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La solidarité islamique pour la défense des intérêts communs : un tigre de papier

II. La coopération est-elle possible dans le cadre du nouveau Grand Jeu ?

3. La solidarité islamique pour la défense des intérêts communs : un tigre de papier

Après l’écroulement de l’Union soviétique, les pays d’Asie centrale se sont trouvés confrontés à des défis

importants en termes de sécurité, leur proximité avec le foyer d’instabilité à la frontière entre l’Afghanistan et

le Pakistan créant des risques graves pour leurs situations internes. Comme le montre l’analyse de Rajan

Menon, « [t]he wrenching social and economic transformations that followed the collapse of the Soviet

Union have made poverty and joblessness pervasive. Demographic trends guarantee a mismatch

between the supply of young people and the number of jobs available ».

301

Le même constat est dressé

par Martha B. Olcott qui parle de « la part des jeunes dont le nombre augmente généralement plus vite que

les opportunités de travail, ce qui crée des conditions favorables à l’activité des recruteurs au sein des

groupes islamistes, ouvertement présents dans la région depuis la fin des années 1980 ».

302

Pour les

dirigeants centrasiatiques, la propagation des doctrines religieuses fondées sur les différentes

interprétations de l’islam a commencé à représenter non seulement un enjeu social, avec toute la

300

G. Dussouy, Vers une géopolitique systémique, 2002, p. 58.

301

R. Menon, The New Great Game in Central Asia, 2003, p. 189.

302

90

régulation étatique qui y est associée, mais aussi un problème politique, notamment pour la stabilité de

leurs régimes. Ainsi, les dernières analyses sociologiques permettent de confirmer qu’à présent, « Islam in

Central Eurasia is most prominently evaluated as high politics and a dominant “danger discourse” has

emerged in this field of study, stressing radical Islam as a destabilizing influence ».

303

Cette perception de

l’islam en tant que menace dirigée contre les élites actuelles en Asie centrale postsoviétique est à l’origine

des craintes, la plupart du temps exagérées, relatives aux tentatives de certains pays islamiques d’utiliser

leur potentiel religieux pour la promotion musclée des intérêts géostratégiques. Les craintes des élites sont

d’ailleurs relayées par les médias qui ont souvent tendance à parler d’alliances islamiques, du prosélytisme

financé par les pays étrangers, de l’islam politique dont la manipulation sert des objectifs de certains

groupes d’intérêt au sein de ces pays.

304

Compte tenu de cette méfiance unanime des régimes centrasiatiques envers l’islam dit radical, il

convient de savoir s’il existe une vraie coopération entre les différents États musulmans dans le cadre du

nouveau Grand Jeu. Afin de cerner ce phénomène, il est d’abord nécessaire de relever la diversité des

interprétations de la religion du prophète Mahomet, principale source d’éventuelles divergences. Cette

diversité est manifeste à la fois à deux niveaux. D’abord, entre les pays d’Asie centrale, qui ont hérité de

l’époque soviétique de l’athéisme social artificiellement assis sur le socle religieux traditionnel (islam

pratiqué par les ménages, mais complètement banni de la vie politique ou administrative), et les pays dits

islamiques. Comme le montre Andreï Kazantsev, « la rupture historique entre les mondes islamiques,

arabe et turc, sunnite-hanbalite et sunnite-hanafite, conduit à des conflits liés au « prosélytisme arabe » et

au soutien à la propagation du « wahhabisme » dans l’espace ex-soviétique ».

305

Ensuite, entre les pays

islamiques eux-mêmes. Ici encore, Kazantsev fait remarquer que « la Turquie et l’Iran résistent

généralement à cette expansion, appuyés par les régimes centrasiatiques »,

306

alors que du fait de

l’extrémisme religieux pratiqué encore récemment en Afghanistan, « les Talibans et le Pakistan sont

considérés aujourd’hui comme leurs principaux adversaires en Asie centrale ».

307

Pourtant, les divergences importantes entre les pays musulmans dans la région centrasiatique

découlent de leurs stratégies géopolitiques. Il n’est pas difficile de constater que la Turquie et l’Iran se

303

A. E. Wooden, M. Aitieva et T. Epkenhans, Revealing Order in the Chaos: Field Experiences and Methodologies of Political and Social Research on

Central Eurasia, Routledge, 2009, p. 45.

