• Aucun résultat trouvé

Les stratégies de défense face à la douleur d’autrui La « distance nécessaire »

3. TROISIEME PARTIE : La prise en charge de la douleur par le personnel soignant

3.3. Les stratégies de défense face à la douleur d’autrui La « distance nécessaire »

La distanciation dans la relation soignant-soigné est de règle dans les milieux de soins. Dans le service d’ « hémato » elle est observable parfois dans les pratiques du personnel, dans les différentes approches aux patients. Mais il s’agit aussi d’une notion qui est liée à la vie personnelle et émotive des acteurs, et qui est ressortie de manière très évidente pendant les entretiens individuels. Pour les soignants d’ « hémato » le fait de pouvoir prendre du recul émotionnel, de savoir mettre la « juste distance » dans la prise en charge de la douleur, est une ressource indispensable.

« Dans le contact avec le patient, je reste toujours dans les limites du professionnel…comment expliquer… on n’est pas amis, on reste patient-infirmière… sinon après on s’attache trop, surtout ici dans ce service… pour ceux qui sont en fin de vie… après ça te touche trop. Il faut être auprès du patient, savoir écouter mais ne pas

116 se laisser toucher personnellement. Ce n’est pas facile à expliquer. » (Claudia, infirmière de nuit, entretien).

« Les limites [avec les patients] il faut savoir les mettre. Parce que face à la maladie on ne peut pas trop s’investir… parce que sinon on se perd complètement…quand on voit que… c’est trop difficile à soigner, quand on n’arrive plus à être en contact avec le patient…qu’on n’est pas bien, il faut passer le relais. [Savoir mettre les distances] ce n’est pas une chose qu’on nous apprend, jamais. C’est personnel. La difficulté majeure ici …c’est justement la douleur : ne pas arriver à la soigner, ne pas arriver à la soulager. Ça c’est le gros problème. » (Lisa, AS de nuit, entretien).

« Déjà il ne faut pas tutoyer la personne…ne pas raconter notre vie non plus » (Mimi, ASHQ, entretien).

« Le contact quotidien [avec les patients] est très enrichissant, c’est presque un besoin : quand je suis en vacances pour plusieurs jours, pour plusieurs semaines, j’ai envie de retourner auprès d’eux, ils me manquent… Parce que là aussi c’est presque une famille, il n’y a pas qu’avec le personnel…Mais c’est vrai que la souffrance au quotidien, d’un coup, même si on essaye de mettre des limites un peu pour se protéger nous-mêmes, parfois la limite est dépassée et la souffrance nous atteint aussi en plein cœur et les patients auxquels on est attachés,… bien, là on fait avec, mais on est aussi des humains, malgré nos blouses. Personnellement, moi j’évite au maximum le contact physique… après ça dépend… Parce que c’est ce qu’on appelle la « sphère intime », il y a plusieurs types de sphères, et avec le contact physique on rentre directement dans l’intimité de la personne … et voilà ça peut gêner certains … on n’est pas non plus des copains, il faut respecter cette sphère… on ne se connaît pas, ou ils ne nous connaissent pas …on ne peut pas les envahir comme ça. » (Nora, infirmière de nuit, entretien).

La « juste distance » est à la fois une nécessité professionnelle et une nécessité intime. Son apprentissage est empirique, très individuel.

« Ça reste quand même que ce sont des personnes dont j’aurai un souvenir, mais ce ne sont pas des personnes de ma famille, ni des proches…. Ni quand je dois m’en occuper je m’en occuperai comme telles, comme si s’était ma mère, ma sœur, …je me rends compte qu’il pourrait être quelqu’un de ma famille … mais je mets quand même la

117 barrière sinon on ne peut pas… travailler... et je pense que pour tout le personnel ça se passe comme ça, parce que sinon ils ne tiendraient pas … je veux dire, on est obligé de faire comme ça. Moi, par exemple, je fais attention à ne jamais tutoyer.» (Annie, ASHQ, entretien).

