II. La coopération est-elle possible dans le cadre du nouveau Grand Jeu ?
1. La Russie et la Chine, les deux têtes du même Léviathan qui contrôlerait l’Asie centrale ?
Les relations russo-chinoises sont autant imprégnées de difficultés liées à la compétition entre Moscou et
Pékin pour l’influence en Asie centrale qu’elles sont fondées sur la perception d’intérêts communs. Au
fond, elles sont indissociables des relations que chacun de ces pays entretient avec les États-Unis,
première et, pendant quelques années, unique superpuissance mondiale après la fin de la Guerre froide.
La Russie et la Chine sont toutes les deux opposées à l’expansion de l’influence américaine dans le
monde, et surtout dans une région qui les intéresse de manière fondamentale, car leur étant proche et
présentant pour elles de vrais enjeux géostratégiques au sens de la doctrine de Halford Mackinder.
267
Robert M. Axelrod, The Evolution of Cooperation, 1984, p. 12.
268
Dans la théorie de l’équilibre du pouvoir (balance of power), le balancing correspond à la stratégie de plusieurs États visant à compenser la puissance
excessive d’un autre État en unissant leurs forces et potentiels pour représenter un plus fort contrepoids. C’est ainsi que les États, généralement méfiants les
uns des autres, peuvent établir une vraie coopération. Au contraire, le terme bandwagoning suppose que plusieurs États jugent leurs capacités de résistance,
individuelles et éventuellement collectives, insuffisantes pour équilibrer la puissance excessive d’un autre État. Bien que cette estimation puisse être
totalement erronée, ils décident de se rallier à l’État plus puissant pour éviter les futurs conflits. Cette conception théorique a notamment trouvé sa
traduction historique dans la politique d’apaisement pratiquée par la France et la Grande-Bretagne envers le régime d’Adolf Hitler en Allemagne dans les
années 1930. Il n’est pas difficile à voir qu’une telle politique ne sert qu’à repousser le début de conflit, en faisant comprendre à l’État plus puissant que sa
pugnacité ne rencontrera pas beaucoup de résistance. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, après l’Anschluss de l’Autriche et l’occupation
de la plus grande partie de Tchécoslovaquie par les forces armées des nazis allemands, montre à quels résultats peut conduire le bandwagoning dans
certaines circonstances historiques.
269
82
Comme le constatent de nombreux experts, Moscou et Pékin sont non seulement liés par des objectifs
identiques en matière de politique étrangère, mais disposent également de similitudes importantes en
termes de gouvernance. Pour ce qui est des affaires extérieures, Richard Weitz constate que « [s]imilar
to Moscow, Beijing is concerned about the spread of threatening ideologies such as Western democracy
and Islamic fundamentalism ».
270Dans le même temps, sur le front intérieur, Bobo Lo nous fait
remarquer que « la Chine […] partage avec la Russie […] plusieurs valeurs communes : État fort,
capitalisme autoritaire et résistance aux normes et pratiques occidentales ».
271Malgré les différences qui les séparent, la Russie et la Chine ont su trouver, après des années de
méfiance chronique héritée de l’époque des bisbilles récurrentes entre Nikita Khrouchtchev et Mao
Zedong, un langage commun sur nombre de sujets. L’existence des défis sécuritaires en Asie centrale
n’a pu que resserrer davantage le prototype d’alliance entre les deux grandes puissances, à tel point
qu’elles ont été en mesure d’établir une sorte de condominium sur la région. Nous avons précédemment
vu, à l’aide des approches théoriques formulées par Iver B. Neumann, que la faiblesse intrinsèque des
républiques centrasiatiques avait donné lieu à la structuration du régime régional par les puissances
extérieures dont la Russie et la Chine sont les principales. À cet égard, Arthur A. Stein nous rappelle que
« [g]reat powers can often structure the choices and preferences of minor powers and thus shape
regional outcomes […]. Divide-and-conquer is one strategy by which the powerful can structure the
interactions between others by determining for them their preferences among a given set of choices ».
272Alors que cette politique aurait été difficile à faire accepter, dans les termes directs, par des États
centrasiatiques, elle est habilement mise en œuvre par le biais d’organisations régionales au sein
desquelles Moscou et Pékin exercent une certaine influence, soit partagée, comme dans le cas de
l’OCS, soit exclusive, comme c’est le cas pour la Russie dans l’OTSC. Le rassemblement des pays de la
région autour des deux grandes puissances structurantes est présenté, selon une formule proposée par
Roy Allison, comme protective integration. En effet, d’après ce chercheur britannique, « [r]egional
coordination […] creates a basis for political solidarity between state leaders and their protection against
or resistance to a perceived interventionist agenda of democracy-promotion by Western states,
international organizations and donor agencies ».