304

Il est intéressant de constater que ces mêmes craintes étaient souvent exprimées par les dirigeants russes. Toutefois, dans ce cas, la plus grande menace

devait émaner d’une alliance entre les pays islamiques et les républiques d’Asie centrale, alors jugées vulnérables aux idéologies radicales. Dans son livre

Uneasy Alliance: Relations between Russia and Kazakhstan in the Post-Soviet Era, 1992-1997 (Greenwood Publishing Group, 1999), Mikhail

Alexandrov décrit ainsi le climat inquiétant qui régnait au Kremlin au début des années 1990 : « […] a scaremongering campaign about the Central Asian

republics was developing, based on an alleged threat of Islamic and Turkic expansionism […]. Kozyrev himself warned of the danger of the Central

Asian republics embracing Islamic fundamentalism.

[…]

In the view of KISI’s [Kazakhstan Institute for Strategic Studies – note de l’auteur] Director U.

Kasenov, “Kozyrev in his initial period of activity as head of Russian foreign policy… clearly demonstrated a one-sided orientation toward the West, a

desire to integrate Russia into the North American-European community and depreciation of Asia in general and the former Asian Soviet republics in

particular. They were regarded as nothing more than an object of lust for Islamic fundamentalism”.

[…]

» (p. 58).

305

A. Kazantsev, Bolchaïa Igra s Neizvestnymi Pravilami [Le Grand Jeu aux Règles Inconnues], 2008, p. 197.

306

Ibid., p. 197.

307

91

considèrent plutôt comme des concurrents ; leur éventuelle coopération est d’ailleurs fragilisée par

l’existence des relations de partenariat entre Ankara et Washington, tandis que Téhéran fait partie, quant à

lui, des principaux adversaires de Washington dans le monde. En effet, l’apparition sur la scène

centrasiatique de la Turquie, qui était censée, au moins du point de vue américain, remplir le vide

géostratégique laissé par la fin de l’URSS dans les républiques méridionales, n’a pu que provoquer de la

méfiance iranienne. D’après Asiye Öztürk, « l’engagement de la Turquie dans la région provoqua une

collision d’intérêts entre elle, la Russie et l’Iran. Les relations entre ces trois pays, traditionnellement

marquées par la rivalité, ne laissent pas grande place à la coopération dans une région que chacun

réclamait comme sphère d’influence ».

308

De ce fait, les républiques centrasiatiques sont amenées à

développer leurs relations avec la Turquie et l’Iran de façon cloisonnée, sans qu’on ne puisse imaginer ces

deux pays participant à des instances communes, voire une alliance entre eux, avec pour objectif de

renforcer leurs positions réciproques face aux acteurs plus puissants, comme la Russie ou la Chine. Certes,

la Turquie et l’Iran doivent se côtoyer au sein de l’Organisation de coopération économique (OCE) qu’ils ont

créée en 1985, en association avec le Pakistan, et qui a fini par accepter parmi ses nouveaux membres,

d’abord en 1992, puis en 1995, les cinq pays d’Asie centrale. Mais ces contacts restent très inefficaces,

principalement du fait de l’importance des écarts entre les États participants en termes de développement

économique. De ce fait, l’OCE n’est pas en mesure de concurrencer les autres organisations régionales à

finalité économique ou commerciale et ne fait presque jamais l’objet de commentaires dans la presse

locale.

D’autre part, les relations restent tendues entre l’Iran et les pays arabes du Golfe persique, notamment

avec l’Arabie saoudite qui est souvent accusée, de façon officieuse, par les régimes centrasiatiques de

promouvoir l’idéologie du wahhabisme. Tout comme Téhéran ou Ankara, Riyad essaie d’exercer une

influence sur les républiques d’Asie centrale, y compris à travers ses petits alliés arabes : l’Oman, le Koweït,

Bahreïn, le Qatar et les Émirats arabes unis (qui sont d’ailleurs tous intégrés au sein du Conseil de

coopération des États arabes du Golfe où l’Arabie saoudite joue un rôle prépondérant). Selon Mohammed

E. Ahrari, expert auprès de l’Institute for National Strategic Studies de la National Defense University

(Washington), la compétition géopolitique entre Riyad et Téhéran remonte aux années 1970. En effet,

« [s]ince Iran’s Islamic revolution of 1978-1979, Saudi Arabia and Iran have initiated a strategic competition

for enhanced influence in, or even domination, of the Persian Gulf and the contiguous areas ».

