• Aucun résultat trouvé

Le nouveau Grand Jeu en Asie centrale : analyse des jeux de puissance et des stratégies géopolitiques sur l’exemple du Kazakhstan

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le nouveau Grand Jeu en Asie centrale : analyse des jeux de puissance et des stratégies géopolitiques sur l’exemple du Kazakhstan"

Copied!
119
0
0

Texte intégral

(1)

Promotion Marie CURIE

« 2011-2012 »

Cycle International Long

Master en Administration Publique

Le nouveau Grand Jeu en Asie centrale : analyse des jeux de puissance et des stratégies

géopolitiques sur l’exemple du Kazakhstan

Mémoire présenté par M. Georgiy VOLOSHIN

Sous la direction de : Mme Laure DELCOUR,

directrice de recherche à l’IRIS,

conseiller pédagogique à la Direction des affaires européennes de l’Ecole nationale d’administration

Mai 2012

(2)

Le présent mémoire de Master a pour objet d’étudier le phénomène du nouveau Grand Jeu en Asie centrale, notamment au Kazakhstan, en s’appuyant sur des parallèles historiques avec la compétition géopolitique entre la Russie et la Grande-Bretagne au XIX

e

siècle.

L’écroulement du plus grand pays du monde, l’Union soviétique, et son effet immédiat pour les relations internationales – la fin de la Guerre froide – ont démonté l’ordre bipolaire fondé sur les deux superpuissances. L’apparition de nouveaux acteurs de la politique régionale en Asie centrale a eu pour conséquence la complexification des rapports interétatiques. L’exemple du Kazakhstan illustre bien les principaux défis auxquels ont été confrontées, dès les premiers jours de leur indépendance, les républiques centrasiatiques, sur fond d’une compétition renouvelée pour les ressources et l’influence.

Le recours à la politique multi-vectorielle est devenu pour le Kazakhstan, comme pour certains autres pays de l’ex-URSS, le premier outil de dialogue et de maintien de l’équilibre dans ses relations avec les nouvelles puissances du monde multipolaire. Cette politique s’est notamment traduite par l’intensification des contacts à l’échelle régionale, avec la création de plusieurs organisations internationales à finalité politique, économique ou bien militaire. La prolifération d’enceintes multilatérales aura permis de constituer une plateforme de dialogue en continu érigée en bouclier contre les risques de dérive et de rivalité trop importante.

Pourtant, le fonctionnement de ces structures et la place du Kazakhstan en leur sein ne peuvent pas être dissociés des rapports qui existent entre les grandes puissances elles- mêmes, parfois impliquées dans des situations difficiles dans d’autres parties du monde.

Ainsi, la situation en Asie centrale subit l’influence déterminante des relations entre les

États-Unis et la Russie, la Russie et la Chine, la Chine et les États-Unis, ainsi qu’avec l’Union

européenne ou les pays islamiques. Leurs contradictions et intérêts communs structurent le

nouveau Grand Jeu en Asie centrale, le rendant un phénomène aléatoire, difficilement

contrôlable, assujetti à la fois à des logiques de compétition et de coopération. Les théories

des relations internationales utilisées dans ce mémoire pour expliquer les différentes

postures des acteurs locaux et des grandes puissances permettent de constater une grande

diversité de stratégies géopolitiques, qu’elles soient fondées sur la force militaire, le potentiel

économique ou le soft power.

(3)

politique de modernisation économique et industrielle et soutient l’intégration régionale, en espérant modérer les ambitions des acteurs en lice et tirer profit des structures communes.

En dépit de ses vertus présumées, cette orientation politique se heurte à des risques graves liés à la stabilité du régime kazakh. D’abord, l’absence de réformes en profondeur visant à démocratiser le système pour aider l’épanouissement des énergies sociales créatrices d’idées freine la réalisation de ces programmes ambitieux. Par ailleurs, la transition politique dont serait inévitablement marquée la fin de l’époque de Noursoultan Nazarbaïev, président depuis 1991, rend de telles perspectives particulièrement incertaines.

Dans ce contexte, le nouveau Grand Jeu ouvre des opportunités, mais comporte

également des risques. D’un côté, il encourage les acteurs régionaux à plus de coopération

afin de trouver des réponses aux problèmes partagés. De l’autre, ce phénomène

géopolitique n’exclut pas la possibilité de conflits et remet en question la souveraineté des

républiques centrasiatiques risquant de basculer de nouveau dans le camp des satellites de

certaines puissances extérieures.

(4)

The present Master’s dissertation aims to study the phenomenon of the New Great Game in Central Asia, and in Kazakhstan in particular, by drawing a historic parallel with the geopolitical competition between Russia and Great Britain in the XIX century.

The collapse of the world’s biggest state – the Soviet Union, and its immediate effect for international relations, the end of the Cold War, led to the demise of the bipolar order based on the two superpowers. The emergence of new actors of regional politics in Central Asia contributed to the complexity of interstate relations. Kazakhstan’s example clearly demonstrates the fundamental challenges encountered since the first days of their independence by Central Asian republics, with a renewed competition for resources and influence looming in the background.

Multi-vector policy has become for Kazakhstan, as much as for other former Soviet states, the principal tool of dialoguing and maintaining the balance in its relations with the new powers of the multi-polar world. This policy is particularly reflected in the intensification of contacts at the regional level, accompanied by the creation of several international organizations with political, economic or military purposes. The proliferation of multilateral structures has permitted to set up a platform for continued dialogue serving as a shield against the risks of uncontrollable rivalry. At the same time, the functioning of such structures and the place of Kazakhstan in them cannot be disconnected from the relations between the great powers themselves, which are sometimes involved in complex situations in other parts of the globe.

Thus, the situation in Central Asia is influenced in a decisive manner by the relations between the United States and Russia, Russia and China, China and the United States as well as the European Union and some Islamic states. Their contradictions and common interests structure the New Great Game in Central Asia, making it an unpredictable and hardly controllable phenomenon pertaining to the logic of competition or cooperation. The theories of international relations used in this dissertation in order to explain the different postures of local actors and great powers ascertain a great diversity of geopolitical strategies, whether they are based on military force, economic potential or soft power.

In its attempt to respond to the challenges of the New Great Game, Kazakhstan is

pursuing the policy of economic and industrial modernization and is supporting regional

(5)

in joint structures. Despite its presumed virtues, this political course is confronted with serious risks linked to the stability of Kazakhstan’s regime. First, the absence of deep reforms aiming to democratize the system to help unleash productive social energies slows down the implementation of these ambitious programmes. Moreover, the political transition, which becomes inevitable with the end of an era under Nursultan Nazarbayev, the country’s president since 1991, makes such prospects particularly uncertain.

In this context, the New Great Game provides opportunities but also contains risks. On the one hand, it encourages regional actors to enhance their cooperation for the purpose of devising solutions to common problems. On the other, this geopolitical phenomenon does not exclude a possibility of conflict and leads to reassess the sovereignty of Central Asian republics, risking once again to find themselves in the position of some external powers’

satellites.

(6)

Je tiens à exprimer ma plus profonde reconnaissance à ma directrice de recherche, Mme Laure DELCOUR, pour sa disponibilité, ses conseils précieux et l’intérêt sincère qu’elle a porté à mon mémoire tout au long de sa rédaction.

Je tiens également à remercier M. Michel FRANCK qui a assumé le rôle de premier lecteur

externe, et ce avec beaucoup d’enthousiasme et des suggestions utiles.