Lors de notre entretien, je demande à Corinne :

« Il s’agit d’une distance nécessaire pour les soignants ou plutôt pour les soins ? » « Je pense pour les deux. Je pense qu’il faut que le patient sente que je suis soignante avant tout et pas autre chose, donc je ne tutoie jamais les patients, pour moi c’est une barrière… voilà je ne vais pas donner mon numéro de téléphone, je ne vais pas boire un coup après ,une fois que le patient sort… parce que parfois il arrive que s’il y a une rechute, que le patient retourne dans le service … il n’y a plus…la distance nécessaire. Au tout début je me réveillais la nuit et je pleurais… Et donc j’en avais discuté avec l’équipe du jour, parce que à l’époque j’étais du jour, et les filles m’ont dit, ‘Ecoute, mais si tu es mal un jour ou l’autre, tu nous le dis, on te change de secteur, comme ça te permet de souffler encore, de prendre du recul ‘. Donc on a fonctionné comme ça, après voilà j’ai mis un peu de distance en évitant le tutoiement et petit à petit je pense que je me suis fabriqué des mécanismes de défense. Après ça ne veut pas dire qu’on est insensibles ! On est toujours sensibles à la douleur… aux décès… Mais je pense qu’inconsciemment se créent des mécanismes de défense. » (Corinne, infirmière de nuit, entretien).

La solidarité dans l’équipe, qui peut permettre un passage de relais dans la prise en charge de la douleur, est un ressort important pour les soignants en contact avec les patients chroniques et la fin de vie.

« Je pense que quand on sent que les limites ne suffisent pas, que c’est un peu trop pour nous, … Moi souvent pour un certain temps je ne veux plus de contacts avec la personne : je demande à une collègue de la prendre en relais. Quand je sens que c’est trop pour moi, quand je vois que ça va trop loin, que les limites sont dépassées, je demande à ma collègue de prendre le relais. Il faut savoir se préserver aussi … » (Magali, infirmière, entretien).

L’initiation à cette distance, la construction de cette barrière émotive de protection, s’apprend surtout à travers l’expérience, un apprentissage qui peut devenir, parfois, très douloureux.

118 « Moi, quand j’ai commencé à travailler à l’hôpital, j’avais 18 ans et j’étais dans un service de médecine où il y avait beaucoup de cancers et beaucoup de jeunes, et… j’avais 18 ans, je débutais dans le métier et donc je n’en savais pas trop, …je n’arrivais pas… à mettre une barrière quand je sortais du travail, tu vois ? J’étais trop jeune, ça me prenait trop, j’étais trop sensible : ça a été vraiment très dur. C’est encore dur, parce qu’on s’endurcit quand même, mais c’est encore dur… mais ça va, je suis plus mature, je suis plus âgée, j’ai plus d’expérience… » (Lolo, AS, entretien).

Il s’agit donc d’un apprentissage qui se déroule, pour la plupart, de manière solitaire et individuelle. Manon, l’étudiante infirmière, bien qu’elle n’ait pas encore d’expérience par rapport à la construction de la « juste distance », a déjà une idée très claire de ce qu’il s’agit :

« C’est la notion de distance avec le patient la difficulté principale [de travailler dans ce service] parce qu’il y a … c’est-à-dire, le cancer c’est un peu la maladie du siècle, on va dire…donc on est tous plus ou moins de près ou de loin touchés par cette maladie, donc parfois ça peut nous renvoyer à quelque chose de personnel, mais je pense aussi qu’on vit pendant des mois avec chaque patient, des mois intenses quand même avec eux… Je trouve que c’est difficile d’avoir la bonne distance en fait, …et de savoir comment nous placer en tant que soignants…et encore davantage pour moi, en tant qu’étudiante, en fait. Oui ça s’apprend... avec l’expérience en fait, et avec le temps, je pense que c’est comme partout, dans les relations humaines, …donc il y aura des patients avec lesquels ça se passe moins bien, certains avec lesquels il n’y aura pas de distance, avec d’autres ça se passera très bien aussi, mais il vous arrivera de mettre cette distance, ….Donc je pense que quelque part ça s’apprend, mais en même temps c’est aussi personnel. Ça dépend vraiment de l’échange entre les deux individus… » (Manon, étudiante infirmière, entretien).

