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Stratégies d’acteurs, mise à disposition et acceptabilité des innovations 161 

4. Des leviers et pratiques à leur insertion dans des systèmes intégrés de protection 154 

4.2. Stratégies d’acteurs, mise à disposition et acceptabilité des innovations 161 

D. Andrivon C’est devenu presque un lieu commun que de déclarer que le rythme d’adoption des innovations, en particulier celles conditionnant des changements majeurs de pratiques et/ou de systèmes de production, est généralement lent en agriculture. Même si cette affirmation mérite sans doute d’être au moins nuancée, sinon remise en cause vu le rythme accéléré de développements technologiques dont bénéficie aujourd’hui le secteur agricole (Bellon-Maurel and Huyghe, 2016), il est néanmoins très pertinent de s’intéresser aux conditions dans lesquelles les innovations peuvent arriver sur le marché, puis être éventuellement adoptées par leurs destinataires.

4.2.1. Mise à disposition de solution innovantes et stratégies commerciales

des industriels

Une innovation étant, au sens du Manuel d’Oslo (OECD/Eurostat, 2015), ‘une invention qui a trouvé un marché’, une phase essentielle dans le processus d’innovation est la mise à disposition, par les entreprises qui les commercialisent, du ou des produits ou services correspondants. Dès lors, la question des stratégies d’acteurs industriels dans la mise sur le marché de ces supports d’innovation est essentielle, d’autant plus quand il s’agit de marchés nouveaux, émergents ou de niche, comme c’est le cas aujourd’hui du biocontrôle.

L’industrie actuelle du biocontrôle est constituée essentiellement de deux groupes d’acteurs : des entreprises spécialisées, souvent de petite taille (chiffre d’affaire annuel inférieur à 1-2 M€) et développant un ou quelques produits, et des grands groupes du domaine phytosanitaire, dont le biocontrôle est une des voies de diversification, et qui investissent ce marché le plus souvent par concentration du secteur (rachat des petites entreprises les plus prometteuses). Ce panorama évolue assez rapidement, le marché étant en croissance rapide (IBMA France, 2014). Une étude réalisée auprès des adhérents d’IBMA France en 2016 répertoriait une soixantaine de projets de recherche et développement en cours (Figure 4-2), avec comme objectif principal la mise sur le marché de 50 nouveaux produits d’ici 2018 (17 pour la vigne, 14 pour les légumes, 9 pour les fruits, 7 pour les céréales, 3 pour les fleurs et 2 pour la betterave ; Figure 4-3 ; Bertrand, 2016 ; Levert, 2016). Si elle ne précise bien sûr pas la nature des produits ou solutions concernées, moins encore leur efficacité observable, ni même l’état actuel d’avancement de ces projets, elle révèle un portefeuille important de ‘candidats’, et donc un potentiel fort de développement de ce marché. Toutefois, la nature même des produits et les coûts liés aux travaux de recherche et aux obligations règlementaires (protection de la propriété intellectuelle) font que la littérature scientifique disponible aujourd’hui ne peut couvrir les travaux confidentiels (souvent les plus prometteurs) réalisés dans l’industrie du biocontrôle.

Figure 4-2. Répartition par filières

des cibles des 62 projets de Recherche appliquée & Développement expérimental en cours au sein des sociétés membres d'IBMA en France en

Figure 4-3. Dynamique prévue de mise sur le marché de produits issus de la R&D dans le domaine du biocontrôle par les entreprises françaises du secteur (Source : Levert, 2016)

Il est plausible que les stratégies des différents types d’acteurs industriels concernant la mise en marché de produits de biocontrôle soient sensiblement différentes selon le degré de spécialisation de ces acteurs, mais aussi leur structure et leur surface financière, et qu’elles conditionnent fortement le flux de produits innovants arrivant sur le marché. Il est ainsi possible que ce flux soit fortement dépendant de leurs capacités de R&D et donc de leurs disponibilités financières, en particulier au vu des coûts nécessaires à l’homologation. Deux cas de figures sont alors possibles :

 Soit les petites entreprises présentes sur ce marché cherchent à se positionner sur de nouveaux produits, y compris sur des marchés de niche, mais elles sont, pour ce faire, limitées financièrement dans leur capacité à développer ces nouveaux produits. Se crée alors un hiatus avec les grands groupes de l’agrochimie dont les stratégies reposent sur des valeurs sûres visant des marchés larges alors qu’elles auraient plus de capacités financières pour soutenir la R&D sur des candidats prometteurs mais risqués ;  Soit les petites entreprises ont des profils de « start up » technologiques, et leur fonction est alors d’explorer

intensément de nouveaux produits en lien fort avec les secteurs de la recherche d’amont, puis, une fois les innovations stabilisées, de se faire absorber par de plus grands groupes pour la phase de développement du marché.

