II. La coopération est-elle possible dans le cadre du nouveau Grand Jeu ?
2. Y a-t-il une stratégie occidentale ? L’Union européenne et les États-Unis, deux
Dès le début des années 1990, Washington et Bruxelles ont affiché, l’un indépendamment de l’autre, des
stratégies identiques pour la nouvelle Asie centrale, libre du contrôle de la Russie, démocratiquement faible,
mais énergétiquement puissante. Ces stratégies répondaient clairement au besoin des Occidentaux
d’empêcher le Kremlin de reprendre ses positions dans une région dont l’importance ne cessait de croître,
à la lumière des bouleversements géopolitiques ayant fait de l’Eurasie un seul continent indivisible. Dans
les capitales européennes, aussi bien que de l’autre côté de l’Atlantique, la perception de la Russie comme
d’un pays dominant, qui – bien que privé de ses potentialités récentes – ne tarderait pas à manifester des
ambitions renouvelées, était tout sauf positive. En effet, comme le montre Adam N. Stulberg, « [a]s early as
1992, a rare consensus emerged across the Russian political spectrum that viewed control over the vast
energy resources as a vital national interest and the linchpin to upholding Moscow’s “special security”
interests in the former Soviet space ».
291À cet égard, le retour de la Russie en Asie centrale et au Caucase
ne faisait pas l’objet de discussions entre les différents groupes politiques au sein des élites russes, leurs
représentants étant tous d’accord que la résurrection de la puissance russe devait passer par la reprise en
main de ces deux régions. Dans ce contexte, «[…] even pro-Western reform-minded Russian politicians
looked to energy diplomacy as the crutch for forcibly reintegrating the former Soviet space under the aegis
of a “liberal Russian empire” ».
292La politique de Moscou en matière d’énergie est restée depuis lors un sujet de préoccupation pour les
Occidentaux, notamment en Europe, car les importations des matières premières russes ne pouvaient que
croître à un rythme soutenu, en l’absence d’alternatives viables. La réalisation des grands chantiers pilotés
par les Russes, avec la participation majoritaire de leurs capitaux, comportait de forts risques pour la
diversité des approvisionnements commandités par l’UE. Selon Jeffrey Mankoff, « [t]o be sure, Europe and
the United States are concerned about the potential of pipelines like Nord and South Stream to strengthen
Russian influence in Europe ».
293Les méthodes mêmes des compagnies russes, dont en premier lieu
Gazprom, faisaient et continuent de faire craindre à l’UE une politique de chantage dont l’intensité serait
modulée en fonction des niveaux de la dépendance énergétique des différents États membres, surtout
après l’élargissement de l’Union à l’Est.
294Pour ce qui est de Gazprom, sa stratégie envers les pays
producteurs d’Asie centrale paraît particulièrement troublante. En effet, comme le note Vladimir Milov,
291
A. N. Stulberg, Well-Oiled Diplomacy: Strategic Manipulation and Russia's Energy Statecraft in Eurasia, 2007, p. 14.
292
Ibid., p. 14.
293
J. Mankoff, Eurasian Energy Security (Council Special Report No. 43), 2009, p. 15.
294
Selon les estimations de l’Europe’s Energy Portal (http://www.energy.eu/#dependency, consulté le 12 février 2012), le niveau de la dépendance
énergétique dans l’Union européenne à 27 est de 53,8%. Pour ce qui est des pays individuels, elle est notamment très forte à Chypre (100%), à Malte
(100%), au Luxembourg (98,9%), en Irlande (90,9%), en Italie (86,8%), au Portugal (83,1%), en Espagne (81,4%) et en Belgique (77,9%). En France et
en Allemagne, la dépendance énergétique se chiffre à 51,4% et à 61,3% respectivement. Il est d’ailleurs intéressant de relever que les premiers
fournisseurs de pétrole et de gaz en UE sont la Russie (33% pour le pétrole et 40% pour le gaz) et la Norvège (16% pour le pétrole et 23% pour le gaz).
87
président de l’Institut de politique énergétique à Moscou, « [Gazprom] achète du gaz en Asie centrale et le
revend aux consommateurs européens à un prix fortement majoré ; en outre, plus généralement, ceux-ci
se voient contraints de vivre avec la menace d’un monopole du marché qui influe sur la transparence et la
durabilité des approvisionnements énergétiques eurasiens ».
295De surcroît, la pression que la Russie exerce sur ses partenaires centrasiatiques pour établir des
alliances industrielles avec leurs propres compagnies pétrolières et gazières crée un risque majeur pour la
stabilité des importations vers l’Europe. D’après Stephen Blank, « [a]s a result of this fear of continuing
Russian influence a harmony of interests has developed between America and Europe. This cooperative
spirit is essentially strong in light of Moscow pushing to establish a gas cartel between gas-producing states
of Central Asia, the Persian Gulf, and its conglomerate, Gazprom ».