(7)

1

Sommaire

Introduction ... 3

PREMIÈRE PARTIE. Le Kazakhstan indépendant, pays clé de l’espace centrasiatique, au centre de l’attention des grandes puissances : défis et réponses ... 11

I. L’émergence du nouveau Grand Jeu en Asie centrale : le retour d’une compétition entre les grandes puissances à l’ère de la désidéologisation des relations internationales ... 12 II. Les réponses du Kazakhstan aux défis du nouveau Grand Jeu, de la naissance d’un pays souverain jusqu'à nos jours (1991-2011) ... 24

DEUXIÈME PARTIE. Les relations du Kazakhstan avec les principaux acteurs du nouveau Grand Jeu : stratégies et difficultés ... 37

I. La diplomatie de proximité, un vrai défi pour le Kazakhstan : comment être un ami de tous sans être un vrai ami de quiconque ? ... 39 II. Le Kazakhstan à cheval entre l’Occident et l’Orient : divergence des valeurs, affrontement des idées ... 52

TROISIÈME PARTIE. Conflictualité ou stabilité, les deux dynamiques possibles du nouveau Grand Jeu : qui, comment, pourquoi ? ... 66

I. Des tensions à la guerre : le nouveau Grand Jeu en tant que source de conflictualité ... 67 II. La coopération est-elle possible dans le cadre du nouveau Grand Jeu ? Hypothèses et scénarii confrontés à la réalité ... 80

Conclusion ... 94

(8)

2

Liste des principales abréviations

BOMCA Border Management Programme in Central Asia BTC Bakou-Tbilissi-Çeyhan (oléoduc)

CADAP Central Asia Drug Action Programme

CAREN Central Asian Research and Education Network

CICA Conference on Interaction and Confidence-Building Measures in Asia CNPC China National Petroleum Corporation

CEI/CIS Communauté des États indépendants/Commonwealth of Independent States CPC Caspian Pipeline Consortium

DCI Development Cooperation Instrument

ERASMUS European Community Action Scheme for the Mobility of University Students EurAsEc Eurasian Economic Community

GUAM Organisation pour la démocratie et le développement INOGATE Interstate Oil and Gas Transportation to Europe

M Million

Mrd Milliard

OCS/SCO Organisation de coopération de Shanghai/Shanghai Cooperation Organization OMC Organisation mondiale du commerce

ONU Organisation des Nations unies

OSCE Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe

OTAN/NATO Organisation du Traité de l’Atlantique Nord/North Atlantic Treaty Organization

OTSC/CSTO Organisation du Traité de sécurité collective/Collective Security Treaty Organization PCA Partnership and Cooperation Agreement

PIB Produit intérieur brut

TACIS Technical Assistance to the Commonwealth of Independent States TEMPUS Trans-European Mobility Scheme for University Studies

TRACECA Transport Corridor Europe – Caucasus – Asia Programme

UE Union européenne

URSS Union des républiques socialistes soviétiques

USA United States of America

(9)

3

Introduction

Le 21 juillet 1994, le Secrétaire d’État adjoint des États-Unis Strobe Talbott a fait un discours devant les étudiants de l’Université John Hopkins à Baltimore, Maryland. Ce fameux discours intitulé de façon un peu énigmatique, « A Farewell to Flashman

1

: American Policy in the Caucasus and Central Asia », portait sur la vision qu’avaient l’administration Clinton et le Département d’État contrôlé à l’époque par les démocrates, de la situation au Caucase et en Asie centrale, quelques années seulement après l’écroulement de l’Union soviétique et la naissance de nouvelles républiques indépendantes. Selon M. Talbott, le phénomène du

« Grand Jeu »

2

qui se réfère historiquement à la rivalité russo-britannique en Asie centrale pendant le XIX

e

siècle était largement dépassé et ne correspondait plus aux réalités du nouveau millénaire. En anticipant sur la politique américaine pour la région, Strobe Talbott déclarait : « Let's leave Rudyard Kipling and George McDonald Fraser where they belong – on the shelves of historical fiction. The Great Game which starred Kipling's Kim and Fraser's Flashman was very much of the zero-sum variety. What we want help bring about is just the opposite: We want to see all responsible players in the Caucasus and Central Asia be winners ».

3

Le projet que portait à travers ses discours et ses écrits l’un des plus proches conseillers du président Clinton était bien celui de coopération et d’action multilatérale concertée et efficace, car « [t]he big states that border the eight nations of the Caucasus and Central Asia have much to gain from regional peace and much to lose from regional conflict ».

4

Cette vision purement idéaliste de la diplomatie américaine enthousiasmée par une déferlante de révolutions pacifiques en Europe de l’Est et dans l’URSS s’est brisée plus tard contre les évidences peu optimistes qui ont pris la forme d’un nouveau Grand Jeu, version modifiée et, comme nous le verrons, indépendante du Grand Jeu historique.

Malgré le fait d’avoir accédé à l’indépendance au lendemain d’évolutions majeures aux frontières occidentales de l’URSS, les nouvelles républiques centrasiatiques ont découvert assez tôt que la modification des cartes n’allait pas forcément changer la géographie. « Les Centrasiatiques ont dû se confronter au fait que beaucoup d’entre eux ne voulaient toujours pas reconnaître : ils se trouvaient dans une région enclavée, entourée par des pays soit submergés par leurs propres difficultés soit voulant projeter leur influence sur les États d’Asie centrale ».

5

En même temps, malgré la présence de fortes ressources naturelles dont les nouvelles républiques étaient dotées, elles étaient fondamentalement

1

Sir Harry Paget Flashman est le protagoniste d’une féconde série de livres de l’écrivain anglais George MacDonald Fraser (1925-2008) qui avait emprunté ce personnage à un autre écrivain anglais du XIXe siècle Thomas Hughes. Dans l’œuvre de Fraser, Flashman, dont Hughes raconte l’enfance difficile marquée par des bagarres avec ses contemporains et de nombreux problèmes à l’école, devient un aventurier notable se hissant le long de sa vie adulte au plus haut niveau dans l’armée de l’Empire britannique. Grâce à l’imagination de son créateur, Flashman participera aux multiples campagnes militaires menées par Londres en Asie centrale, où l’Empire britannique se confrontait à l’Empire russe dans le cadre du soi-disant Grand Jeu.

2

Bien que, selon la tradition historiographique, la notion de Grand Jeu ait été conçue par un officier britannique de la Compagnie anglaise des Indes Orientales, Arthur Connolly, sa popularité est associée avec le roman Kim (1901) de l’écrivain anglais Rudyard Kipling.

3

S. Talbott, A Farewell to Flashman, Baltimore, Maryland, July 1997.

4

Ibid.

5

P. A. Goble, Back on the Map: The Geopolitics of Central Asia, Central Asia and the Caucasus , No. 2(8), 1997.

(10)

4

pauvres compte tenu des difficultés d’écoulement de ces ressources. L’illusion de l’indépendance se dissipait au fur et à mesure que les populations et surtout les élites politiques des pays d’Asie centrale intériorisaient les nouvelles règles du jeu qu’elles devaient subir plutôt que construire.

Cette situation s’est rapidement accentuée après le début de la guerre contre la terreur proclamée par l’administration Bush en 2001. Un article du Guardian paru en janvier 2002

6

cite la lettre de l’ancien inspecteur d’armements américain en Iraq, Richard Butler, qui en s’adressant à la rédaction du New York Times présageait le renouvellement de la rivalité historique entre les grandes puissances en Eurasie, l’enjeu étant l’accès aux vastes réserves pétrolières de l’Asie centrale et du Moyen-Orient. Une année et demie plus tard, le spécialiste de la région Lutz Kleveman rapportait dans un autre article du Guardian

7

ses premières impressions après la visite au Kirghizistan, qui servait depuis le déclenchement d’une campagne internationale contre les Talibans de nœud stratégique pour la logistique de l’armée américaine. D’après M.