309

L’effondrement de l’URSS n’a fait que compliquer davantage ces relations déjà problématiques sur de

nombreux fronts, car « [t]he emergence of Central Asia Muslim states only widen[ed] the geographic area

308

A. Öztürk, Les fonctions géostratégiques de la Turquie en Asie antérieure,2006, p. 281.

309

92

of strategic competition between these two Persian Gulf nations ».

310

Alors que la pénétration de l’Iran en

Asie centrale est sérieusement entravée par l’intransigeance des États-Unis et de leurs alliés, comme la

Turquie, l’Arabie saoudite souffre d’un manque de liens étroits avec les pays centrasiatiques pour asseoir

sa propre puissance. La force cumulée des États arabes faisant partie de l’Organisation de coopération du

Golfe s’avère insuffisante face aux acteurs bien ancrés. Ce n’est qu’avec la Turquie, l’Iran ou avec les deux

en même temps que l’Arabie saoudite pourrait prétendre à un rôle plus important en Asie centrale.

Pourtant, ce scénario reste difficilement réalisable, compte tenu des divergences historiques inhérentes à

l’incompatibilité des normes religieuses dominantes dans différents pays musulmans et des stratégies

individuelles manifestement en désaccord les unes avec les autres.

Il existe aussi des contraintes externes, comme, par exemple, la réticence de la Russie ou de la Chine

à voir se développer en Asie centrale des organisations islamiques financées par des entités basées au

Proche-Orient. La stabilité de la région caucasienne, pour la première, et du Xinjiang, pour la seconde,

implique le contrôle permanent des mouvements religieux dont les activités pourraient bénéficier du soutien

des pays islamiques. La même ligne de conduite est acceptée comme magistrale par les régimes

centrasiatiques eux-mêmes. À force d’appartenir aux blocs politico-militaires pilotés par Moscou et Pékin, ils

se sont approprié des logiques de résistance aux influences extérieures. Comme le soulignent Laëtitia

Atlani-Duault et Catherine Poujol, « [p]our les dirigeants d’Asie centrale, il ne fait désormais aucun doute

que le danger pour leur propre pérennité vient avant tout de l’extérieur, qu’il s’agisse des pressions liées à

l’exigence de démocratisation occidentale comme celles des combattants islamistes ».

311

La lutte engagée

par le président ouzbèk Islam Karimov contre l’islam radical dans son propre pays fait suite aux attentats

terroristes de 1999, 2004 et 2005, actes particulièrement violents imputés aux extrémistes islamiques. Le

gouvernement du Tadjikistan entend mener un combat du même type contre les mouvances radicales

alimentées à travers la frontière avec l’Afghanistan, alors que la situation sur le territoire tadjik reste précaire.

Des pas identiques dans cette direction ont également été entrepris par le Kazakhstan, surtout après une

série d’explosions en mai et octobre 2011 dans l’ouest du pays. L’adoption d’une nouvelle loi sur les

religions a suscité de vives polémiques au sein de la société kazakhe, la communauté musulmane étant

particulièrement indignée par des contrôles raffermis visant les mosquées. Tout ceci constitue un autre frein

à la pénétration des intérêts islamiques en Asie centrale. En effet, les pays musulmans, acteurs supposés

du nouveau Grand Jeu, souffrent de la surmédiatisation apparente touchant aux effets néfastes des

310

Ibid., p. 46.

311

L. Atlani-Duault, C. Poujol, L’aide internationale en question : enjeux d’une résistance coloniale, soviétique et postsoviétique en Asie centrale, 2008, p.

50.

93

activités religieuses, lorsqu’elles débordent dans le sens de l’extrémisme politique.

312

Dès lors, ils ne

représentent ensemble qu’un tigre de papier, face à l’unicité des puissances russe, chinoise ou américaine.

♦ ♦ ♦

Les relations entre les grandes puissances dans le cadre du nouveau Grand Jeu sont caractérisées

autant par des coopérations situationnelles que par des compétitions acharnées. La diversité des acteurs

et de leurs stratégies, la nature évolutive des rapports de force et l’imprévisibilité presque permanente des

actions menées sur le terrain font que la distribution de la puissance reste généralement stable. Les

mécanismes régionaux de régulation des rapports interétatiques, sous forme, par exemple, d’organisations

internationales, contribuent d’ailleurs au maintien de cette stabilité. Néanmoins, il existe des points de

friction entre les grandes puissances, points qui pourraient conduire à des conflits, surtout si l’équilibre du

pouvoir qui caractérise aujourd’hui l’Asie centrale était sérieusement perturbé. De ce fait, l’incertitude

demeure toujours l’un des facteurs structurants du nouveau Grand Jeu.

