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Stratégies générales d’élaboration d’outils moléculaires hydrophiles

I. Design d’architectures coopératives à forte affinité pour l’eau

I.1. Stratégies générales d’élaboration d’outils moléculaires hydrophiles

L’élaboration d’un groupement protecteur photolabile pouvant être utilisé en milieu biologique repose sur un cahier des charges très exigeant développé dans le chapitre I. Il est encore plus contraignant pour des applications en neurosciences. L’approche modulaire présentée dans les deux chapitres précédents a effectivement permis d’améliorer de façon spectaculaire la performance « brute » de photolibération, avec un nouveau record de photosensibilité par excitation biphotonique. Toutefois, la quête de l’efficacité est loin d’être suffisante pour aboutir à des applications concrètes in vivo ; et à ce titre, l’un des critères les plus difficiles à satisfaire est clairement la solubilité de ces chromophores aromatiques dans le milieu biologique aqueux.

Pour rendre des composés organiques compatibles avec un milieu aqueux, la communauté scientifique a développé plusieurs stratégies, qui peuvent être classées en deux catégories (tableau IV.1).

Tableau IV.1. Récapitulatif des stratégies pour rendre des composés organiques compatibles avec le milieu aqueux. Approche moléculaire : incorporation de motifs hydrophiles

Approche nanoscopique : intégration dans des nano-édifices

Micelles, liposomes, nano-émulsions…

Nanoparticules organiques (nano-précipitation)

Nanoparticules cœur-écorce fonctionnalisables

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I.1.1. Ajout de motifs hydrophiles par stratégie de synthèse

La première stratégie consiste à apporter des modifications chimiques à la structure de la molécule, de façon à incorporer des groupements fonctionnels hydrosolubilisants. Elle est la plus employée au niveau du design structurel de décageurs, notamment dans le domaine moteur des neurosciences de par les dimensions spatiales mises en jeu (cf. chapitre I). Parmi les motifs utilisés, on retrouve typiquement les carboxylates, les phosphates, ou bien les sulfonates, qui ont donné lieu à des analogues structuraux de décageurs connus (DCMAC analogue de la DEAC (schéma IV.1),[155] CDNI[147] et DPNI[145] analogues du MNI et du MDNI…) présentés dans le chapitre I. Les chaînes oligoéthylèneglycol sont aussi des motifs appréciés pour leur caractère amphiphile aidant la solubilité dans l’eau, comme en témoignent des cages de nouvelle génération telles qu’EANBP ou (PEG)DEAC450.

Schéma IV.1 : Présentations de deux analogues hydrophiles du Nile Red (à gauche) et de la DEAC (à droite) élaborées par modification structurelle.

L’incorporation d’un motif hydrosolubilisant dans la structure de la molécule est toutefois à la fois un important défi synthétique, et aussi un risque pour les potentielles interactions ligand-récepteur que ces fonctions chimiques peuvent entraîner dans les milieux cellulaires.

Il faut également ajouter que les interactions entre ces petites molécules et l’eau peuvent avoir des effets importants sur leurs propriétés photophysiques. Si le rendement quantique de photolibération u des décageurs a tendance à être amélioré en milieu aqueux, les fluorophores voient généralement leur rendement quantique d’émission f chuter sensiblement dans l’eau, comme en témoigne le résultat des modifications effectuées sur le composé 170, analogue du

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Nile Red (169, schéma IV.1, à gauche). Une chute du f et du kr peuvent être perçues au premier abord comme bénéfique à la photolibération, mais il faut aussi garder à l’esprit qu’elle affectera proportionnellement l’efficacité de FRET dans des systèmes synergiques.

La richesse du monde de la chimie supramoléculaire et des nanosciences apporte un certain nombre d’alternatives à cette stratégie. Parmi les phénomènes mis à profit en ce sens, les interactions supramoléculaires (-stacking, interactions hydrophobes, liaisons hydrogène…) sont capables de créer des nano-édifices en milieu aqueux pour confiner les molécules organiques.

I.1.2. Élaboration de systèmes auto-assemblés et nanoparticulaires

La confection de nanoparticules organiques par nano-précipitation,[250,251] de micro- ou nano-émulsions,[252] nano-vésicules ou micelles,[253,254] bien que de plus en plus utilisées dans le cas des fluorophores ou photosensibilisateurs,[255–258] reste encore peu commune dans le domaine de l’uncaging jusqu’à présent. Trois approches peuvent être principalement utilisées.

Carling et al. ont rapporté récemment l’encapsulation de décageurs de la famille des

benzoquinones au sein d’une formulation de type microémulsion pour la délivrance d’agents anti-cancéreux et anti-inflammatoires.[259] Cette stratégie de vectorisation assistée par l’ajout d’un tensioactif leur a en outre permis de co-encapsuler un fluorophore permettant la localisation les particules.