Kleveman, la guerre contre le terrorisme était instrumentalisée par les États-Unis pour promouvoir leurs intérêts énergétiques dans le bassin de la mer Caspienne. Étant donné l’accroissement soutenu de la demande énergétique chez les plus grands consommateurs mondiaux de pétrole et de gaz et la diminution de ressources exploitables dans la région du Golfe persique, l’importance de l’Asie centrale est devenue encore plus évidente dans les années suivantes. Et cela d’autant plus que la région continue de représenter un terrain stratégique du point de vue géopolitique.

En 1943, l’auteur du concept de Heartland

8

Sir Halford Mackinder écrivait que si l’Union soviétique sortait vainqueur de la guerre contre l’Allemagne nazie, elle devrait se classer en tant que première puissance du monde. Dans la pensée de Mackinder, « the Heartland is the greatest natural fortress on Earth ».

9

Cette vision représente l’évolution d’une idée que se faisait le géopoliticien anglais du concept de Heartland dans les années précédant la Première Guerre mondiale. À cette époque-là, la plus grande menace pour la Grande-Bretagne émanait, selon Mackinder, de l’Allemagne, ce qui explique l’anti- germanisme des occupants du Foreign Office, toujours attentifs aux préconisations de leur fameux contemporain.

10

En dépit de la concurrence à la théorie de Mackinder qui provient des travaux de son collègue américain Nicholas J. Spykman,

11

le Heartland reste l’explication privilégiée de la centralité de

6

E. Helmore, US in Replay of the ‘Great Game’, The Guardian, January 20, 2002.

7

L. Kleveman, The New “Great Game”, The Guardian , October 20, 2003.

8

Alors que le Heartland se rapporte clairement à la doctrine géopolitique de Mackinder et à tous les travaux postérieurs qui s’en sont inspirés, le terme Hinterland est d’usage plutôt géographique. Ce dernier désigne soit un territoire d’un État se trouvant derrière son port maritime et donc servant de base économique pour son fonctionnement, soit, dans la tradition historique, certaines portions des domaines coloniaux européens en Afrique, qui tout en restant formellement autonomes étaient nettement influencées par le développement des territoires avoisinants, placés sous contrôle direct.

9

H. Mackinder, The Round World and the Winning of the Peace, 1942-1943, p. 601.

10

Sur les débuts du concept de Heartland et son instrumentalisation par les dirigeants politiques de la Grande-Bretagne avant la Première Guerre mondiale, voir P. Venier, The Geographical Pivot of History and Early Twentieth Century Geopolitical Culture, 2004, pp. 330-336.

11

À l’opposé de Mackinder dont les idées lui paraissaient le produit d’une exagération, Nicholas J. Spykman défendait le concept de Rimland,

rassemblant des territoires situés aux extrémités chaudes du continent eurasiatique et ayant abrité le long de l’histoire humaine les civilisations les plus

importantes (voir notamment E. Ismailov, V. Papava, The Heartland Theory and the Present-Day Geopolitical Structure of Central Eurasia, 2010, pp.84-

102).

(11)

5

l’Eurasie, ou plus précisément de l’Asie centrale au sens large (comprenant, outre les cinq républiques ex-soviétiques, l’Afghanistan, l’Iran, la Mongolie et même certaines provinces du Pakistan), dans les raisonnements géopolitiques d’aujourd’hui. Les conceptions de Mackinder ont été brusquement placées au centre de l’actualité en 1998, lorsque l’ancien conseiller à la sécurité nationale auprès du président américain Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, a publié son ouvrage The Grand Chessboard: American Primacy and its Geostrategic Imperatives . Dans ce livre, M. Brzezinski écrivait que « [t]he disintegration late in 1991 of the world’s territorially largest state created a “black hole” in the very center of Eurasia. It was as if the geopoliticians’ “heartland” had been suddenly yanked from the global map ».

13

C’est autour de ce

« trou noir » que sont en train de se jouer les rivalités contemporaines que le présent mémoire se propose d’étudier.

La plupart des recherches menées jusqu'à présent ont tendance à extrapoler les caractéristiques du Grand Jeu historique sur la situation contemporaine, sans pour autant concéder que les pays centrasiatiques ont désormais acquis des leviers d’influence leur permettant d’assumer des responsabilités pour leurs propres destins et même d’agir en toute indépendance, au moins sur certains sujets de leur politique étrangère. Cette analyse est largement fondée sur la perception de l’État faible, incapable de remplir les fonctions lui incombant dans un monde anarchique imaginé par les réalistes.

14

Nous essayerons de démontrer en nous concentrant sur le cas du Kazakhstan que le nouveau Grand Jeu impose de nouvelles logiques d’action qui permettent aux pays de la région d’évoluer en fonction de leur environnement stratégique et de s’adapter aux circonstances par des moyens mobilisables à l’intérieur de leurs systèmes politiques, aussi rigides et peu performants qu’ils puissent paraître au premier regard. Le choix du Kazakhstan est dicté, d’un côté, par la nécessité de restreindre le champ d’analyse qui n’en restera pas moins transposable aux autres pays centrasiatiques, quoique avec des aménagements circonstanciels, et de l’autre, par la reconnaissance presque unanime du rôle de leader régional

15

dont jouit le Kazakhstan parmi ses voisins et ses partenaires extrarégionaux. Ce choix est conforté non seulement par les potentialités de l’économie kazakhe, la diplomatie proactive et pro-intégrationniste du Kazakhstan le mettant en contact avec les principaux acteurs de la scène centrasiatique, mais aussi par ses réserves de

12

À propos de la Grande Asie centrale, Frederick Starr, dont le nom est largement associé à ce nouveau concept plutôt géopolitique qu’exclusivement géographique, écrit : « […] there is a strong historical, economic, and cultural case for treating Greater Central Asia today as a central area rather than as a periphery to any external economy or state, and as a subject of international diplomacy rather than simply as an object of the actions of outsiders » (F. Starr, In Defense of Greater Central Asia, 2008, p. 16).

13

Z. Brzezinski, The Grand Chessboard, 1998, p. 87.

14

Kalevi J. Holsti résume ainsi le dilemme de l’État faible : « Alors qu’ils donnent l’apparence d’un pouvoir autoritaire, l’expansion de l’État est sérieusement limitée par des centres locaux de résistance, par l’inertie bureaucratique et la corruption et par une fragmentation sociale […]. L’État faible est pris dans un cercle vicieux. Il n’a pas les capacités de créer une légitimité en offrant sécurité et d’autres services. Dans ses tentatives pour acquérir cette force, il adopte des pratiques prédatrices et cleptomanes comme il se joue ou exacerbe les tensions sociales existantes entre les myriades de communautés qui constituent la société. Tout ce qu’il entreprend pour devenir un État fort perpétue en fait sa faiblesse » (cité par J.-J. Roche, Théories des relations internationales, 2010, p. 101).

15

Cette reconnaissance n’est que partielle de la part de l’Ouzbékistan qui réclame un statut particulier vis-à-vis des grandes puissances de par sa

démographie et son histoire de domination des régions méridionales de l’Asie centrale par divers khanats ouzbeks. La population actuelle de

l’Ouzbékistan dépasse le seuil de 27M d’habitants, tandis que le Kazakhstan dont la superficie est six fois plus grande que celle de son voisin du sud n’est

peuplé que de 16M d’habitants.

(12)

6

puissance, en termes de ressources énergétiques qui pourront être mises en concurrence, et par son positionnement géostratégique fort intéressant.

L’objet du présent mémoire n’est pas seulement de faire ressortir le rôle indépendant que joue le Kazakhstan dans ses rapports avec d’autres parties prenantes de ce qu’on appelle aujourd’hui le nouveau Grand Jeu en Asie centrale. Nous essayerons de comprendre, grâce aux nombreuses sources factuelles que nous ont laissées les années 1990 et 2000, la manière dont le nouveau Grand Jeu façonne la politique étrangère du Kazakhstan, mais également ses répercussions immédiates sur les relations de ce dernier avec les voisins centrasiatiques et les grandes puissances de notre siècle, dont la Russie, la Chine, les États-Unis et, aussi surprenant que ceci puisse paraître, l’Union européenne

16

dont le soft power est éminemment fort.