La littérature scientifique consultée ne propose pas d’études spécifiques au secteur du biocontrôle et ne permet pas l’analyse détaillée des stratégies industrielles des acteurs concernés et leurs conséquences sur la mise sur le marché de produits nouveaux. Dans ce contexte, il serait intéressant d’examiner la possibilité d’une transposition au cas particulier du biocontrôle des travaux concernant d’autres secteurs de la santé, par exemple le cas des biotechs et medtechs (Lange, 2009; Livi and Jeannerat, 2015), pour éclairer cette question encore mal documentée et qui mériterait sans doute une étude plus spécifique.

4.2.2. Acceptabilité en pratique de solutions ou de systèmes innovants

Un changement plus ou moins profond de pratiques, d’itinéraires culturaux voire de système de production (allongement et diversification des rotations ; exploitation de couverts associés…), quelle que soit la qualité de la preuve de son efficacité phytosanitaire, suppose un risque technique, mais aussi économique, que tous les acteurs peuvent ne pas être prêts à courir. Cependant, le cas particulier de la production biologique recèle de nombreux éléments favorables à la diffusion de tels systèmes innovants. Ainsi, Padel (2001) montre que les agriculteurs qui se convertissent à l‘AB sont majoritairement des innovateurs, donc prêts à prendre des risques et à expérimenter, même en l’absence d’un corpus fourni de références techniques ou agronomiques. Par ailleurs, cet auteur démontre également que l’AB peut être considérée comme une ‘software innovation‘, basée sur l’information et sa diffusion.

Dès lors, ‘la disponibilité de l’information est cruciale pour son processus de diffusion, et les difficultés liées à l’accès à l’information sont très souvent citées comme des barrières à la conversion’.

Cependant, d’autres auteurs en sociologie proposent de porter une attention accrue non aux seuls éléments de personnalité des agriculteurs, mais à l’environnement économique, structurel et institutionnel de l’activité agricole en général pour comprendre les choix individuels d’adoption ou non d’une innovation (voir Padel, 2001) pour une discussion de ce point de vue, et Bellon-Maurel and Huyghe (2016) pour une illustration dans le cas des innovations technologiques). Ceci a été bien étudié dans le cas des variétés résistantes, dont les bénéfices sanitaires sont reconnus mais qui restent peu cultivées en pratique (Andrivon, 2009; Vanloqueren and Baret, 2008), et plus récemment dans celui des principes agroécologiques (Dumont et al., 2016). De nouvelles approches méthodologiques, comme la construction et la mise en réseaux de cartes mentales, permettent d’ailleurs maintenant d’analyser sous un jour différent les relations et l’interdépendance des acteurs dans les processus d’innovation (Vanwindekens et al., 2013).

Le cas des cultivars résistants est assez démonstratif des différents points possibles de blocage à la diffusion des innovations, car aboutissant très généralement à une situation de verrouillage technologique (lock-in) qui s’oppose à l’adoption de toute modification majeure (Vanloqueren and Baret, 2008). Ces points sont d’au moins quatre natures différentes, jouant parfois de manière concomitante :

Des réserves techniques de la part des utilisateurs sur l’efficacité ou la durabilité des solutions proposées. C’est bien sûr important dans le cas de résistances variétales, dont la valeur agronomique et phytosanitaire dépend directement de ces caractéristiques. Le fait que de nombreux utilisateurs de variétés résistantes les conduisent comme des génotypes sensibles en termes de protection phytosanitaire (Andrivon, 2009) est en effet sans doute révélateur d’un manque de confiance des producteurs dans la capacité de ces variétés à contrôler durablement les attaques parasitaires.

