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Les « décageurs », de la déprotection chimique à la stimulation biologique

III. Groupements Protecteurs Photolabiles

III.1. Les « décageurs », de la déprotection chimique à la stimulation biologique

La perspective d’activer les fonctions d’une molécule en utilisant uniquement l’énergie lumineuse s’avère attrayante dans de nombreuses branches des sciences. Pour cela, parmi les techniques possible, il est possible d’introduire de façon covalente des chromophores agissant comme des groupements protecteurs photolabiles sur les fonctions responsables de l’activité de la molécule. Sous cette forme protégée, la réactivité de la molécule est masquée, comme avec

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un groupement protecteur classique. La déprotection repose alors sur l’absorption de lumière par la partie photoactive de la molécule, ce qui engendre une réaction photochimique aboutissant à la rupture d’une liaison covalente, et à la photolibération de la molécule sous sa forme activée.

Ce phénomène de photolyse ouvre la voie à des applications très diverses, la première d’entre elles étant historiquement la synthèse organique. En 1962, Barltrop[80] et Barton[81]

rapportent tous deux successivement les premiers usages de groupements protecteurs photosensibles pour la déprotection d’acides carboxyliques et d’acides aminés utilisés en synthèse peptidique. Dans ces premiers travaux, il est rapporté que le carbamate 26 est clivé sous irradiation lumineuse, avec une réaction de décarboxylation, libérant ainsi de la glycine déprotégée (Gly) ainsi que l’alcool 27 correspondant au résidu du groupement protecteur photosensible utilisé (schéma I.11). En synthèse, l’usage de groupes protecteurs photolabiles est perçu comme une méthode plus « propre ». Elle permet en effet de s’affranchir des nombreux inconvénients qui caractérisent la chimie de déprotection habituelle, avec ses conditions opératoires souvent dures et des ajouts de réactifs indésirables aux autres étapes, mais qui restent pourtant une pénible nécessité. La lumière étant au contraire une condition de déprotection très douce, elle offre une alternative à ces traitements, et permet alors de déprotéger des molécules très sensibles, autrement incompatibles avec des bases ou acides forts, tout en étant totalement orthogonale de la chimie des groupements protecteurs traditionnels.

Schéma I.11 : Premiers exemples de photo-déprotection de glycine[80] et d’ATP.[83]

Ces conditions plus douces, ainsi que le contrôle spatiotemporel induit par la maîtrise de l’irradiation lumineuse, ont rapidement fait germer l’idée de tirer parti de ce phénomène photochimique pour libérer des substances bioactives. Schlaeger et al. avec l’adénosine monophosphate cyclique (AMPc)[82] et Kaplan et al. avec l’adénosine triphosphate (ATP)[83] furent les premiers à libérer des molécules d’intérêt biologique autres que des acides aminés par stimulus lumineux, en utilisant des dérivés du groupement ortho-nitrobenzyle (schéma

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I.11), et à introduire pour ces-derniers le terme d’ATP « cagée » pour le composé 28 ("caged" ATP), et de décageur ("uncaging").[83]

Le domaine de la libération de principes bioactifs étant très vaste, le terme de « cage » peut être source de confusion et controverse, notamment face à des systèmes basés sur des interactions non-covalentes et l’emprisonnement au sein de cavités moléculaires. Il convient toutefois de préciser que l’appellation de « décageur » est maintenant communément acceptée en tant que synonyme d’un groupement photosensible protégeant de façon covalente une fonction de reconnaissance ou la fonction qui exerce l’activité d’une biomolécule.

Contrôler le signalement cellulaire est un défi entraînant de nombreuses contraintes, et un décageur doit répondre à un véritable cahier des charges pour pouvoir être applicable en biologie.

(i) Le chromophore doit absorber la lumière de façon efficace. Cette efficacité est traduite par le coefficient d’absorption , ou le 2 pour le cas d’une excitation biphotonique.

(ii) La longueur d’onde d’excitation doit être compatible avec le milieu physiologique, afin d’éviter idéalement l’absorption de lumière par les chromophores biologiques et les potentiels photodommages qui en découleraient.

(iii) La réaction de photolyse doit être propre. Le ligand doit être libéré de façon quantitative (i.e. avec un rendement chimique proche de 100 %) et efficace (i.e. avec un rendement quantique de photolibération u aussi haut que possible). Comme évoqué lors du paragraphe II.4, le rendement quantique de la réaction photochimique u (u pour "uncaging") est défini comme le nombre de molécules libérées pour 100 photons absorbés.

(iv) La molécule cagée, modifiée chimiquement lors de l’ajout du groupement protecteur, doit être soluble dans le milieu physiologique étudié. Il faut donc concevoir un composé capable d’être photolysé en solution aqueuse oxygénée. Selon les applications, elle peut avoir pour contrainte de passer d’autres barrières cellulaires, ou de se lier à des récepteurs particuliers (cellules cancéreuses, sites actifs d’enzymes…).

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(v) Sous sa forme cagée, la biomolécule doit être inerte dans le milieu biologique concerné. Elle doit en outre être stable à la fois « dans le noir » (en l’absence d’irradiation lumineuse), et dans le milieu biologique avant d’être photolysée. (vi) Les intermédiaires et résidus de photolyse doivent, eux aussi, être inertes et

non-toxiques pour le milieu biologique.

(vii) Dans le milieu biologique, l’illumination de ce composé inerte doit lui permettre de regagner son activité de façon suffisamment rapide pour engendrer un pic de concentration en ligand, et l’activation des récepteurs cellulaires appropriés. Il doit donc être plus rapide que le processus étudié, mais aussi que le phénomène de diffusion (110–900 s, selon la nature du milieu, de la cage et du ligand).[84]

Le respect de ces contraintes rend complexe le développement de cages pour applications biologiques. La solubilité de ces structures organiques aromatiques en milieu physiologique est un des points critiques du développement, tout comme l’efficacité de libération du composé actif. À ce titre, pour faciliter les comparaisons et de façon analogue à la brillance (f) pour les fluorophores, il est courant d’évaluer l’efficacité de photolibération par un paramètre global tenant compte à la fois de la capacité d’absorption du chromophore et de son efficacité photochimique. La « photosensibilité » est notée u pour une excitation monophotonique et u pour une excitation biphotonique, et exprimée telle que :

εu = ε Φu δu = 𝜎2 Φu

Où  et 2 sont respectivement le coefficient d’extinction molaire de la cage (en M-1cm-1) et sa section efficace d’absorption à deux photons (en GM) à la longueur d’onde d’excitation utilisée pour la photolibération, et u le rendement quantique de la réaction de photolibération. Les avantages intrinsèques de l’absorption à deux-photons présentés dans le paragraphe I.2 ont en effet conduit les groupes de recherche à adapter les PPGs à cette technique particulière d’excitation.

(Eq. I.34)

) (Eq. I.35)

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