17

L’accomplissement de cet objectif s’articulera autour d’une analyse à trois niveaux bien distincts : (i) dans un premier temps , analyser l’influence qu’exerce le nouveau Grand Jeu sur la perception qu’a le Kazakhstan de lui-même et sur sa politique étrangère dans ses plus grandes lignes ; (ii) dans un deuxième temps, analyser les rapports existant entre le Kazakhstan et d’autres parties prenantes du nouveau Grand Jeu, tant au niveau bilatéral qu’au niveau multilatéral, toujours à travers le prisme de ce phénomène géopolitique ; (iii) et finalement analyser les rapports qu’entretiennent entre elles les soi-disant grandes puissances énumérées ci-avant, compte tenu du fait qu’à ce niveau-là le Kazakhstan devient un objet plutôt qu’un sujet de la politique régionale. Donc, le nouveau Grand Jeu n’est plus la matière, mais le contexte de l’analyse que le présent mémoire se propose de mener afin de contribuer à la compréhension de ce phénomène complexe et parfois interprété de manière contradictoire, surtout dans ses versions journalistiques.

18

Les constatations précédentes nous permettent de dégager deux questions auxquelles les conclusions du présent mémoire apporteront une réponse.

16

N'étant pas un pays souverain, avec une politique étrangère, une monnaie unique pour le territoire entier confiné dans ses frontières et une armée dans leur acception traditionnelle attribuable aux États classiques, l’Union européenne s’impose cependant de plus en plus en tant qu’acteur indépendant qui élabore sa propre vision stratégique, alimente un grand réseau diplomatique et poursuit des objectifs réalistes (sur l’UE en tant qu’acteur de la politique internationale voir, entre autres, Charlotte Bretherton et John Vogler, The European Union as a Global Actor, Routledge: 2

nd

edition, 2005 ; Karen Smith, European Union Foreign Policy in a Changing World , Polity Press: 2

nd

edition, 2008 ; Helene Sjursen, Civilian or Military Power ? European Foreign Policy in Perspective, Routledge, 2009 ; Ian Manners, Normative Power Europe: The International Role of the EU, Biennial Conference, European Community Studies Association, Madison, Wisconsin, USA, 31 May 2001). La planification stratégique fait partie de l’effort que l’UE est en train de déployer pour pouvoir mieux concurrencer les « vieux » joueurs politiques, sans pour autant être en mesure de leur opposer une stratégie politique exprimée dans des termes réalistes durs. Néanmoins, l’existence d’une stratégie pour l’Asie centrale (European Union and Central Asia: Strategy for a New Partnership, mise en œuvre depuis 2007) confirme le potentiel de l’UE en matière d’action politique inscrite dans le long terme.

17

Comme nous le rappelle Joseph S. Nye, « [w]hen a country’s culture includes universal values and its policies promote values and interests that others share, it increases the probability of obtaining its desired outcomes because of the relationships of attraction and duty that it creates » (J. S. Nye., Soft Power: The Means to Success in World Politics, 2004, p. 11). Dans le cas de l’UE, le soft power déclenche un double effet d’ attraction et de séduction auxquelles Nye se réfère sur les premières pages de son fameux livre (voir notamment J. S. Nye., Soft Power: The Means to Success in World Politics, 2004, p. 5), en disant qu’elles opèrent dans le domaine des relations internationales de la même façon que dans les relations humaines.

18

Il est à noter que la presque totalité de la presse internationale ne fait pas de distinction entre le Grand Jeu historique et le nouveau Grand Jeu

d’aujourd’hui, idée toujours en évolution dans un contexte particulièrement difficile de multipolarité actuelle, dans lequel il existe plus de deux pôles

d’attraction et, par voie de conséquence, encore plus d’options à la disposition des acteurs. Il nous semble légitime de penser que cette confusion est le

produit d’une volonté délibérée de surmédiatiser et parfois de simplifier le sujet qui mériterait sinon plus de rigueur dans son interprétation.

(13)

7

A. Peut-on considérer que le nouveau Grand Jeu, à travers lequel se définissent les orientations politiques des parties prenantes, constitue un facteur de stabilité en Asie centrale, et plus précisément au Kazakhstan ?

Nous nous intéresserons aux effets du nouveau Grand Jeu par rapport à la dynamique de coopération dans le contexte de la théorie des jeux, et notamment à sa capacité d’induire les États concernés à davantage de concertation en vue de neutraliser le potentiel parfois conflictuel de leurs interactions.

B. Le Kazakhstan sera-t-il en mesure de rester indépendant dans la prise des décisions relatives à sa politique étrangère ou sera-t-il l’otage de la logique de jeux entre les grandes puissances ?

Nous verrons si le Kazakhstan est en mesure de ne pas se laisser emprisonner dans une relation de dépendance vis-à-vis de ses plus forts interlocuteurs en réussissant à maintenir un équilibre parmi ses préférences politiques en ligne avec les préconisations de la théorie de l’équilibre du pouvoir (balance of power).

Afin de répondre aux questions formulées ci-avant, nous adopterons deux hypothèses de travail qu’il nous appartiendra de vérifier en fonction des conclusions que le présent mémoire nous permettra d’atteindre.

La première hypothèse consiste à dire que le contexte du nouveau Grand Jeu qui s’impose à toutes ses parties prenantes indépendamment de leur importance politique, économique ou militaire conduit à moins de conflictualité et à plus de coopération à tous les niveaux analysés . Si cette hypothèse s’avérait, nous pourrions en conclure que la scène centrasiatique bénéficie d’une stabilité régionale plus conséquente assurée par les États concernés non seulement en relation avec leurs propres stratégies égoïstes mais grâce à un entrelacement des stratégies individuelles inscrites dans un ensemble régional.

La seconde hypothèse que nous essayerons de valider affirme que le Kazakhstan, en tant qu’acteur

régional plus fort que ses voisins centrasiatiques mais moins important que les États extrarégionaux (États-

Unis, UE) ou situés dans plusieurs régions à la fois (Russie, Chine), réussira à se maintenir dans une

position indépendante, à condition que la politique multi-vectorielle soit poursuivie et que la

modernisation de l’économie, actuellement en cours, aboutisse à des résultats concrets . La

recherche proposée par le présent mémoire nous permettra d’analyser le poids des contraintes, intérieures

(nature du régime politique) et extérieures (comportement des grandes puissances étudiées), dans cette

évolution.

(14)

8

Dans le but de mieux étudier les rapports de force entre les différentes parties prenantes et leurs interactions circonscrites dans le contexte de la « compétition-coopération » qu’incarne effectivement le nouveau Grand Jeu, nous utiliserons le cadre analytique fourni par deux théories : le réalisme néoclassique avec des éléments du réalisme défensif et la théorie des jeux. Le réalisme néoclassique prend pour base les enseignements tirés de ces deux prédécesseurs épistémologiques, le réalisme classique de Hans Morgenthau et de Raymond Aron, et le néoréalisme de Kenneth Waltz. Dario Battistella caractérise dans les termes suivants l’œuvre scientifique des réalistes néoclassiques : « …ils combinent la rigueur théorique des postulats structuralistes des néoréalistes avec la subtilité historique des hypothèses individualistes des réalistes classiques ».

