• Aucun résultat trouvé

Les discours et les pratiques de mise à distance des patients

2.4. La définition des identités et des frontières : la relation aux patients

2.4.2. Les discours et les pratiques de mise à distance des patients

Ce jour-là il n’y a pas vraiment de relève. On est tous dans l’Office autour de la table, Victoria et Clarisse prennent plus de temps pour manger. Arrive un médecin qui je n’avais jamais rencontrée avant : la Dt. B., une dame de 50 ans environ, qui montre tout de suite beaucoup de charisme. Les infirmières semblent très à l’aise avec elle et on lui fait un résumé rapide des patients, entre deux bouchées. Tout le monde se tutoie tranquillement. La Dt. B. semble ne connaitre guère les patients, donc elle fait forcement confiance aux infirmières.

La façon de parler des patients est à cette occasion un peu dure, avec un humorisme un peu brutal, qui paraît indélicat envers ces personnes malades. Mais dans le contexte des coulisses du service, il s’agit d’une modalité tout à fait habituelle de la part de certains dans le personnel soignant. Il s’agit, certes, d’un langage que l’on n’utilise jamais directement avec les intéressés, qui fait partie d’une mise à distance des problèmes, de la douleur et de la mort dont la relation prolongée exige de réussir à en rigoler pour pouvoir s’en détacher. Quand on apprend à côtoyer le personnel, quand on rentre dans la même logique, ces commentaires un peu durs, ce sarcasme un peu noir apparaissent bien plus « naturels », moins blessants, autant que drôles.

La Dt. B. prend en main le feuille de la relève :

« Je n’y vois rien sans mes lunettes, bon, dites moi un peu comment ça se passe dans la zone protégée ».

« En fait il n’y a que Mme I…. »

« Mme I. ? Elle est encore là ? Alors elle meurt ou ne meurt pas ? »

« Eh il y a des jours que tu penses ‘ça y est, ça sera pour aujourd’hui’ et après rien du tout »

« Mais elle est à la fin ! Pourquoi ne pas l’envoyer chez elle ? »

« Mais elle y est retournée il n’y a pas longtemps. Mais elle s’est fait bouffer par son petit chien ! Si tu vois dans quel état est sa jambe ! Et pense que son chien est un chihuahua ! Après il faut la croire eh !»

La Dt. B. regarde en petit peu les prescriptions :

« Non mais attends : pourquoi vous lui donnez encore des antibiotiques si elle n’a plus de plaquettes ?...là lui donner des blancs ça serait du palliatif ! »

« Ah ! Et après il y a la chambre des cas sociaux ! Il y a cette dame qui n’a pas de logement donc reste là et l’autre qui s’est fait battre pour son mari… »

« Ah bon… et pourquoi ils sont là ? »

94 Plus tard je rentre avec la Dt. B. et Victoria dans la zone protégée, chez la dame en question. Le médecin est rapide, mais à l’écoute. Avec un autre patient, qu’elle semble bien connaître après des mois de consultations, elle lui reproche directement de n’être pas assez dans l’esprit de suivre les soins. Quand on arrive à la fin du tour de visite, on entre dans la chambre « des cas sociaux ». La Dt. B. pose juste quelques questions pour voir si tout se passe bien. Puis, lorsqu’elle sort, elle me dit :

« Il n’a pas raté le coup son mari eh ! » commentant l’hématome sur le visage de la patiente.

- Difficultés de communication : les patients étrangers

Le « cas » de Mme Oliveira est intéressant pour montrer la difficulté de la prise en charge d’une patiente étrangère, avec laquelle la communication est presque impossible. Elle est vite estimée comme une « mauvaise malade ». Il s’agit d’une petite dame, avec les cheveux blancs et une paralysie de tout le côté gauche de son corps. Elle est venue accompagnée par sa fille, la seule qui parle français, car Mme Oliveira ne parle que le portugais, et ne parait pas vouloir faire d’efforts, aux yeux du personnel. Elle restera dans le service pendant quelques semaines, et tout au long de son hospitalisation, tout les soignants, médecins y compris, auront du mal à la comprendre. Le problème vient aussi du fait aussi que Mme Oliveira n’arrive pas vraiment à sourire, et montre tout le temps une expression très dure sur son visage. Ne comprenant pas trop le français elle n’a peut être pas compris comment se servir de la sonnette et donc appelle tout le temps avec des petits cris : « infirmera ! ».

Certains AS et infirmiers connaissent l’espagnol et cherchent à communiquer avec Mme Oliveira, mais, évidemment, l’espagnol et le portugais ne sont pas tout à fait les mêmes langues. Pendant les visites médicales la situation ne se passe pas mieux : si avec les patients d’origine maghrébine les médecins peuvent demander la traduction en arabe à l’assistant Omar qui connaît la langue47, ici on manque de repères. Les médecins essaient de lui faire comprendre des questions mais Mme Oliveira ne fait que dire : « no entende ». Donc, à la fin, les médecins

47 Dans le service d’hémato les patients étrangers ne sont pas nombreux. Ici dans la région du sud-est les personnes

d’origine maghrébine parlent souvent bien le français. En outre la possibilité d’avoir un traducteur d’arabe (Omar) au sein de l’équipe médicale donne beaucoup d’avantages face aux problèmes de communication avec la plupart des patients d’origine étrangère. En outre, par rapport aux services hospitaliers italiens, il n’y a pas le décalage linguistique générationnel et régional : en Italie normalement les patients âgés (qui représentent un pourcentage important des hospitalisations) ne parlent que leur dialecte, et la difficulté de communication augmente quand, souvent, le personnel soignant est originaire d’une autre région (notamment s’il s’agit de professionnels du sud venus travailler au nord). En France donc, par rapport à mon pays d’origine, les problèmes liés à la communication avec les patients, sont fort différents.

