• Aucun résultat trouvé

3. TROISIEME PARTIE : La prise en charge de la douleur par le personnel soignant

3.4. Le souffrance du personnel face à un deuil

Dès mon arrivée dans le service d’ « hémato », il s’est passé un événement qui a engendré une sorte de sentiment caché qui a parcouru l’ensemble du personnel, un discours « souterrain » qui a accompagné toute ma période dans le service d’ « hémato ». Dans ma position d’externe, il m’a fallu du temps pour comprendre de quoi il s’agissait ; puis, au fur et à mesure, certains membres du personnel ont même commencé à raconter ce qu’il m’était d’abord interdit de connaître. On pourrait aussi estimer qu’ils ont commencé à s’expliquer plus librement après l’arrivée de la « petite », un « événement » pour le personnel du service, que j’aurai vécu avec eux.

Pendant une des premières relèves du staff le matin, en octobre, le Dr. G. entre dans la salle des infirmiers et prend rapidement la parole :

« Mme Loritano est morte hier, pendant la nuit, chez elle ».

Il y a quelques commentaires, quelques questions auxquelles je ne fais pas trop attention, puis la relève continue comme d’habitude et le travail du matin suit sa routine. Mais cette annonce a eu un impact sur les soignants que je découvrirai seulement plus tard.

Le jour suivant, la psychologue arrive dans le couloir en larme. Il y a quelques échanges chuchotés avec les infirmières, puis elle s’enferme dans le bureau de la cadre infirmière. J’apprends seulement que les faits sont corrélés. Quelqu’un m’explique :

« C’est la patiente qui est décédée l’autre jour. Elle était dans le service depuis longtemps… on avait tous une bonne relation avec elle. »

Il s’agit d’une jeune patiente de 30 ans qui a été hospitalisée pendant des semaines dans la zone protégée. Son décès n’a pas été comme les autres : il a eu un effet non indifférent sur la plupart du personnel. C’est d’ailleurs le décès dont m’avait parlé la cadre infirmière. Il a été vécu comme une sorte de deuil collectif sans pouvoir être vraiment formalisé comme tel : le personnel n’est pas la famille, il est censé maintenir une certaine « distance professionnelle » ; bien sûr il peut s’émouvoir, il peut manifester des émotions, mais, l’élaboration d’un deuil est autre chose : les soignants n’ont pas le temps, ne peuvent pas être atteints par un décès particulier lorsqu’il s’en produit souvent dans le service où ils travaillent tous les jours.

121 Ce deuil de Mme Loritano est remonté à la surface quand, un jour de décembre, est arrivée dans le service une autre jeune patiente, Jessica, dont la prise en charge se montrait déjà problématique. C’est au cours d’une relève que le responsable du service annonce brièvement qu’une patiente de 20 ans arrivera depuis les urgences avec une grave leucémie. Il précise à nouveau l’âge mais il ajoute aussi qu’elle a « un léger retard mental… rien de grave mais ainsi elle semble encore plus jeune ». Tout le personnel présent se montre un peu inquiet : certains posent des questions, Lolo laisse échapper une exclamation. L’inquiétude n’est pas seulement causée par l’annonce du retard mental, mais, comme il me sera expliqué plus tard, aussi par l’âge de la patiente : c’est avec les personnes les plus jeunes que le risque de s’impliquer est majeur.

Jessica arrive l’après-midi : elle est en effet très jeune, mais ce qui étonne le plus c’est que, quand on interagit avec elle on a l’impression que : « Elle fait vraiment 15 ans ! Même pas : une gamine ! ».

Pendant une autre relève Victoria (qui la suivra beaucoup) parle d’elle comme de « la petite » : « La petite est très angoissée : elle ne fait que demander des explications sur tout… et la mère n’aide pas beaucoup ».

Les rumeurs du personnel à propos de sa famille ne sont pas trop gentilles : on suspecte des histoires cachées. En effet Jessica sera souvent entourée par la famille, en particulier par sa mère « qui ne semble pas non plus comprendre la gravité de ce qui arrive à sa fille ».

Effectivement ce qui arrive est si soudain que ni « la petite », ni sa famille ne comprennent. Les symptômes sont des hématomes, des croutes sur les lèvres, puis la fièvre. Chaque fois que je les rencontre elles se réfèrent à la leucémie de Jessica ou à chaque symptôme comme à « la maladie », avec une sorte de mystère.

« Ah, alors cela c’est à cause de la maladie ? C’est la maladie qui fait ça ? Je ne peux pas rentrer à Noël chez moi ? C’est une putain de maladie ! »

L’après-midi suivant, je rejoins le tour des infirmières : les prises de tensions, la mise en place des chimios et des antibiotiques. Magali va changer l’antibiotique de Jessica qui commence à lui poser beaucoup de questions autour des causes de la diarrhée, mais cet échange ressemble plus à un interrogatoire serré qu’à un dialogue : Magali sort de la chambre avec une expression exaspérée.