296Ceci prouve qu’afin de faire face à
ce que M. Stulberg qualifie d’energy statecraft de la Russie, les États-Unis et les pays européens ont tout
intérêt à instituer une coopération efficace dans ce domaine particulier. Il n’en demeure pas moins qu’une
telle coopération n’a pas pu être établie jusqu’ici de façon pérenne et continue, puisque Washington et
Bruxelles ont préféré se limiter à des actions ponctuelles menées soit par chacun d’entre eux de manière
indépendante soit de conserve mais épisodiquement.
D’un côté, les deux acteurs occidentaux ont fortement misé sur la progression des réformes
démocratiques dont l’envergure pourrait, à leurs yeux, justifier un retournement de la politique russe en
faveur d’un assouplissement et d’un libéralisme plus marqué tant en politique pure qu’en économie. Dans
ce contexte, les États-Unis n’ont pas été le seul pays à critiquer la lenteur des changements dans le
système de gouvernance en Russie, caractérisé dans les années de la présidence Eltsine par une
corruption rampante et la désorganisation complète des services publics. L’UE et les organisations
européennes compétentes en matière de droits de l’homme, de transparence de la gouvernance ou de
réformes économiques de nature libérale se sont jointes à Washington pour faire de la Russie un acteur
équilibré et respectueux des intérêts des autres. Dans son livre récent intitulé Russia and its Near
Neighbourhood: Competition and Conflict with the EU, Hannes Adomeit constate que « [t]he pressures
upon Moscow comprehensibly to revise its domestic and foreign policy were not only exerted by the United
States but also by European countries and organisations, including all major EU institutions – the Council,
the Parliament and the Commission – and the Parliamentary Assembly of the Council of Europe ».
297Pourtant, cette pression n’a fait qu’exacerber la méfiance des dirigeants moscovites à l’égard de leurs
partenaires américains et européens. La crainte de Moscou était principalement liée aux efforts des
capitales occidentales pour arracher les principaux pays producteurs d’Asie centrale à l’emprise
295
V. Milov, Le dialogue énergétique UE-Russie : concurrence contre monopoles, 2006, p. 6.
296
S. Blank, The Strategic Importance of Central Asia: An American View, 2008, p. 75.
297
88
énergétique russe favorisée par l’enclavement de la région et les limites du système d’approvisionnement
datant de l’époque soviétique.
De l’autre, Washington et Bruxelles ont considéré que l’émergence d’une Chine puissante, facteur
gênant pour la Russie en début de dérive néo-impérialiste, constituait un bon frein à la réalisation des
ambitions russes en Asie centrale et plus généralement en Eurasie. Ils s’attendaient à ce que la Chine
commence à préoccuper sérieusement les stratèges du Kremlin, ce qui aurait pour conséquence un
rapprochement entre la Russie et l’Occident, pratiquement impossible sans que cette première ne fasse de
concessions relatives à sa politique énergétique. Coincée entre la Chine désormais en phase de
croissance économique spectaculaire, de plus en plus protectrice de ses acquis régionaux en Asie centrale,
et l’Europe démocratique, la Russie n’aurait d’autre choix que d’accepter des meilleurs rapports avec ses
voisins de l’ouest. D’autant plus que ni les États-Unis ni l’Europe ne pouvaient présenter de risques
expansionnistes pour les positions russes en Asie centrale postsoviétique, alors que la Chine était
directement intéressée par l’éviction de la Russie de la région limitrophe. Néanmoins, dans ce deuxième
cas, les attentes des Occidentaux ne se sont pas non plus justifiées. Comme le constate Sébastien
Peyrouse, « [t]he often-raised idea that the Chinese presence is of benefit to the West because it unsettles
Russian domination appears short-sighted: although China does provide a balance of power, it is by no
means favourable to Western political or economic settlement in Central Asia ».
298La remise en cause des
régimes locaux par les puissances occidentales, la promotion des valeurs démocratiques, y compris à
travers le financement d’organisations non-gouvernementales, généralement craintes par les élites au
pouvoir, ainsi que l’action militaire entreprise par la coalition internationale en Afghanistan ont toutes
contribué au rapprochement russo-chinois. À la différence de ce que pouvaient en penser les dirigeants
américains et européens, les intérêts communs consistant à préserver coûte que coûte le statu quo en
Asie centrale se sont avérés plus forts que la méfiance réciproque entre Moscou et Pékin. À ce titre,
Sébastien Peyrouse conclut que « […] the real losers of the current Russo-Chinese alliance in Central Asia
at present seem to be the US and the EU ».
299Outre ces facteurs objectifs, la coopération entre les États-Unis et l’UE n’a pas pu être efficace en
raison des différences fondamentales dans la vision de chacun de ces acteurs par rapport à leur
positionnement au sein du nouveau Grand Jeu. Comme le souligne Gérard Dussouy, « [l]a divergence qui
se remarque entre Européens et Américains quant à la conception de la puissance en général, et à l’usage
de la force militaire en particulier, est ici significative de l’influence du contexte et de la « distribution des
rôles ». Tandis que les premiers sont tout prêts à croire la puissance dépassée, les seconds sont
298
S. Peyrouse, Central Asia’s Growing Partnership with China, 2009, p. 11.
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