construction de bien-être et évolution des pratiques professionnelles) a été colorée et conditionnée par cette acception de l’habitant conçu comme risque géopolitique local, alors même qu’il s’agirait de tendre au moins vers une « subjectivité partagée » (P. Donadieu). Cela permet aux professionnels de l’aménagement et aux paysagistes en premier lieu d’entériner leur rôle social, celui d’arbitre des intérêts particuliers, faisant émerger à l’appui de leurs savoirs et méthodes l’intérêt général. « La question démocratique de la place de la demande sociale, donc de l’habitant, constitue bien l’une des premières pierres de touche des référentiels et modèles historique de pensée » (Faburel coord., 2010, p. 39).

Pour synthèse de ce séminaire et de son analyse, nous retiendrons que au fondement des métiers du paysage réunis lors de notre séminaire d’échanges est établie une conception de l’habitant qui le tient tout à la fois pour un « expert » de la proximité (et de son corolaire, l’immédiat), donc forcément à l’échelle locale et du court terme. Il serait donc susceptible de s’engager dans les processus de concertation/participation d’abord lorsque ses intérêts particuliers sont en jeu, son bien-être menacé (autre facette possible du « court-termisme »). Ainsi serait-il dès lors difficilement apte ou prompt à raisonner à l’échelle du/des grand(s) territoire(s) et sur le long terme.

- 176 -

Cette conception de l’individu-sujet, assez classique dans les métiers de la fabrique des territoires en général, permet en fait de légitimer les cultures de métiers, appuyées sur des savoirs logico-formels, une expertise et une ambition à déployer des connaissances à la fois rationnelles, objectives et servant l’intérêt général. Ce qui explique également ce pour quoi, sous le coup de l’injonction participative, les professionnels présents non seulement parfois doutent mais surtout trient et alors reprennent certaines des méthodes de sciences sociales, en maintenant une recherche de la représentativité (dans le recueil d’opinions par exemple) qui serait gage de la généralité visée. Avec dès lors l’usage commode… des usages, seule incise dans une spatialité plus ample qu’ils peuvent livrer… sans controverse. Tout ceci, au point que savoirs, compétences et habiletés des habitants se trouvent globalement confinés à ces usages : il y aurait empiètement sur la tradition conceptrice par une figure de l’habitant non plus seulement pourvoyeur de sens usager et d’opérations sensibles du singulier, mais plus largement de ressources capacitaires baignées de jugements de valeurs sur le général et, dès lors, de figures axiologiques de la juste implication.

C’est ainsi que le séminaire n’a, logiquement, pas permis, malgré l’un de ses objectifs initiaux, d’interpeler les vues planaires et statiques des représentations coutumières et techniques des territoires et de leurs paysages. Il n’a pas permis de faire lieu à des représentations immersives de simulation d’effets et d’impacts, donc de satisfaire au premier chef à la demande, modeste, exprimée par les habitants de Castelferrus, d’expérimentation d’une cartographie du bien-être par l’auto-évaluation non seulement des « ressentirs » situés mais également des visions projectives du territoire. Ce dispositif a, une nouvelle fois, buté sur les verrous cognitifs, et, c’est à remarquer, également en miroir, de la participation instituée : aux frustrations exprimées par les habitants des groupes de discussion font écho des jugements critiques de certains professionnels 1) sur les dispositifs de concertation eux-mêmes, mais aussi 2) sur les formes réactives d’investissement associatif.

Nulle possibilité dès lors d’apprécier par ce dispositif de séminaire la capacité d’évolution des savoirs professionnels de l’étude paysagère et environnementale, particulièrement sous l’angle premier de la dialogisation des savoir-faire et de leurs outils : accessibilité, interactivité, maniabilité. Nul moyen dès lors par ce dispositif complémentaire d’appréhender pleinement la capacitation habitante pour l’appréhension du bien-être, de ses mondes communs territoriaux, et l’expression sensible des systèmes de valeurs afférents. Quels seraient les outils les plus pertinents ? Pour quels modes de représentation et d'expression de la facture collective du bien-être précisée par notre travail empirique, ainsi que des sens (signifiés et signifiants) dès lors inscrit dans le vécu du paysage ? Quelles seraient alors les initiatives remarquables en la matière ? Quel rôle peut joué la carte ? Le tracé ? La maquette ? Quelle(s) appropriation(s) de ces représentations et outillages ?...