Le vendredi, pendant la relève, on apprend que la « petite » maintenant a été mise en « isolement de respect », donc elle est seule dans la chambre, en attente que se libère une place dans la zone protégée. Les échanges du personnel autour de cette patiente se déroulent sur deux registres :

122 d’un côté il y a les commentaires stupéfaits de la rapidité et de la force de l’évolution des symptômes :

« Je n’avais jamais vu une chose pareille : tout le lit était plein de sang ! » ;

De l’autre côté le personnel donne libre cours à des commentaires au sujet de sa déficience mentale :

« Elle est vraiment pédiatrique ! Je ne pense pas qu’elle comprenne… »

« T’as vu qu’elle a tous les gadgets de Violetta ? Comme ma nièce… mais ma nièce a 8 ans ! »

« On lui a expliqué que ça sera long, mais elle est encore convaincue qu’elle rentrera chez elle ».

Elise, l’infirmière, évoque le cas de Mme Loritano :

« J’ai rencontré sa sœur l’autre jour, elle m’a reconnue… » Et elle n’ajoute rien d’autre. Evidemment, pour tout le personnel l’association entre la « petite » et la jeune patiente décédée chez elle, est flagrant. La comparaison entre les deux patientes semble avoir un sens pour le personnel surtout au niveau émotionnel : toutes les deux sont jeunes, mais Mme Loritano était très seule, n’avait pas d’entourage, par contre la « petite » a continuellement des visites, en particulier de sa mère (dont le personnel redoute aussi un retard mental).

Au cours de la même relève un décès est pronostiqué : il s’agit de Mme Schulz, qui était sortie il y a une semaine et qui vient d’entrer aux urgences.

« La famille n’a pas compris : je leur ai dit de profiter du temps avec elle maintenant parce qu’après ce sera tard….plus clair que ça ! »

« Katja n’a pas le courage de leur dire… elle pense de ne pas avoir les mots adaptés » « Mais elle n’est pas toute seule ! Il y a aussi Omar,…et le Dr. E., non ? »

Ce qui émerge de ces discours des infirmiers est la nécessité de confirmer la responsabilité du médecin pour se démarquer d’un rôle inconfortable. Ce genre d’annonce aux familles devrait être fait par le médecin soignant ; cependant, dans la pratique, certaines infirmières semblent bien connaître cette tâche, même si elles aimeraient rappeler aux médecins qu’il s’agit plutôt de leur fonction. La seule chose évidente c’est que le contact avec les familles lors d’un décès est fort redouté.

« Par contre Sylvie (le Dr. M.) a un sacré sentiment de culpabilité. Je pense que c’est à cause du diagnostic… »

« Elle a appelé 2 ou 3 fois, même hier pendant la nuit ! » « Ce n’est pas possible… ».

123 Cette relève sans médecin a pris la forme d’une mise en scène théâtrale : chacun commente et réaffirme son rôle. Les ton utilisés sont plus forts que d’habitude soit par rapport aux médecins (qui ne sont plus les « collègues » mais qui reprennent leur rôle dans la hiérarchie) soit par rapport aux patients qui demeurent là, juste de l’autre côté du couloir, mais qui sont représentés comme s’ils étaient « désincarnés », « dépersonnalisés » : on en parle non plus comme de Mme X ou Mr Y mais comme des « patients » en abstrait. Il paraît une sorte de stratégie de mise à distance dans un moment où la vie du service est plus dure et la prise en charge des patients demande plus d’efforts.

C’est le vendredi après-midi. Victoria et Elise vont changer la perfusion à Jessica, la « petite ». Dans la chambre il y a la mère et d’autres parents. Jessica est étendue sur son lit, elle est visiblement plus affaiblie par rapport aux jours précédents, malgré cela, elle commence à poser encore des questions aux infirmières. Victoria sort quelques minutes plus tard : il faut terminer le tour des médicaments et la discussion paraît continuer encore longtemps. C’est donc Elise qui prend beaucoup du temps pour répondre à toutes les questions de la patiente et de sa famille. Il faut expliquer à nouveau comment marchent les thérapies : la chimiothérapie, les transfusions de sang, le passage dans la zone protégée prévu pour la semaine suivante.

« Cette maladie ! Moi je rentre chez moi, j’en ai marre de l’hôpital », commente Jessica, qui ne paraît pas trop comprendre la gravité de son état. La famille cherche à la tranquilliser, Claire explique le déroulement des thérapies de la manière la plus amicale et la plus simple possible. Elle reste douce et à l’écoute. Elise répond à tous les questionnements de Jessica sur la zone protégée :

« Oui il y aura la télé. Oui tu pourras rester habillée ainsi. Non, ta mère ne pourra pas dormir avec toi… ».

Expliquer c’est une façon pour combattre l’angoisse, pour mettre de l’ordre et du sens dans les représentations parfois chaotiques et bouleversées par la peur. Et Elise paraît bien connaître l’efficacité thérapeutique de ses explications.