19

Les auteurs du réalisme néoclassique, Steven Lobell, Norrin Ripsman et Jeffrey Taliaferro, définissent ainsi le concept primordial du courant réaliste, qui est celui de l’État : « Neoclassical realism presents a “top-down” conception of the state, which means systemic forces ultimately drive external behavior. To this end it views the states as epitomized by a national security executive, comprised of the head of government and the ministers and officials charged with making foreign security policy.

[…]

This executive, sitting at the juncture of the state and the international system, with access to privileged information from the state’s politico-military apparatus, is best equipped to perceive systemic constraints and deduce the national interest. Nonetheless, while the executive is potentially autonomous from society, in many contexts political arrangements frequently compel it to bargain with domestic actors (such as the legislature, political parties, economic sectors, classes, or the public as a whole) in order to enact policy and extract resources to implement policy choices ».

20

En se positionnant par rapport aux autres courants des relations internationales mettant en cause l’exclusivité de l’État incarné par ses dirigeants, ils concluent que « […] in contrast to liberalism and Marxism, neoclassical realism does not see states as simply aggregating the demands of different societal interest groups or economic classes.

[…]

Rather, leaders define the “national interests” and conduct foreign policy based upon their assessment of relative power and other states’ intentions, but always subject to domestic constraints ».

21

Ceci veut dire que la politique étrangère définie par les dirigeants de l’État prend forcément en compte les desiderata de certains groupes sociaux qui ont leurs propres intérêts à mettre en avant et à défendre. Nous verrons plus tard en quoi cette vision correspond aux réalités des principales parties prenantes du nouveau Grand Jeu, et en premier lieu, du Kazakhstan lui-même.

Pour compléter l’instrumentaire fourni par le réalisme néoclassique, il nous semble pertinent d’avoir également recours au réalisme défensif dont les postulats, bien qu’absents du discours réaliste néoclassique, le sous-tendent fondamentalement. Stephen Walt de l’Université Harvard a introduit dans les années 1980 la notion d’ équilibre du pouvoir (balance of power ) qui décrit les comportements des États

19

D. Battistella, Théories des relations internationales, 2009, p. 163.

20

S. E. Lobell, N. M. Ripsman, J. W. Taliaferro (sous la direction de), Neoclassical Realism, the State and Foreign Policy, 2009, p. 25.

21

Ibid., pp. 25-26.

(15)

9

dans des conditions de l’anarchie internationale en fonction de la perception de la sécurité qui leur est propre. Dans son fameux article Alliance Formation and the Balance of World Power paru en 1985, M.

Walt écrit : « In a balancing world, policies that demonstrate restraint and benevolence are best. Strong states may be valued as allies because they have much to offer their partners, but they must take particular care to avoid appearing aggressive. Foreign and defense policies that minimize the threat one poses to others make the most sense in such a world ».

22

Nous verrons au cours de notre recherche que le contexte du nouveau Grand Jeu, qui se joue sur un espace restreint entre les puissances militaires et économiques reconnues, oblige à une extrême prudence dans l’utilisation de ce qui pourra être considéré, à l’opposé du soft power, comme le pouvoir dur. Par conséquent, la politique étrangère des États en question, définie en harmonie avec les préconisations du réalisme néoclassique, doit intérioriser le besoin de modération prôné par le réalisme défensif en ce qui concerne la promotion et la défense de ses propres intérêts égoïstes.

Une autre théorie majeure des relations internationales à laquelle il sera fait appel dans le présent mémoire, la théorie des jeux, nous propose dans son dilemme du prisonnier le scénario le plus simple de comportement individuel confronté à des incertitudes majeures. La nécessité d’assurer un minimum de stabilité dans le système international a priori anarchique oblige les États à composer entre eux afin de jeter les bases de compromis, quelque aléatoires qu’elles puissent s’avérer, et de pérenniser le statu quo.

D’après Arthur A. Stein, « [o]nce nations begin to coordinate their behavior and, even more so, once they have collaborated, they may become joint-maximizers rather than self-maximizers. The institutionalization of coordination and collaboration can become a restraint on individualism and lead actors to recognize the importance of joint maximization. Those who previously agreed to bind themselves out of self-interest may come to accept joint interests as an imperative ».

23

Curieusement, l’atteinte d’une situation optimale signifiant des bénéfices relatifs pour toutes les parties prenantes est difficilement réalisable, compte tenu des incertitudes prégnantes quant aux intentions d’autrui et de l’irrationalité parfois trop forte des décideurs.

Néanmoins, en nous concentrant sur la situation dans laquelle se trouve le Kazakhstan dont nous analyserons les réflexes formatés par le contexte du nouveau Grand Jeu, nous verrons que des formes d’institutionnalisation de la coopération interétatique peuvent se faire jour en conduisant à la création de régimes internationaux.

24

La recherche exposée dans le présent mémoire a nécessité l’utilisation de nombreuses sources issues tant des organismes spécialisés de recherche (tels que le Silk Road Studies Program piloté par l’Université John Hopkins, l’Institut français des relations internationales à Paris, le Center for European Policy Studies à Bruxelles ou le Kazakhstan Institute for Strategic Studies à Almaty) que des organisations

22

S. Walt, Alliance Formation and the Balance of Power, 1985, p. 14.

23

A. A. Stein, Coordination and Collaboration: Regimes in an Anarchic World, 1982, p. 323.

24

Sur le concept de régimes internationaux, très récurrent dans le discours réaliste néoclassique, voir O. R. Young, Regime Dynamics: the Rise and Fall

of International Regimes, Vol. 36, No. 2, International Regimes (Spring 1982), pp. 277-297.

(16)

10

politiques ou semi-politiques (le Congrès américain, la RAND Corporation ) ou de la presse internationale (The Guardian, Foreign Policy, Foreign Affairs, Forbes, etc.). L’abondance des travaux menés sur le nouveau Grand Jeu justifie le choix de publications représentant les divers opinions et points d’analyse.

L’évolution de la problématique choisie impose également une attention toute particulière à la représentation du nouveau Grand Jeu et des intérêts de ses principales parties prenantes dans les médias qui détiennent eux aussi un pouvoir sensible d’orientation des politiques publiques.

Le présent mémoire est composé de trois parties constituées selon le cadre analytique précédemment exposé. La première partie introduit le phénomène du nouveau Grand Jeu en expliquant ses principales caractéristiques en référence au Grand Jeu historique ainsi que l’importance de l’Asie centrale et du Kazakhstan au fil de son évolution. La façon dont les dirigeants du Kazakhstan perçoivent la place de leur pays à l’intérieur du nouveau Grand Jeu et réagissent à ses défis y est également étudiée.

Cette partie s’appuie largement sur les orientations officielles de la politique étrangère kazakhe formulées par le président Nazarbaïev et mises en œuvre par ses différents ministres des Affaires étrangères. La deuxième partie du mémoire aura pour but d’analyser la façon dont le Kazakhstan se comporte dans ses rapports bilatéraux avec les pays de la région ou avec ceux qui y sont présents ainsi que dans les enceintes régionales auxquelles il participe, en prenant en compte la dimension transcendante dictée par le nouveau Grand Jeu. Finalement, dans la troisième partie nous nous intéresserons aux interactions entre les différents acteurs du nouveau Grand Jeu, parmi lesquels nous identifierons les plus influents et les plus susceptibles d’orienter le déroulement de ce phénomène. Les conclusions du présent mémoire nous permettront de tirer les plus grands enseignements de la recherche effectuée en présentant des éléments de réponse aux deux hypothèses que nous avons précédemment formulées. Le nouveau Grand Jeu est clairement appelé à continuer, car, d’après Martha B. Olcott, « the challenges facing Central Asian states remain largely unchanged, and governments there have received few new tools to address them ».