312

Dans un article paru en août 2011 dans le quotidien Kazakhstanskaïa Pravda (financé par le gouvernement kazakh et reflétant les positions officielles

de celui-ci), le journaliste Erjan Taoukov écrivait comme suit : « Comme nous pouvons le constater, le Kazakhstan, tout comme d’autres pays d’Asie

centrale, se trouve sous la pression idéologique de la part des différentes organisations religieuses extrémistes qui cherchent à détruire les bases spirituelles

de la société kazakhe. Souvent, les mouvances religieuses radicales ont des adresses précises dans tel ou tel pays qui poursuit ainsi ses objectifs

géopolitiques de long terme ». Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres de la pratique médiatique courante au Kazakhstan qui essaie de peindre la

propagation de l’extrémisme religieux comme directement incitée par des puissances extérieures.

94

Conclusion

Le nouveau Grand Jeu en Asie centrale est un phénomène complexe et multiforme. Sa dynamique est

façonnée à la fois par les régimes locaux et les grandes puissances dont les intérêts restent classiquement

limités à l’accroissement de leur influence, qu’elle soit politique, économique ou sécuritaire. Tant que l’Asie

centrale continuera de posséder les traits attribués par les géopoliticiens, dans le droit fil de la doctrine de

Halford Mackinder, au Heartland eurasiatique, la compétition entre les grandes puissances restera

incontournable. Bien que les républiques centrasiatiques aient acquis, avec leur indépendance, des leviers

d’action les différenciant aujourd’hui de simples pions de la politique impérialiste des siècles écoulés, elles

n’ont cessé de dépendre de la volonté des grands acteurs que sont la Russie, la Chine, les États-Unis, la

Turquie ou l’Iran.

L’analyse effectuée dans les pages du présent mémoire nous permet finalement d’apporter une

réponse aux questions que nous nous sommes posées au début. Il nous est notamment intéressant de

savoir si le nouveau Grand Jeu constitue un facteur de stabilité en Asie centrale, et plus précisément au

Kazakhstan. L’hypothèse initiale que nous avons formulée consiste à dire que le contexte du nouveau

Grand Jeu conduit à moins de conflictualité et à plus de coopération à tous les niveaux analysés.

Les conclusions dégagées au cours de notre étude sont généralement favorables à cette supposition. En

effet, afin d’encadrer leurs relations parfois tumultueuses, les grandes puissances ont établi ensemble le

régime régional composé d’alliances bilatérales et multilatérales, d’accords et de partenariats de long terme,

d’arrangements informels, etc. L’existence de plusieurs organisations internationales dont certaines font

preuve d’un activisme important (comme l’OCS ou l’OTSC, avec leurs exercices militaires réguliers)

contribue à la stabilité des rapports interétatiques et permet de s’appuyer, en cas de crise, sur des

structures formelles. Quoiqu’il existe entre les grandes puissances des différences d’appréciation des

phénomènes d’hégémonisme et d’expansionnisme, elles s’accordent sur la nécessité de préserver la

stabilité régionale et se gardent ainsi de tout geste malveillant pouvant renverser l’équilibre du pouvoir

actuel. Ce constat s’applique aux puissances traditionnelles – la Russie et la Chine – qui préfèrent pour

l’instant une gestion en commun des affaires régionales, comme aux puissances extérieures, dont les

États-Unis et l’UE, qui doivent tenir compte des intérêts des acteurs historiques et s’interdire de remettre en

cause leurs principaux acquis.

Pourtant, il existe des facteurs potentiellement déstabilisateurs pour le maintien du statu quo en Asie

centrale. Tout d’abord, la dimension bilatérale a encore tendance à l’emporter sur le cadre multilatéral fourni

par les organisations déjà en place. Comme le note Roy Allison, « [t]his focus on bilateralism is sometimes

presented by regional powers and the United States as a necessary expedient that in no way detracts from

the continuing normative goal of fostering regional cooperation. However, to the extent that such bilateral

ties assist the construction of military forces in certain countries that look threatening to their neighbors, this

95

can encourage the formation of counter-posing alliances or blocs ».