La libération de principes actifs par la lumière peut aussi s’effectuer de manière indirecte. Dans ce cas, le PPG est incorporé dans la structure même du tensioactif ou du cargo utilisé, et le stimulus lumineux entraîne alors son ouverture par clivage de la liaison photosensible. L’autoimmolation d’un polymère dibloc amphiphile, synthétisé à partir d’un monomère photoclivable contenant un groupement nitrobenzyle, a ainsi été rapportée par Liu et Dong en 2012 pour la libération de doxorubicine.[260] Dans une stratégie analogue, Schutt et

al. ont développé un autre analogue amphiphile de NPE capable de s’auto-assembler en

nanoparticules d’une centaine de nanomètres, et de s’immoler au cours de la photolyse pour libérer là encore DOX.[261]

La dernière possibilité réside dans une approche du type bottom-up au cours de laquelle des nano-objets hydrosolubles sont fonctionnalisés avec des PPGs par des réactions chimiques en surface. De façon générale, cette technique est actuellement l’une des plus populaires pour des applications de thérapie et de drug-delivery. Elle présente en effet une grande modularité

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permettant d’incorporer des sous-unités exerçant différentes fonctions, notamment pour des applications théranostiques et du ciblage biologique. Johnson et al. ont ainsi conjugué par CuAAC un groupement protecteur photolabile sur les branches d’un copolymère amphiphile en peigne, et dont la structure reste intacte sous irradiation (schéma IV.2). DOX est dans ce cas directement cagée via sa fonction amine sur des groupements oNB en périphérie du polymère. Le médicament est inactif sous sa forme protégée, et libéré sous irradiation UV pour provoquer l’apoptose.[262] Récemment, la DEAC a également été exploitée pour la photolibération de CLB et de DOX, respectivement dans des nanoparticules hybrides de fer[178] et d’or.[263]

Schéma IV.2 : Élaboration du polymère photosensible 171-DOX par fonctionnalisation des chaînes latérales, et photolibération de doxorubicine par irradiation. Reproduit et traduit de la référence [262]

Intrinsèquement, ces moyens de vectorisation reposent dans la majorité des cas sur des systèmes de taille nanométrique, moins compatibles avec une utilisation en neurosciences, mais au contraire très adaptée à la thérapie anticancéreuse. L’ingénierie de ce type nano-systèmes photoactivés pour le traitement de tumeurs répond cependant à des problématiques très différentes de l’uncaging en neurosciences.[264–266] Les exigences sont potentiellement moindres en termes de performances, cinétique ou concentration de travail, mais plus drastiques au niveau biologique et pharmacologique. Pour exploiter pleinement leur activité antitumorale, les composés doivent subsister dans la circulation sanguine suffisamment longtemps pour atteindre, et s’accumuler dans la tumeur. Cette problématique implique des notions de stabilité, clairance et de demi-vie plasmique qui relèvent du domaine de la pharmacocinétique.

Pour répondre à ces problématiques, les nanosciences permettent intrinsèquement d’aller plus loin dans la plurifonctionnalité que les outils moléculaires. Comme illustré sur la figure IV.1, la surface des nano-objets peut être décorée avec divers modules de fonctions différentes, permettant d’améliorer la furtivité en milieu endocrinien, la bioconjugaison, ou le

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diagnostic. En protégeant le composé étudié des conditions particulièrement hostiles du milieu endocrinien, les nano-vecteurs offrent aussi la possibilité d’améliorer sa biodisponibilité, sa solubilité, et sa stabilité. L’effet EPR, permettant le ciblage passif des tissus tumoraux, est également l’une des bases rationnelles dans l’utilisation accrue d’agents thérapeutiques de taille nanométrique.[267] Combiner tous ces atouts sur une même plateforme permet d’élaborer une infinité de combinaisons adaptées à différentes pathologies.

Figure IV.1 : Résumé des propriétés clés dans l’élaboration de nano-outils pour la thérapie anticancéreuse.

Selon les applications biologiques ciblées, certaines stratégies seront plus adaptées que d’autres. Ainsi, en neurosciences, les petites dimensions mises en jeu dans la fente synaptique rendent les systèmes de taille importante peu adaptés. Les systèmes moléculaires seront alors généralement préférés aux nanoparticules. Au contraire, les édifices de taille nanométriques présentent des caractéristiques intéressantes pour des applications thérapeutiques, et comme les exemples développés ci-dessus le montrent, le principe d’auto-assemblage de composés amphiphiles tient une place importante dans le domaine.