Une des conséquences immédiates de cette constatation est la manière dont les utilisateurs peuvent se saisir des modalités de création et d’évaluation des variétés, que ce soit lors de la définition d’idéotypes variétaux (par exemple Andrivon et al., 2013 ; Tiemens-Hulscher et al., 2012) ou via des opérations de sélection participative ou collaborative (voir Lammerts van Bueren et al. 2008 ; Rolland et al., 2017 pour des approches diversifiées en la matière). Des réserves sur les compromis pour l’ensemble des caractères agronomiques et d’utilisation imposés par la ré sistance. Beaucoup de variétés résistantes souffrent en effet d’une productivité ou d’une qualité nutritionnelle (ou de présentation) plus faible que les cultivars sensibles de référence (voir par exemple la synthèse récente de Singh et al., 2016 pour une étude de cas détaillée). Il n’y a donc pas d’incitation forte à les utiliser tant que des solutions chimiques sont disponibles pour gérer les contraintes phytosanitaires, en particulier dans le cas de marchés fortement structurés autour de standards variétaux bien établis (fruits et légumes ou viticulture par exemple). Dans ce cas, la réticence à adopter de nouvelles variétés peut également provenir des marchés eux- mêmes, qui éprouvent parfois des difficultés à valoriser la résistance comme un argument de promotion des produits agricoles correspondants. Une étude de cas portant sur deux coopératives engagées dans les démarches agroécologiques montre bien l’écart qu’il peut y avoir entre l’affirmation de l’adoption d’une telle démarche et leur mise en pratique effective… (Dumont et al., 2016).

Là encore, il existe cependant des moyens efficaces de surmonter ce type de blocage par un travail de fond avec chacun des acteurs tout au long de la chaine de valeur, comme le démontre un très bel exemple récent concernant la valorisation de variétés de pomme de terre résistantes au mildiou et pouvant être cultivées en AB sans apport de cuivre (Nuijten et al., 2017b).

Des conflits de valeurs amenant à récuser non pas les produits eux-mêmes leurs procédés d’obtention. C’est notamment le cas en AB pour les produits issus de synthèse (ce qui amène le mouvement biologique à refuser l’emploi de phosphites comme alternative au cuivre), mais aussi pour les principes de respect de l’intégrité des plantes (Lammerts van Bueren et al., 2003), qui fonde le refus des techniques de génie génétique, voire d’édition de génome en création variétale (Lammerts van Bueren et al., 2008 ; Nuijten et al., 2017a ; Pacifico and Paris 2016) et limite ainsi le recours aux génotypes résistants dérivant, ou même soupçonnés de provenir, de telles techniques. Cette situation ne peut être levée, et dans certains cas seulement, que par une transparence complète sur les procédés employés et l’origine des variétés proposées.

 Enfin, des blocages apportés par les systèmes de recherche et d e promotion de l’innovation eux- mêmes. Ainsi, Vanloqueren and Baret (2009) s’attachent à démontrer que les déterminants de l’innovation pour les chercheurs, c’est-à-dire les facteurs qui déterminent leurs choix d’activités de recherche, sont très souvent orientés vers des démarches d’ingénierie technologique au sein des modes de production existants. De ce fait, ils produisent un nombre importants d’innovations techniques, qui ne font chacune que renforcer les lock-in des systèmes pris dans leur ensemble. Cet attachement à améliorer l’efficacité de systèmes existants, c’est-à-dire la concentration quasi exclusive sur le volet efficience du modèle ESR (Efficacité, Substitution, Rupture) d’innovation proposé par Hill (1985) au détriment des autres modes d’innovation, montre rapidement ses limites, en particulier dans le domaine phytosanitaire (Estevez et al., 2000).

Il en va de même de tous les programmes de développement agricole basés sur une « recette » unique imposée d’en haut. L’analyse des situations sur le terrain montre que ce mode de promotion des innovations, de type ‘top down’ nie souvent les savoirs et savoir-faire locaux et les réalités économiques et sociales locales et sectorielles plutôt que d’en tirer profit. Il se heurte donc souvent à une réticence forte de la part des populations ou des producteurs qu’il est censé appuyer (Van Damme et al., 2014).

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