25

25

M. B. Olcott, The Great Powers in Central Asia, 2005, p. 335.

(17)

PREMIÈRE PARTIE. Le Kazakhstan indépendant, pays clé de l’espace centrasiatique, au centre de l’attention des grandes puissances :

défis et réponses

(18)

12

While few have noticed, Central Asia has again emerged as a murky battleground among big powers engaged in an old and rough geopolitical game.

Éditorial du New York Times, 2 janvier 1996

Le retour à la compétition géopolitique en Asie centrale traduit pour d’aucuns la résurgence des vieilles rivalités qui traversaient des vastes espaces centrasiatiques dans un monde peuplé des empires, aussi lointain du nôtre que l’Inde avait pu paraître lointaine à Christophe Colomb à la fin du XV

e

siècle. Pourtant, les changements intervenus entre-temps sont d’une telle ampleur qu’il convient de parler du nouveau Grand Jeu dont les principales caractéristiques seront étudiées dans cette première partie. Nous essayerons par ailleurs d’expliquer pourquoi l’Asie centrale, et en l’occurrence le Kazakhstan, sont placés au cœur de ce phénomène géopolitique.

Une fois les enjeux du nouveau Grand Jeu identifiés, il conviendra de retracer les grandes lignes de la politique multi-vectorielle du Kazakhstan à travers laquelle il essaie de répondre aux défis auxquels il est confronté dans un contexte de compétition régionale. Cette politique articulée notamment autour de l’intégration régionale et des nombreux programmes de modernisation économique procure au Kazakhstan les principaux leviers d’action à moyen et long terme.

♦ ♦ ♦

I. L’émergence du nouveau Grand Jeu en Asie centrale : le retour d’une compétition entre les grandes puissances à l’ère de la désidéologisation des relations internationales

La fin de la Guerre froide en Europe, marquée par la chute du mur de Berlin début novembre 1989, et la

dissolution du plus grand pays du monde – l’Union soviétique – deux ans plus tard, sont les deux

événements de la seconde moitié du XX

e

siècle qui ont profondément bousculé la donne géopolitique

globale. Ceci est vrai non seulement pour les anciens théâtres de la compétition américano-soviétique,

jouée souvent par interposition, mais aussi pour les recoins de l’empire communiste tant en Europe

centrale et orientale qu’en Asie. Le triomphe extraordinaire de la démocratie, et en premier lieu celle des

États-Unis qui avaient assumé, après la conclusion de la Seconde Guerre mondiale, une responsabilité

militaire et morale pour la sécurité de leurs alliés, était porteur d’une grande espérance pour tous les

anciens vassaux de Moscou. Leur indépendance était désormais acquise, et qui plus est, sans qu’il n’y ait

eu des tentatives de contestation par la force de la part du Kremlin. Dans son message annuel à la Nation

du 28 janvier 1992, le président américain George H. W. Bush déclarait : « […] Even now, months after the

failed coup that doomed a failed system, I am not sure we have absorbed the full impact, the full import of

(19)

13

what happened ».

26

Il se référait autant au coup d’État raté (août 1991) qui avait été le premier signe manifeste de la faiblesse de Mikhaïl Gorbatchev dans son propre pays qu’à ses conséquences immédiates et irréparables – les déclarations d’indépendance adoptées l’une après l’autre par toutes les anciennes républiques soviétiques : de l’Estonie (le 20 août 1991) au Kazakhstan

27

(le 16 décembre 1991).

Au moment même où le monde libre célébrait l’affranchissement des nouveaux arrivants dans l’ordre international du joug communiste auquel ils étaient assujettis pendant des décennies, le spectre d’une nouvelle compétition géopolitique planait déjà au-dessus des populations nouvellement libérées. Mais quelle compétition pouvait resurgir sur la scène de la récente bataille, alors que les divisions idéologiques selon les lignes de fracture « capitalisme – communisme » ont été soudainement effacées ? Ainsi, après avoir dû écarter l’hypothèse d’une confrontation brutale entre les États-Unis et la Russie sur le front européen, l’Europe étant désormais pleinement ancrée au sein de l’espace de sécurité occidental, les politologues se sont mis à parler d’un renouvellement du soi-disant Grand Jeu, une longue et difficile compétition entre la Russie et la Grande-Bretagne au XIX

e

siècle pour le contrôle de l’Asie du Sud à partir de l’Asie centrale. Toutefois, la comparaison de ces deux phénomènes bien distincts n’est pas automatique et passe par une analyse fine de la situation de l’après Guerre froide construite à partir de nouveaux éléments propres à leur époque. Dans les pages qui suivront, nous essayerons d’étudier les causes de cette concurrence inédite et de vérifier l’existence d’un nouveau Grand Jeu, en portant une attention particulière sur le Kazakhstan, pays clé d’Asie centrale, à la fois son moteur économique et sa locomotive politique.

1. Les différences – vraies ou fausses – entre le nouveau Grand Jeu et le Grand Jeu historique Dans son article de janvier 2006 dans The Washington Post,

28

le journaliste américain Nicholas Schmidle écrivait : «In a repeat of the "Great Game" that played out in Central Asia over the mid-to-late 19th century, foreign powers including Iran, Russia, China and the United States are converging on […] Central Asia -- to compete for influence. There is a lot to gain: access to vast, untapped oil and natural gas reserves, rights to the use of key military bases, and the imaginations of the nearly 50 million people who live in this part of the Muslim world ». Ce témoignage journalistique écrit sous l’impression d’une visite au Tadjikistan reflète très exemplairement l’attitude générale de la presse occidentale, et non seulement américaine, vis-à-vis du phénomène du nouveau Grand Jeu, autant familier et banal que bien récent et manifestement irréductible aux vieilles vérités historiques.

26

La suite du discours prononcé par le président Bush devant le Congrès réuni le 28 janvier 1992 ne laisse aucun doute sur l’état d’esprit des dirigeants américains au lendemain de la défaite de la cause communiste coïncidant merveilleusement avec la disparition de sa plus vive incarnation physique, le bloc de l’Est. En l’occurrence, George H. W. Bush dit clairement que ce sont les États-Unis d’Amérique qui ont gagné la Guerre froide (« By the Grace of God, America won the Cold War »).

27

La Lituanie et la Géorgie sont les deux pays qui ont proclamé leur indépendance avant le coup d’État d’août 1991, en mars et avril respectivement.

28

N. Schmidle, In Central Asia, New Players, Same Game, The Washington Post, January 29, 2006.

(20)

14

En gardant toujours à l’esprit la théorie de Halford Mackinder dont l’essence pourrait se résumer en trois phrases se voulant prophétiques :

« Who rules East Europe

29

commands the Heartland;

Who rules the Heartland commands the World-Island;

Who rules the World-Island commands the world »,

30

nous devons concéder que « the contemporary strategic and economic relations in Central Asia cannot be separated from the complexity of strategic and economic relations in Eurasia as part of the World Island ».

31

La reconnaissance du fait que l’Asie centrale n’a pas perdu de sa signification structurelle au sein d’un territoire plus large, centré sur elle et dont le destin est intimement lié à l’évolution, dans l’espace et le temps, de ce « cœur » géographique de l’Eurasie, nous amène à conclure que les causes de toute future compétition pour le contrôle de cet espace stratégique resteront toujours identiques. Toutefois, les conditions dans lesquelles une telle compétition naîtra et se déroulera ne peuvent qu’être façonnées par l’environnement politique, économique et culturel, l’état des lieux dans les sciences et les technologies, les préoccupations dominantes dans l’esprit des dirigeants et par d’autres facteurs aussi divers que les circonstances mêmes qui les engendrent. L’écart entre le XIX

e

et la fin du XX

e

– début du XXI

e

siècle revêtant une ampleur historique inédite de par l’échelle des changements intervenus en ces 200 ans, nul ne peut douter de l’existence de nouveaux traits, parfois encore inconnus ou insuffisamment bien perçus, au sein de ce qu’on appelle communément le nouveau Grand Jeu. Après avoir reconnu le maintien des conditions fondamentales pour que le Grand Jeu d’antan puisse continuer, en prenant des formes autres que celles que nous avons connues jusqu'à présent, il est opportun d’expliquer quelles sont les principales différences entre les deux phénomènes.