95 ne font que regarder et toucher la patiente : en somme chaque visite ne dure pas longtemps. A chaque relève, quand on parle de Oliveira, les commentaires sont toujours les mêmes : « On comprend rien de ce qu’elle dit », et on rit parfois en faisant l’imitation.

Je retrouve souvent madame Oliveira seule dans sa chambre à crier « infirmera » : la plupart du temps elle n’a besoin que d’être mieux installée ou alors de quelqu’un qui l’aide à manger. À cause de ma blouse blanche elle me prend pour une infirmière, et, parce que j’ai l’avantage d’avoir du temps et celui de parler quelque mot de portugais, c’est moi qui m’occupe un peu d’elle. Malgré son visage si dur, elle remercie toujours. Mais mes efforts pour passer le relais aux soignants, pour servir d’intermédiaire, n’aboutissent pas.

Après lui avoir fait manger la compote je retourne dans l’office. Je trouve Xavier, l’AS d’origine sarde en train de feuilleter des revues empruntées dans les chambres des patients. La journée est maussade, personne ne semble être de bonne humeur. Avec lui j’ai plutôt de bons rapports : on parle de l’Italie, notre pays d’origine. Je négocie avec lui, depuis des semaines, la possibilité de faire un entretien, et il continue à refuser en rigolant. Je pense avoir compris qu’il n’a pas envie de parler de certaines choses (la douleur, l’engagement personnel), après 36 ans de service : c’est comme si, pendant toute cette carrière à l’hôpital, il avait trouvé un équilibre, une juste distance. Souvent je l’ai vu lors des week-ends, passer du temps à bavarder de façon amicale dans certaines chambres. Mais, à toute sollicitation d’une réflexion personnelle sur son rôle, il s’échappe : comme s’il voulait garder l’équilibre achevé de vivre ce travail comme si c’était un boulot comme un autre. Chaque fois Xavier montre ne pas vouloir être dérangé, de ne pas vouloir entendre parler d’engagement : il pense à sa retraite, il se sent déjà en dehors du service.

« Moi je fais mon boulot et c’est tout » me dit-il.

Quand je lui parle de madame Oliveira qui appelle longtemps de sa chambre, il m’explique simplement : « On ne peut pas répondre tout le temps… sinon on serait toujours là. Ils appellent ils appellent : on ne peut pas toujours répondre aux sonnettes sinon on ne travaille plus, on n’arrive pas à s’organiser». C’est aussi un autre message qu’il m’a fait passer : garder la distance est la règle, a priori, surtout avec les patients les plus « exigeants ».

- Le personnel et la relation aux familles

Apparemment, les patients ne sont pas les seuls à être qualifiés de trop exigeants, mais il y a aussi les familles et leur présence dans le service, considérée dérangeante. Lors de notre colloque, la cadre infirmière m’expliqua :

96 « Le contact avec les familles des patients est très difficile, car en oncologie elles représentent un public très demandeur… ».

Lors de notre entretien, Lisa m’explique les difficultés du travail dans le service d’hémato: « C’est surtout la relation avec la famille : ça c’est difficile, parce qu’il y a des familles qui se lâchent complètement au moment du décès : elles se mettent soit à pleurer soit à hurler …donc on ne sait pas trop comment ça va tourner. Donc ça ce n’est pas évident à côtoyer, dans ce service. Et les formations qu’on fait sur la douleur sont utiles…pour cela : elles nous apportent quand même … des réponses. Parfois on est bloqué on ne sait pas trop comment faire … comment se comporter auprès de la famille. Ce qui est un gros souci, quoi ».

« La famille pose plus de difficultés que les patients ? » demandai-je. « Oui ! » (Lisa, AS de nuit, entretien)

Les relations qui s’établissent autour des soins, la prise en charge du patient même, comporte des interactions à trois niveaux (les soignants, le patient et la famille) et sont donc complexes. « Ne pas travailler sous le regard des tiers intéressés, tenir à distance l’environnement familial est un moyen de prévenir les critiques et d’éviter les demandes intempestives » (Peneff, 1992 : 96).

« La difficulté parfois c’est justement de ne pas réussir à trouver les mots, les soulager pour les rassurer …. Ou alors avec les familles… la famille qui a très peur, qui est parfois très envahissante… c’est difficile parfois de le gérer, parce qu’il faut trouver du temps pour eux aussi…qu’on n’a pas forcement parce qu’on doit s’occuper des autres patients, donc il faut équilibrer, ne pas non plus les rejeter … trouver du temps pour eux tout en s’occupant de tous les autres patients… » (Nora, infirmière de nuit, entretien).