313

La rapidité avec laquelle les

États-Unis ont négocié avec l’Ouzbékistan et le Kirghizistan le déploiement de leurs contingents militaires, au

lendemain de l’opération antiterroriste en Afghanistan, n’a pu qu’irriter la Russie et la Chine, interlocuteurs

incontournables pour ce qui concerne les questions de sécurité. Les contacts bilatéraux que la Chine

essaie de nouer avec ses voisins de l’ouest servent également de catalyseur de la méfiance russe, déjà

élevée en raison de l’écart croissant entre les rythmes de développement économique dans les deux pays.

La prépondérance du bilatéralisme nuit profondément au fonctionnement des structures régionales, car les

grandes puissances et leurs partenaires préférés ont souvent tendance à bloquer des initiatives conjointes

proposées dans un cadre plus large, ne fût-ce que pour revenir à la même question dans leurs relations

bilatérales.

Un autre facteur potentiellement déstabilisateur est l’incertitude permanente quant aux rapports de

force en Asie centrale. Puisque les interactions entre les grandes puissances dans la région centrasiatique

sont indissociables de leurs contacts effectués sur d’autres fronts, il n’est pas impossible que

l’affaiblissement de l’une d’elles, dans une partie du monde relativement éloignée, puisse entraîner des

conséquences dramatiques pour ses positions sur le terrain du Heartland. Ce résultat peut découler d’une

politique étrangère trop aventureuse, d’une guerre perdue, d’une crise économique trop sévère ou de

l’instabilité interne ayant pour conséquence un brusque changement de cap. L’une des grandes inconnues

dans le cadre du nouveau Grand Jeu reste la présence des troupes américaines en Afghanistan et dans

les pays voisins ; en effet, leur départ précipité pourrait priver l’alliance sino-russe de sa raison d’être, ce qui

conduirait immanquablement à une intensification de la compétition entre Moscou et Pékin, avec des

retombées immédiates pour la stabilité régionale.

La seconde hypothèse formulée au début de notre étude affirme que le Kazakhstan réussira à se

maintenir dans une position indépendante, à condition que la politique multi-vectorielle soit

poursuivie et que la modernisation de l’économie, actuellement en cours, aboutisse à des

résultats concrets. L’analyse des rapports que le Kazakhstan entretient avec les grandes puissances

régionales et ses voisins du sud a clairement démontré que la politique multi-vectorielle reste depuis vingt

ans une stratégie dominante dans son action extérieure. Ceci est également lié au fait que le leadership

kazakh est assuré dès 1991 par la même personnalité politique, le président Noursoultan Nazarbaïev. La

politique étrangère menée par Nazarbaïev est souvent comparée par les historiens à l’action diplomatique

du khan kazakh de la Moyenne Horde,

314

Ablay-khan (1711-1781). En 1757, il a rendu visite, accompagné

de son fils, à l’empereur chinois à Pékin. Le but de sa visite était de reconnaître le pouvoir de la Chine sur

313

R. Allison, The Limits of Multilateralism, 2003, p. 40.

314

Selon la tradition historiographique classique, la division du Kazakhstan en trois hordes ou jüz s’est produite après la fin de l’empire de Gengis khan.

La Moyenne Horde était la plus répandue et couvrait les territoires du nord, de l’est et du centre du Kazakhstan contemporain. Chaque horde était

gouvernée par son propre khan, et les relations entre les tribus faisant partie d’une même horde étaient marquées par des liens forts de parenté, de solidarité

et d’entraide.

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son khanat, en échange de garanties de protection. Au fond, sans devenir complètement dépendant de

Pékin, Ablay-khan s’est attiré la confiance de l’empereur en acquiesçant à sa puissance plutôt symbolique,

traduite sous forme de dons annuels versés aux Chinois. Deux ans plus tard, en 1759, Ablay-khan a

envoyé son parent à Saint-Pétersbourg pour accepter le protectorat de l’Empire russe. Toute l’histoire

consécutive a considérablement modifié la donne régionale ; après 1991, l’Asie centrale est entrée dans

une ère multipolaire, et les notions de protectorat ou de vassalité ont largement perdu de leur sens avec le