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2.2. Les temps du travail La mise en scène des rôles et la relation aux patients

2.2.1. Le matin Quand « ça part dans tous les sens »

Si la relève du staff de 8h20 est la plus « formelle », pendant laquelle est présent la plupart du personnel de l’équipe du jour, avant de commencer les tours de chambres il y a une autre réunion, un autre rituel plus convivial : le petit-déjeuner du personnel dans l’Office, voire la cuisine. Il est l’occasion d’échanges informels, de commérages, de « retrouvailles ».

Les infirmiers, les AS et même les ASHQ ont entamé leur journée de travail à 6h30 : les infirmiers ont déjà fait le premier tour de médicaments, les AS ont déjà servi les petits déjeuners dans les chambres, et fait le nettoyage de certains locaux. Il est donc l’occasion d’une pause un peu plus longue. Après il faudra recommencer un autre tour du chariot des « médocs », les prises de sangs, les températures, les tensions, les toilettes des patients avec une autonomie réduite, pour les AS et les infirmiers, le tour de nettoyage de chambres pour les ASHQ. Et, surtout, le tour de visite des médecins, qui change chaque jour de la semaine, selon le spécialiste présent, ou alors il est délégué aux deux internes.

La pause dans l’Office après le staff est alors fondamentale. Cet espace est, comme le vestiaire, réservé uniquement au personnel : il faut connaitre le code pour pouvoir y accéder.

Ici c’est le domaine du personnel paramédical. Les AS et les infirmiers prennent place autour de la petite table au centre, on fait réchauffer le café, certains se servent du thé. Normalement il y a toujours quelqu’un qui a prévu du pain frais, des croissants, parfois des confitures maison, des gâteaux. La cagnotte, en effet, est une pratique commune à la plupart des services. Mais si ce n’est pas le cas, on mange les petits pains, les confitures ou les fruits destinés aux patients et qui restent toujours après le petit déjeuner.

On bavarde et on rigole parfois à haute voix. Les thématiques de conversation sont variées : le temps, le dernier film vu au ciné, la prochaine sortie organisée par « les filles » du service, la nouvelle voiture de la jeune infirmière Elise, les problèmes avec la nounou de la cadre infirmière. Les patients ne sont pas souvent évoqués dans le discours. Le téléphone ou la sonnette des chambres peuvent sonner mais on traine tranquillement sans trop « se casser la tête ». « On cherche à oublier le travail dès qu’il y a un petit moment creux » (Peneff, 1992 : 80).

C’est visiblement le « territoire » des infirmiers et du « petit personnel », car les médecins et les internes y viennent, mais pas toujours, pour y prendre le café et restent tout le temps debout.

59 Bien sûr on les invite à s’asseoir ou à se servir de gâteaux : mais cela ne fait que confirmer l’Office en tant qu’espace du personnel paramédical.

Cette pause du matin dans l’Office ne peut pas durer longtemps : tout le monde est évidemment plus ou moins pressé de commencer le travail du matin. Ceux qui veulent profiter d’une pause cigarette partent juste en peu avant.

« T’as vu ? Le matin ça part dans tous les sens ! ».

Effectivement, suivre l’ensemble des tâches qui s’effectuent pendant la routine du matin n’est pas facile. Pour un observateur externe, qui ne travaille pas et qui peut choisir de changer de perspective à tout moment, le matin est plutôt mouvementé, comme l’atteste l’encombrement du couloir, plus qu’à d’autres moments dans la journée.

Le matin on peut observer le travail des AS, le nursing. J’ai pu assister à la première toilette à la suite d’une brève négociation de ma présence : tout le monde, sauf le patient qui occupe le lit à côté, doit sortir de la chambre, afin de préserver l’intimité du patient qui sera déshabillé. J’assiste donc à la toilette de Mr Y, qui n’arrive pas à bien s’exprimer, et qui se laisse manipuler en totale passivité. Rapidement les deux AS le déshabillent, le lavent avec des gants, le « haut » d’abord et puis le « bas », en gardant toujours le bonnet sur sa tête. Je découvre le savoir-faire des AS et je reste même étonnée en voyant comment on peut arriver à changer les draps avec un patient au dessus, comment on arrive à le « remonter » à deux et mieux l’installer sur le lit. « Tu vois ? C’est plus fort qu’eux » me dit Lolo, l’AS, en parlant des patients, «On tombe toujours vers le fond du lit quand on y reste toute la journée ».

On remplit le verre d’eau, on lui rapproche la petite table avec ses effets personnels, on lui demande « tout va bien ? » à haute voix, même s’il ne répondra pas. La stimulation verbale est faite avec de l’énergie, peut être pour le « réveiller ».

Avant de sortir on ramasse les couches et les draps sales qui ont été jetés par terre. Le patient, juste après, a visiblement un autre aspect : il est plus propre et bien assis sur son lit. Juste avant qu’on sorte il dit ses premiers mots depuis qu’on est dans la chambre :

« Vous avez bon cœur ».

La métamorphose produite par le « rituel » de la toilette s’est renouvelée, encore.