Premièrement et fondamentalement , le Grand Jeu historique se limitait à deux acteurs géopolitiques, la Russie et la Grande-Bretagne.

32

Comme nous le rappelle Andreï Kazantsev, chercheur auprès du Centre d’information et d’analyse de l’Université de Moscou Lomonossov, l’Allemagne, qui n’était pas un acteur conséquent avant son unification, n’avait, à la veille de la Première Guerre mondiale, que des intérêts très limités à la frontière de l’Irak et de l’Iran. Les autres pays européens ne considéraient

29

Il est important de préciser qu’avec la fin effective de la Guerre froide la division du monde en deux blocs adverses a cessé d’exister et que donc le poids conceptuel de la théorie de Halford Mackinder, s’appuyant sur la notion du Heartland, s’est progressivement déplacé vers le centre naturel de l’Eurasie, à savoir l’Asie centrale.

30

Z. Brzezinski, The Grand Chessboard, 1998, p. 38.

31

P. Kurecic, The New Great Game, 2010, p. 22.

32

Cette « formule binaire » au sein du Grand Jeu est aujourd’hui devenue une grille de lecture classique des relations russo-britanniques tout au long du

XIX

e

siècle et en début du siècle suivant, en ce qui concerne les ambitions impérialistes des deux pays s’étendant vers l’Asie du Sud, principalement l’Inde

mais aussi la Chine. Certains, comme, par exemple, le directeur associé de l’Institut des sciences sociales de New Delhi, Ash Narain Roy, estiment que

l’Empire ottoman faisait également partie des joueurs influents et relativement libres dans leurs choix d’action stratégique en Asie centrale. Dans son

article US’s Grand Game in Central Asia (Mainstream , 2008, Vol. XLVI, No. 35), il dit par exemple : « The “Great Game” today is by no means

confined to the three actors », en citant « the rivalry between Czarist Russia, Victorian England and the Ottoman Empire in Central Asia for control of

trade routes to India in the 19th century ». Nous pensons tout de même que la Turquie ne pouvait pas jouer un rôle indépendant, car privée de potentialités

militaires adéquates pour concurrencer Londres et Moscou. Ceci est d’autant plus crédible que la Grande-Bretagne était largement favorable à la Turquie

dans la défense des intérêts ottomans dans les Balkans, face à la Russie historiquement intéressée par un accès aux mers chaudes, dont la Méditerranée. Le

soutien britannique à l’Empire ottoman se compensait ainsi par l’allégeance tacite des Turcs à la cause de Londres en Asie turcophone et même au-delà.

(21)

15

pas la région comme pouvant leur procurer un quelconque avantage politique dans leurs tractations les uns avec les autres.

33

La Chine et la Turquie exerçaient très peu d’influence sur la situation régionale en Asie centrale, leur faiblesse interne les poussant à servir de simples pions vis-à-vis des grandes puissances.

34

Pour ce qui est des États-Unis d’Amérique, ils restaient obstinément à l’écart de la politique européenne et, par voie de conséquence, préféraient ne pas remettre en question les ambitions expansionnistes des grands empires de l’époque, tous issus de l’Europe.

La nature actuelle de la structure régionale est beaucoup plus diversifiée et donc inévitablement complexe. Les interactions entre les différents acteurs extérieurs, non seulement la Russie et la Grande- Bretagne (cette dernière n’étant plus l’acteur européen mais un acteur parmi d’autres), mais aussi les États- Unis, la Chine, l’Union européenne et ses États membres les plus actifs (France, Allemagne, Italie), le Japon, la Turquie, l’Iran, la Corée du Sud, l’Inde ou les Émirats arabes unis, créent des liens multilatéraux, multi-niveaux, encadrés par des alliances, des partenariats, des coopérations stratégiques, des accords bilatéraux, etc. Ainsi, sont créés de vrais régimes internationaux, aussi aléatoires et intrinsèquement contradictoires qu’ils puissent être, au sein desquels « [i]ndividual actors are typically unable to exercise much influence on their own over the character of the regime ».

35

Ces interactions se déroulent de façon compétitive mais aussi coopérative, sans qu’aucun des acteurs ne soit prêt à céder sa place particulière au sein de ce système complexe et volatil qu’est le régime régional, car « all the countries consider Central Asia vital to their economic and geopolitical interests ».

36

Deuxièmement, la Russie et la Grande-Bretagne, agissant dans le cadre de leur compétition géopolitique à travers les vastes espaces qui sont aujourd’hui occupés par des pays souverains, ne prenaient pas en compte les intérêts et positions des acteurs locaux, ces derniers étant tellement faibles que leurs élites et populations subissaient tout simplement les effets des interactions russo-britanniques sans pouvoir les infléchir ou neutraliser. Le paysage géopolitique de l’Asie centrale, ayant déjà vu la fin de l’URSS et la dislocation de ses remparts idéologiques partout dans le monde, est dorénavant ponctué par la coexistence, affirmée de plus en plus vigoureusement, de cinq nouvelles républiques indépendantes (Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turkménistan et Tadjikistan). Intégrées au sein de la communauté internationale, ayant signé les premiers accords de bon voisinage et de coopération, tant entre eux-mêmes qu’avec des puissances extérieures, parfois assez lointaines, ces pays ont ainsi pris possession de vrais leviers de pouvoir leur permettant d’agir dans le domaine des relations internationales aussi librement que tous les autres États. La transition par laquelle sont passées les anciennes républiques centrasiatiques de

33

A. Kazantsev, Bolchaïa Igra s Neizvestnymi Pravilami [Le Grand Jeu aux Règles Inconnues], 2008, p. 102.

34

Ibid., p. 102.

35

O. R. Young, Regime Dynamics, 1982, p. 280.

36

A. N. Roy, US’s Grand Game in Central Asia, Mainstream, 2008, Vol. XLVI, No. 35, http://www.mainstreamweekly.net (consulté le 22 octobre

2011).

(22)

16

l’URSS s’est en effet traduite « à la fois par l’affirmation des nouveaux États indépendants sur la scène internationale et la transformation de cette scène par l’insertion de ces nouvelles entités ».

37

Dans le même temps, les pays de la région sont tous conscients des limites réelles de leur puissance relative. Ils se trouvent, par exemple, dans l’impossibilité de s’opposer à la volonté d’un acteur plus fort sans savoir s’attirer les sympathies d’un autre acteur aussi puissant pour bénéficier de sa protection éventuelle ou sans mutualiser les capacités régionales avec les voisins (ce qui ne s’est jamais produit, compte tenu du niveau de la méfiance entre les cinq pays en question). Il est donc vrai que « Eurasia's elites still view their countries as pawns on a grand chessboard, as opposed to fully fledged sovereign states with independent policies ».

38

En l’occurrence, « [m]any genuinely believe that, despite the Soviet Union's collapse, the zero- sum game between Washington and Moscow continues unabated and that their countries' future will inevitably be decided within that framework ».

39

Ceci crée des politiques ambiguës, voire contradictoires, des alliances réciproquement exclusives, des promesses irréalisables et donc jamais tenues, et étoffe ainsi le maillage déjà très dense du régime régional en Asie centrale, compte tenu du fait que ce ne sont pas que Moscou et Washington qui sont aujourd’hui en lice.