La nature de la « juste distance » se dévoile donc comme une négociation tacite entre le soignant et le patient : une négociation d’espaces et de sphères d’intimités, qu’il faudra rétablir à chaque échange ; la difficulté à garder cette « juste distance » sera proportionnelle à la durée de la relation entre patient et soignant : plus la relation se prolongera, plus la distanciation risquera de s’effondrer.

La prise en charge de la douleur dans le service d’ « hémato » comporte donc un équilibre difficile entre l’investissement personnel et la construction des barrières émotives dans la relation avec le patient. La frontière entre l’engagement et la « juste distance » est mobile : elle

119 peut varier selon les périodes, les contextes, les parcours individuels. Il faut savoir poser cette « distance nécessaire », tout en gardant l’empathie et le savoir-faire nécessaire dans la prise en charge des pathologies graves et de fin de vie.

« Quand je suis venue ici [travailler dans ce service] je mettais beaucoup plus de limites. Parce que j’avais peur, …pour me préserver. Et donc je me suis rendue compte que ça mettait des freins justement dans le côté particulier du service… de la prise en charge du chronique. C’est surtout que moi je restais infirmière et le patient ‘patient’… Alors que maintenant je peux raconter des choses... pas sur ma vie justement mais… des choses quand même : je dis ‘ voilà j’ai une fille...Ma petite a 2 ans ‘ des choses comme ça… Donc je livre des choses personnelles pour faire en sorte que la personne m’en livre aussi… Je me suis rendue compte que … après je ne vais pas tout délivrer, mais il y a des petits points qui peuvent ouvrir une discussion, qui font que la personne est en confiance, …donc, j’en ai enlevé au fur et à mesure, des limites… » (Magali, infirmière, entretien).

« La gestion émotionnelle du cancer par les praticiens revêt une dimension importante, qui se retrouve tant dans les réflexions qui concernent l’organisation de la gestion collective du cancer, que dans les relations que les professionnels établissent avec les malades. L’émotion intervient dans tous les domaines qui touchent à la qualité des traitements » (Soum-Pouyalet, 2006 :3). La mobilisation des capacités d’adaptation à chaque patient, face à une grande variété de cas diversifiés, est donc un enjeu important pour le personnel soignant. « Ils s’investissent en tant qu’êtres humains et non plus seulement en tant que techniciens de la santé […] Une autre forme de relation se crée, qui engage le soignant au-delà de sa fonction initiale et l’expose en tant que personne » (ibid.).

Si le progrès technologique médical et l’évolution des traitements ont favorisé la distanciation du patient dans la prise en charge de certaines pathologies, ces mêmes facteurs ont prolongé la durée de certaines autres (l’émergence des nombreuses maladies chroniques). C’est la prise en charge de la « chronicité » qui contraint le soignant à trouver un compromis délicat entre empathie et stratégies de distanciation et de protection. La prise en charge de la maladie, la relation à la douleur d’autrui étalées sur une longue durée font de la chronicité un enjeu difficile à gérer pour le personnel soignant. L’inadéquation du concept de « guérison », le passage à une « gestion » de la maladie et de la souffrance, ne peuvent qu’engendrer chez les professionnels de la santé un sentiment d’inefficacité et d’impuissance. Les praticiens ne peuvent plus uniquement « exécuter » et mettre en place des techniques (comme ce serait dans l’idéal de

120 l’efficience biomédicale et technique): face à la chronicité et à la fin de vie, la prise en charge de la maladie devient donc un enjeu difficile pour le soignant. La distanciation du patient devient plus ardue et l’équilibre émotif et personnel du soignant est mis davantage à risque.