Jessica écoute un peu l’infirmière sur les dynamiques et les évolutions de sa « maladie ». Mais tout à coup elle prend la parole et demande :

« Mais tout ça, pourquoi ? Pourquoi à moi ? Pourquoi maintenant ? » Elise hésite un instant, puis répond :

« Ça c’est le mystère. On ne sait pas ». Et puis elle ajoute : « C’est injuste, je sais ».

124 « Un après-midi tranquille, comme d’habitude le dimanche », me dit Miriam quand elle me voit dans le couloir. L’équipe de nuit arrive juste après : c’est le tour de Corinne, Agnès et Renée, une infirmière du pool. Clarisse imprime et distribue les feuilles de la relève : il en a une aussi pour moi. Puis elle fait un compte rendu rapide : il n’y a pas vraiment de commentaires importants à faire, tout se passe tranquillement.

Je suis en train de chercher des noms sur la liste, et je n’arrive pas à les trouver. Je n’ai même pas le temps de demander ; Clarisse s’adresse, curieuse, à Corinne :

« Alors, …la petite ? Comment ça s’est passé ? »

À ce moment précis, je comprends, tout à coup, que Jessica n’est plus là. Elle est décédée au cours de la nuit. Je l’apprends ainsi, de façon un peu brutale, mais Clarisse, qui est déjà au courant, est curieuse d’avoir des détails par l’équipe de nuit qui était présente au moment de ce décès qui a choqué tout le service.

« On l’a trouvée dans son lit…elle venait de se lever pour aller aux toilettes. Je m’en suis aperçue pendant le tour dans les chambres… On pensait qu’elle dormait » raconte Renée.

« Ah oui, avec toutes les croûtes qu’elle avait, la pauvre…Et la famille ? »

« Ah là la famille… je ne comprends pas… le soir Elise avait dit à sa mère qu’elle n’allait pas bien, que peut être… c’était probablement le moment de rester… Mais la mère a d’autres enfants et donc elle est rentrée chez elle, tu vois ? »

« Et le Dr. E. leur avait bien dit que c’était grave quand même ! C’est ça que je ne comprends pas : pourquoi tu ne reste pas avec ta fille la nuit si tu sais… que cela pourrait être la dernière ?»

« Après, quand on les a appelés, ils sont restés dans la chambre juste trois quarts d’heure, pas plus… mais il y avait la grand-mère… comme elle était émue ! Je pense qu’elle avait un rapport particulier avec la petite… »

« Oui… elle voulait nous raconter, s’exprimer » intervient Agnès, « mais la mère lui disait ‘non, non’ et ils sont repartis vite… »

Les infirmières commencent à faire des suppositions sur le passé de la patiente, on cherche à comprendre sa situation familiale. Elles soupçonnent qu’il y a eu quelque chose de « pas clair » dans l’histoire de Jessica.

« Mais c’est toi qui as appelé la famille ? » demande enfin Clarisse.

« Oui, je lui avais dit… la mère m’a répondu : ‘je ne m’attendais pas à ce que cela arrive si vite’ ».

125 « Tu vois ? Comme pour Loritano : il y a toujours un grand secret derrière… » Commente Clarisse avant de partir.

Mais, pour moi, le vrai coup de grâce arrive à la fin de la relève. Je vérifie à nouveau la liste des patients car il y a un autre nom qui n’est plus là. Il s’agit d’une autre patiente avec laquelle (et avec sa famille aussi) j’avais eu l’occasion de me lier particulièrement, pendant sa longue période d’hospitalisation.

« Elle est sortie ? » je demande.

« Ah bon, oui, je pense… elle a peut-être été transférée…On peut regarder si tu veux ». Corinne ouvre le gros cahier noir des patients et cherche le nom de cette patiente.

« Ah non, elle est décédée… hier matin. Tu vois ? Je ne savais pas non plus ».

Personnellement, j’ai eu ainsi l’occasion d’expérimenter directement la violence que peut représenter l’annonce du décès d’un patient avec lequel on n’a pas eu la vigilance de mettre la « juste distance ». La réaction ou le « remède » du personnel soignant face à l’annonce d’un décès qui peut toucher au niveau émotif (et que j’ai pu expérimenter directement à cette occasion), c’est de reprendre la routine quotidienne, de se replonger dans le rythme du travail, sans trop l’évoquer. On parlera encore pendant quelques jours de la « petite », mais elle disparaîtra rapidement des discours du personnel.

Seulement quelques jours plus tard, pendant un entretien, Victoria me racontera :

« J’espère que ma vie à l’hôpital n’interfère pas avec ma vie privée. Or… très souvent ma vie à l’hôpital interfère avec ma vie privée. J’ai conscience que ce n’est pas très bien, parce que ça nous ‘prend en plein la figure’, quand même ! Tu vois comme quand Jessica est morte ce week-end …et je me suis beaucoup occupée d’elle… ça m’a …oufff ! Tu vois tu te le prends en pleine figure. Et après tu continues. Il le faut… » (Victoria, infirmière, entretien).