L’incapacité des pays de la région à affirmer leur libre arbitre face aux acteurs extérieurs, toujours plus puissants quoique multiples, ainsi qu’à établir entre eux de bonnes relations de coopération fondées sur la proximité géographique et le parcours historique commun laisse à penser que leur propre contribution au façonnage de la politique régionale est vouée à rester relativement circonscrite. En reprenant le modèle d’analyse proposé par Iver B. Neumann pour l’Europe scandinave,

40

nous essayerons, dans la deuxième partie du présent mémoire, de démontrer comment l’approche outside-in (domination de l’extérieur sur l’intérieur) est beaucoup plus conséquente face à celle dite inside-out (domination de l’intérieur sur l’extérieur).

Troisièmement , l’Asie centrale du XIX

e

siècle n’a jamais été perçue ni par la Russie ni par la Grande- Bretagne comme une région économiquement attractive. Elle servait au contraire d’étape intermédiaire aux abords des pays sud-asiatiques, débouchant, quant à eux, sur l’Océan Indien, situés au croisement des routes maritimes commerciales importantes, densément peuplés et offrant un climat moins rigoureux.

Dans les pages qui suivent, nous essayerons d’analyser l’importance de l’Asie centrale à l’époque contemporaine ainsi que le rôle du Kazakhstan au sein de cet espace à la fois étendu et enclavé.

Finalement, l’environnement international a considérablement changé depuis la fin des années 1980 et surtout dans ce nouveau millénaire. L’avènement massif des nouvelles technologies de communication, l’exportation des principes du marché concurrentiel vers le reste du monde, auparavant dominé par la

37

M.-R. Djalili, T. Kellner, Géopolitique de la nouvelle Asie centrale, 2001, p. 49.

38

S. Charap, A. Petersen, A New “Great Game” Will Not Increase US Influence in Russia’s Backyard, Foreign Affairs , le 20 août 2010, http://www.foreignaffairs.org (consulté le 22 octobre 2011).

39

Ibid.

40

I. B. Neumann, A Region-building Approach to Northern Europe, 1994.

(23)

17

pensée économique dirigiste, et bien d’autres facteurs ont ensemble contribué à la complexification progressive du système international et de ses échelons régionaux. Au départ, l’ouverture de l’Asie centrale à l’international aurait fait bénéficier tous les pays concernés en leur proposant une riche palette de différentes couleurs pour dessiner leur propre futur. Dans le même temps, « [l]’émergence de l’Asie centrale [a] en effet [remis] en cause l’équilibre géopolitique du sous-système régional du continent […]. Les nouvelles républiques [ont] en effet [dû] intégrer un système international en pleine mutation, tâche rendue plus ardue par leur situation historique particulière qui les [obligeait] à affronter en même temps les problèmes résultant de la rupture avec un « centre » avec lequel elles étaient liées depuis plus d’un siècle ».

41

Pouvons-nous, après avoir énuméré toutes ces différences substantielles, nous rallier au camp de ceux qui renient la réapparition, sous une nouvelle forme, du Grand Jeu pour ne parler que d’une simple compétition entre les grandes puissances pour le contrôle de certaines ressources dans un espace bien délimité qu’est l’Asie centrale ? Est-il possible, comme le disait Strobe Talbott, de faire en sorte qu’une grande puissance « can promote patriotism without expansionism, […] can promote national pride without national prejudice »,

42

dans le cas précis du nouveau Grand Jeu ? Il apparaît, au vu des réalités régionales que nous connaissons actuellement, que le contrôle de l’espace centrasiatique revêt toujours une importance particulière aux yeux des acteurs impliqués, qu’il s’agisse de Moscou, de Washington ou de Pékin. Les idées de Mackinder sont reprises dans des stratégies régionales ; des accords compétitifs, voire hostiles, sont conclus sur la terre fragile de l’Île-Monde (World Island). Ainsi, le Grand Jeu continue, renouvelé et remodelé, en début de ce siècle.

2. Pourquoi l’Asie centrale est-elle au cœur du nouveau Grand Jeu ?

Comme nous l’avons montré dans l’introduction, la perception et ensuite la théorisation de la signification géopolitique de l’Asie centrale remontent aux travaux du scientifique britannique Halford Mackinder, auteur du concept du Heartland.

43

Sans qu’il n’y ait parmi les géopoliticiens et les historiens un accord parfait sur la délimitation de cette zone géographique, la reconnaissance de la centralité de l’Asie centrale est

41

M.-R. Djalili, T. Kellner, op. cit., 2001, p. 65.

42

S. Talbott, A Farewell to Flashman , Baltimore, Maryland, July 1997.

43

Pour voir comment Halford Mackinder représentait la carte géopolitique du monde pendant la période initiale de ses recherches consacrées au

Heartland, il convient de se référer à l’Annexe I. Cette représentation issue des conclusions de son fameux article The Geographical Pivot of History

(1904) fait une distinction entre ce qu’il appelle le pivot géographique de l’histoire et le Heartland tel quel. Dans ses travaux postérieurs, Halford

Mackinder ne préfère parler que du Heartland , zone dont le contrôle permettrait, selon lui, d’assurer une hégémonie mondiale. Il est intéressant de

constater que si en 1904, le géopoliticien britannique pensait que le rôle d’hégémon était le plus probablement dévolu à la Russie (contrôlant à l’époque de

vastes espaces du pivot géographique et du Heartland), c’est l’Allemagne qui occupe l’esprit de Mackinder dès 1919, avec un brusque retour vers la

Russie (au sein de l’Union soviétique) en 1943, en plein milieu de la Seconde Guerre mondiale. C’est à ce moment que la prépondérance de l’URSS sur

le continent eurasiatique devenait évidente sur fond de défaites cruciales infligées au Reich allemand en Europe et aux déconvenues importantes du Japon

en Asie de l’Est. Comme cela est rappelé dans le texte qui suit, les bouleversements de l’après Guerre froide ont radicalement changé la donne

géopolitique en Eurasie, avec l’apparition de l’Europe unie, l’émergence de la Chine et de l’Inde en tant que deux nouvelles puissances asiatiques et

probablement mondiales, la désintégration de l’URSS et l’entrée sur scène de nouveaux États indépendants postsoviétiques. C’est pour cette raison que

l’Asie centrale (au sens large du terme), qui est désormais bordée des grandes puissances, est durablement devenue une nouvelle zone de compétition dont

le contrôle signifierait la possibilité, pour tout acteur important, de menacer directement l’un de ses concurrents et de se procurer, à long terme, un accès à

l’autre bout de l’Eurasie que Mackinder appelait en son temps l’Île-Monde.

Références

Documents relatifs

Les demandes de remboursement des frais de connexion, dans la limite d'une demande par participant (même nom et même adresse) pour toute la durée du jeu et du

Le jeu est ouvert à toute personne physique, majeure au moment de la participation, résidante en Algérie, à l’exception du personnel de HDA Carrefour Algérie

Le nouveau secrétariat d’État apparaît ainsi clairement dans ses deux fonctions : monter des dossiers d’aménagement et produire des réponses auda- cieuses et séduisantes

En conséquence, la Société Organisatrice ne saurait être tenue pour responsable notamment de la contamination par d’éventuels virus ou de l’intrusion d’un tiers dans le

Pour participer au jeu, il suffit de se rendre dans l'un des divers points de vente CARTRIDGE participant à l'opération, de retirer un bulletin de

► Plutôt que d’attribuer un point à l’élève ayant obtenu le plus grand nombre, on peut ordonner les nombres de tous les élèves et donner nombre de points dégressif suivant

► Plutôt que d’attribuer un point à l’élève ayant obtenu le plus grand nombre, on peut ordonner les nombres de tous les élèves et donner nombre de points dégressif suivant

Les informations relatives aux Participants recueillies sur les systèmes informatiques directement par l’Éditeur et l’Organisateur ou via ses prestataires techniques sont