En fait, loin de irrémédiablement buter sur cette dernière étape empirique, bien d’autres voix soulignent, telle celle d’Yves Michelin, l’importance de l’immersion du professionnel dans le territoire, à la fois dans le contexte du projet (6 mois d’après lui), et dans celle de la concertation (3 ans) pour les grands projets de territoire. Ce serait là une démarche pour hisser le bien-être et singulièrement la proximité, l’une de ses composantes premières (supra), comme territoire certes réactif et variable, mais toujours pluri-scalaire et synecdoqual de l’ITT (supra). « On a en effet trop longtemps pensé la démocratie locale comme n’étant pertinente qu’à l’échelle dite de la « proximité », mais d’autres formes de proximité existent liées aux effets de décisions prises sur des échelles territoriales très larges et souvent multiples, mais aux conséquences sensibles dans la vie de chacun » (Depaquit, 2008, p. 24).

A ce titre, Fortin notamment, dans un article de 2007, propose une démarche paysagère, inspirée par différents auteurs (Conan, 1994 ; Cosgrove, 1998 ; Luginbühl, 2003 ; Mitchell, 2003), « basée sur une approche qualitative et compréhensive, [ayant] comme objectif de comprendre les logiques sociales à l’œuvre » (op. cit., p. 7). Elle énumère quelques repères, que nous jugeons utiles pour notre sélection d’initiatives visée ici :

« 1. Adopter une définition élargie du paysage. L’examen doit porter au-delà des formes visibles du paysage, pour identifier les forces et conditions sous-jacentes qui les produisent et qui assurent leur relative stabilité. Trois entrées concomitantes sont suggérées, correspondant aux trois paradigmes en

- 177 -

paysage soit : 1) le territoire, 2) la culture et 3) les rapports sociaux (politiques), tout en étant considérés comme égaux et interdépendants les uns vis-à-vis des autres ;

2. Reconnaître la diversité des regards portés sur un même territoire en identifiant les divers groupes d’acteurs sociaux présents ;

3. Documenter de façon systématique et rigoureuse ces divers regards (évaluation, discours, pratiques), en insistant sur ceux d’acteurs minoritaires, marginalisés, non représentés, affectés (principe de prise en compte des acteurs vulnérables) ;

4. Lors de l’analyse, situer les diverses évaluations paysagères dans leur contexte singulier de production, tout en tenant compte des « connexions extensives » entre les échelles (micro, locale, globale) où se produisent les processus (principe de contextualisation) ;

5. Impliquer de façon soutenue et continue les acteurs sociaux à l’exercice d’évaluation des paysages (principes de participation et de reconnaissance des savoirs locaux) ;

6. Intégrer l’analyse paysagère et l’évaluation environnementale à une démarche plus large de développement local. Le paysage pourrait être un thème fécond pour mobiliser les populations locales et favoriser le renforcement de leurs capacités de gouvernance (principes de mobilisation et d’empowerment). »

Particulièrement nous concernant, l’élaboration d’outils de représentation doit ce faisant dépasser les cartographies et plans habituels, limités spatialement à des formes d’expression technique souvent absconses, pour intégrer d’autres informations, et ce dans le cadre de processus collaboratifs clairement ouverts à cette diversité de la proximité et aux énoncés axiologiques qui peuplent les ressentis de bien (ou mal)-être. Or, dans ce registre de la dialogisation des savoir-faire paysagers, des expériences remarquables existent, pointes avancées de quelques évolutions : des photos aux croquis, des blocs diagrammes aux dérives paysagères, des cartographies prospectives aux maquettes et simulations 3D…

9.3. Quelques démarches, outils et instruments pour co-construire des

Outline

Documents relatifs