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3. TROISIEME PARTIE : La prise en charge de la douleur par le personnel soignant

3.1. Le registre symbolique : représentations autour des soins et de la douleur

3.1.1. Les maladies vues par les soignants

Au fil des entretiens, j’ai décidé d’ajouter aux entretiens une question, un peu générale, un peu abstraite mais que je pensais être intéressante afin de déceler le point de vue et les représentations personnelles des soignants, par rapport aux maladies qu’ils traitent quotidiennement. Cette question s’est révélée très difficile, tant à poser qu’à y répondre. Je demandais de me donner une définition personnelle concernant les maladies avec lesquelles ils sont quotidiennement en contact. Je ne cherchais pas la définition biomédicale des pathologies mais une description des maladies à travers leur point de vue personnel. C’était un moyen pour approfondir les représentations des maladies (qui sont des maladies -le cancer, le sida, etc.- avec une charge symbolique importante dans notre époque) du point de vue « privilégié » des soignants, qui se rapportent avec leur matérialité et, pour lesquels il ne s’agit pas de réalités désincarnées.

Toutes les personnes auxquelles j’ai posé cette question m’ont donné des réponses qui peuvent être très intéressantes pour une analyse des catégories symboliques et morales liées à la maladie et à ses causes, dans l’époque contemporaine.

101 « Comment dire…c’est difficile !... » Me répond Victoria. « La leucémie par exemple je dirais que c’est brutal, … C’est la brutalité de cette maladie qui est très fort difficile à gérer pour le patient, … Le cancer de manière générale je dirais que c’est… sournois…. Le sida je dirais que c’est….Sombre… parce qu’on croit maintenant qu’on le traite, le sida, qu’on prend un cachet et on est guéri … »

Puis elle laisse échapper un lapsus significatif : « mais il est plein de maladie qui nous pourrissent …enfin qui pourrissent la vie des patients » (Victoria, infirmière, entretien). Albert, par contre, commence par me donner une définition plus technique :

« Nous on est dans un service d’hématologie-oncologie… c’est tout ce qui est en rapport avec le sang, et tout ce qui est tumeur solide. Il y a une nuance entre cancer du sang, donc hématologie, et le solide… »

« Merci, mais celle-ci ce n’est pas votre définition à vous… »

« …..eh, comment je pourrais te le définir… le cancer et tout ça … » Il prend beaucoup de temps pour y réfléchir, enfin il me dit : « Tout ça….c’est la vie,…c’est la vie. »

Lolo, me répond ainsi :

«Ce que je pense de ces maladies ? …. Alors… ce sont de maladies compliquées, envahissantes… qui souvent… comment je dirais ? Ce sont des maladies qui souvent …tuent à long terme, pour lesquelles peut être il n’y aura pas d’issues, …souvent. Les leucémies, les cancers, sont des maladies difficiles…à supporter » (Lolo, AS, entretien). « Eh….moi souvent je dis aux gens, parce que souvent les gens me demandent où je travaille, bien je dis ‘je travaille en hémato-oncologie, il ne faut pas venir dans mon service parce que c’est un service où on traite des maladies graves ‘… Pour moi les cancers …, c’est vrai qu’en face il y a la diabétologie, mais pour moi c’est plus grave comme maladie, le cancer… parce que, par exemple le diabète, si on gère bien tout on vit tranquillement, mais le cancer… c’est lié à la mort… c’est vrai qu’un jour on meurt tous, d’une maladie ou de vieillesse, mais c’est vrai quand même que le cancer… » (Mathilde, AS, entretien).

La réponse de Mimi est plus laconique :

« Comment je définirais ces maladies ?....Une sacrée merde. Une sacrée merde de maladie, voilà !». (Mimi, ASHQ, entretien).

102 « Comment les décrire ? Moi je crois que chaque patient,… va réagir différemment au traitement… Chaque personne, en fait, a peut être la même maladie… mais elle peut la combattre différemment, ou elle va réagir aux traitements différemment … Je pense que vraiment il y aura peut-être deux leucémies, mais une personne va s’en sortir et l’autre pas, et chaque personne a vraiment… son propre traitement et sa propre défense. Qui est faite de l’environnement, peut-être l’environnement familial, par rapport à sa personnalité, …donc je trouve que c’est complexe. C’est pour ça que je me dis, quelque part, que des fois il faut vraiment prendre la maladie individuellement, par rapport à la personne… Il y en a qui arrivent à surmonter un cancer alors que c’était un cancer grave, et puis il y en a d’autres qui auraient pu s’en sortir et qui ne l’ont pas battu… » (Annie, ASHQ, entretien).

Celle-ci est la réponse que m’a donnée Marie, la « cadre » :

« Je pense qu’on pourrait dire… Parce qu’il y a deux penchants dans ce service : le penchant hémato et puis le penchant infectieux,… Pour l’hémato je dirais que ce sont des patients qui dans leur vie ont peut-être vécu quelque chose de difficile … ou ils ont été confrontés à… à… un environnement particulier, ce qui fait qu’aujourd’hui ils déclarent une maladie … qui est la désorganisation de leur organisme, due à une prolifération de cellules anormales … et qu’il finit par s’exprimer donc … que ça soit au niveau de leur sang, au niveau d’un organe,…et qui fait qu’ils se disent ‘J’ai un problème’ ». (Marie, cadre infirmière, entretien).

C’est évident que les définitions de ces maladies particulières touchent un registre qu’on pourrait appeler « existentiel », qui puise dans les représentations qui voient un lien direct entre ces pathologies et la mort. On pourrait même saisir certaines catégories étiologiques qui relient les notions biomédicales à un registre plus « profane », qui voit à l’origine de la maladie (notamment le cancer) une cause « psychosomatique », qui concerne la vie privée et intime du malade : les conflits internes s’exprimeront à travers le disfonctionnement du corps. Après réflexion, la représentation de la maladie demeure liée au rapport de l’individu à son environnement et à la société. Il s’agit d’une perspective que l’anthropologie de la santé a dévoilée depuis longtemps : « dans toutes les sociétés l’ordre biologique et l’ordre social se répondent. » (Herzlich, Pierret, 1984 : 13). Les conceptions des professionnels nous démontrent que « les conceptions profanes de la maladie ne sont pas séparables du développement de la médecine […] même aujourd’hui où elle est forte de la légitimité de la science, la médecine

103 s’inscrit dans le social : elle est dépendante, dans son savoir et dans sa pratique, de l’expérience des malades, des visions qu’ils ont de leur mal et du discours collectif sur la maladie » (idem : 16).