Quand je sors de la chambre, mon attention est à nouveau attirée par les voix deux chambres plus loin : je rejoins alors Mimi et Annie, les deux agents qui travaillent depuis longtemps dans le service. Elles suivent leur tour de chambres à nettoyer. Normalement on les entend bavarder les patients : du temps, de régions ou de pays d’origine, de recettes de cuisine… Cette chambre

60 aujourd’hui n’est pas trop « disponible au dialogue », et donc, après un chaleureux « bonjour », elles continuent leur travail.

Je remarque que pour elles le nettoyage des chambres est dépendant du travail des autres : celui des médecins qui assurent les visites et celui des AS qui font les toilettes. Donc, le rythme de leur travail dépend du rythme de travail des autres. Il est à remarquer que leurs tâches sont essentielles : l’entretien de la propreté des chambres est le préalable à tout autre soin, dans un milieu, l’hôpital, où l’hygiène est un des piliers fondamentaux. Malgré cela, le travail des agents est évidemment subordonné aux temps des autres acteurs du personnel, dans un ordre de priorité des activités qui est établi par « l’urgence »35.

Avant midi le rythme du travail s’accélère. Mimi est en train de terminer la dernière chambre et deux AS viennent d’entrer dans la chambre avec tout le nécessaire pour faire une toilette, mais, en même temps la cadre infirmière et les internes y entrent aussi pour faire la visite, sans rien demander : les filles sont obligées de tout arrêter et de sortir de la chambre en interrompant leur travail. Les AS sortent avec des exclamations, Mimi laisse tomber le sac de la poubelle par terre en riant : mais le message est clair.

Je suis Amira et Miriam qui vont faire la dernière toilette. Le patient concerné est arrivé la veille. Il s’agit d’un monsieur aux cheveux blancs, mais d’un âge indéfinissable. Il vient de neurologie et, à part des yeux grands ouverts, il n’a aucune réaction au monde externe. On le retrouve dans la même position fœtale, la même que lorsqu’il était entré dans le service. Il n’a pas bougé. Miriam commence à lui parler doucement. Les deux filles le tournent délicatement, savonnent sur tout le corps avec des gants. Puis, elles le massent autour les genoux et les chevilles, car on s’aperçoit vite de débuts d’escarre sur les points d’appui. À chaque nouveau geste, Miriam lui explique qu’elles vont lui faire la toilette et, pas à pas, où elles vont le toucher. Le silence du patient nous amène à parler entre nous.

« Mais à toi la nudité comme ça… ça ne te fait pas d’effet ? Parce que moi les premières fois… C’était …quelque peu bizarre » me dit Amira.

Je leur demande quel effet produit un contact si proche aux corps des patients.

« Ah ! Après on ne fait plus attention…Si on n’aime pas le contact physique on ne choisit pas ce métier ! » M’explique Miriam, et ajoute :

« Moi je pense toujours que cela pourrait être moi ou ma mère, par exemple, à leur place… j’aimerais être bien soignée, qu’on s’occupe bien de moi. Mais aussi parler tu

35 « Ce pouvoir d’invoquer l’urgence, donc de sauver une vie, et de s’affirmer comme seul capable de la décider

et de la maîtriser, voilà ce qui distingue le médecin de la plupart des autres experts travaillant dans d’autres organismes » Freidson, 1984 : 127.

61 vois ? Il y a des patients qui ont besoin du temps, de rester avec eux, mais ce n’est pas toujours possible…certains cadres ne veulent pas. Moi je pense que le mieux serait plus de personnel pour avoir plus du temps pour chacun ».

On change de discours, on parle entre nous en ramassant les linges et les couches jetés par terre. Miriam va vider le seau et retourne vers le Mr : elle le touche délicatement et lui dit :

« Là on a terminé monsieur ».

Et à ce moment précis, j’assiste à une sorte de miracle : les yeux clairs du patient, qui avaient continué à fixer le vide dans une absence totale, maintenant regardent véritablement Miriam pour la première fois, comme si ses gestes avaient ouvert un passage entre lui et le monde extérieur.

Le tour du chariot des infirmiers est plus pressé le matin que l’après-midi. « Le matin il y a moins de temps ».

Je le suis avec difficulté : l’ensemble des préparations de médicaments, les posologies, le langage technique m’échappent. Par contre, à chaque fois, les infirmiers qui rentrent pour prendre la tension, la température (tâche qu’ils partagent avec les AS) et changer les perfusions, demandent toujours :

«Avez- vous mal ? », « Ça va avec la douleur aujourd’hui ? ».

La prise en charge technique commence ici : par le questionnement direct des patients. Mais chaque patient, selon son état, selon l’âge et la capacité d’élocution ou de compréhension de la langue, répond de façon différente, ou ne répond pas du tout. Certains, souffrant visiblement, font un signe avec la tête pour montrer que ça va. Comprendre, pour l’infirmier, résulte alors souvent de son expérience, de son intuition et de ses rapports personnels avec le patient. Une sorte d’ « herméneutique de la douleur » d’autrui.