273L’Organisation de coopération de Shanghai représente le cadre le plus consensuel au regard des
enjeux propres aux pays centrasiatiques eux-mêmes, soucieux de préserver leur indépendance politique
lors des tractations avec les deux géants régionaux, sur fond de passé souvent terni par la domination. Il
en est ainsi, puisque « the participation of China in this body can offset or neutralize Russia’s presence
270
R. Weitz, Averting a New Great Game in Central Asia, 2006, p. 159.
271
B. Lo, La Russie, la Chine et les États-Unis : quel avenir pour ce triangle stratégique ?, 2010, p. 15.
272
A. A. Stein, Coordination and Collaboration: Regimes in an Anarchic World, 1982, pp. 319-320.
273
83
on particular issues. At the same time, Russia’s balancing presence in the SCO reduces traditional
Central Asian concern over Chinese power and geographic proximity ».
274Alors que la Chine et la
Russie ont jeté les bases d’un bon fonctionnement de cette structure, elles n’ont jamais perdu de vue son
objectif principal qui demeure celui de contribuer à la stabilité en Asie centrale, y compris par des actions
visant à limiter l’influence de Washington et de ses alliés. Ici encore, les avis d’experts convergent pour
affirmer que la résistance à l’expansionnisme des États-Unis, surtout après 2003, lorsque les relations
russo-américaines se sont sensiblement détériorées, constitue l’axe magistral de la coopération entre
Moscou et Pékin. Selon Stephen Blank, critique virulent de la politique russe dans l’ex-URSS, « the
urgency of countering what [China and Russia] regard as a systematic US challenge to their interests in
Central Asia has served to draw them together, in spite of their many long-standing rivalries ».
275La
posture peu conciliante de l’administration de George W. Bush à l’égard des régimes jugés
non-démocratiques, sans compter les soi-disant rogue states dont le « péché » est de représenter une
menace directe pour la sécurité des États-Unis, n’a fait qu’accélérer le rapprochement sino-russe. Les
experts de la RAND Corporation soulignent, dans ce contexte, que « [b]oth China and Russia have
hoped that cooperation between them could somewhat balance U.S. power and what their leaders
sometimes describe as “hegemony” or “unipolarity” ».
276Cette coopération fondée sur la perception de la puissance américaine en tant que source de
troubles pour la stabilité des deux pays, dont certaines provinces sont toujours en proie à des tendances
séparatistes ou extrémistes, s’est traduite dans plusieurs domaines. Lors de son récent témoignage
devant l’US-China Economic and Security Review Commission, l’assistant adjoint par intérim de la
Secrétaire d’État des États-Unis, Daniel J. Kritenbrink, a ainsi caractérisé la dynamique des rapports
entre Moscou et Pékin : « Regarding Russia, in the face of China’s remarkable economic growth of the
past decades, Russia’s main exports to China, energy and raw materials, are rising rapidly. The countries
share many overlapping interests and have cooperated on political and economic matters as BRIC nations
and permanent members of the UN Security Council and the Shanghai Cooperation Organization ».
277Une opinion aussi positive en la matière est exprimée par Richard Weitz, spécialiste reconnu de la Russie
auprès du Hudson Institute, selon qui « [t]he relationship between the Chinese and Russian governments
is perhaps the best it has ever been ».
278Il fait notamment valoir que « [n]either Chinese nor Russian
military experts perceive a near-term military threat from the other’s country ».
279Pour ce qui concerne le
274
Ibid., p. 195.
275
S. Blank, The Strategic Importance of Central Asia: An American View, 2008, p. 84.
276
O. Oliker, T. S. Szayna, Faultlines of conflict in Central Asia and the South Caucasus: Implications for the US Army, 2003, p. 243.
277
La retranscription intégrale du témoignage de Daniel J. Kritenbrink est disponible sur le site officiel du Département d’État des États-Unis, au lien
suivant : http://www.state.gov/p/eap/rls/rm/2011/04/160652.htm (consulté le 27 février 2012).
278
Dr. Richard Weitz, Testimony before the United States-China Economic and Security Review Commission, Washington, April 13, 2011 (disponible
sur le site officiel du Center for a New American Security : http://www.cnas.org/, consulté le 2 mars 2012).
279
84
cas précis de la région centrasiatique, M. Weitz estime que « Central Asia perhaps represents the
geographic region where the security interests of China and Russia most overlap »,
280en ajoutant que
« [a]lthough China and Russia often compete for Central Asian energy supplies and commercial
opportunities, the two governments share a desire to limit potential instability in the region ».
281Les progrès
obtenus par les Russes et les Chinois dans le cadre de leurs interactions au sein de l’OCS sont
notamment substantiels. Pour Murat Laumulin, chercheur kazakh qui considère que cette structure risque
de restreindre sensiblement les capacités d’action des républiques centrasiatiques face aux grandes
puissances voisines, l’année 2005 a été particulièrement féconde pour la coopération sino-russe. Il relève
notamment que « Moscou et Pékin ont conduit conjointement une série d’exercices militaires de grande
envergure, ont adopté une déclaration commune sur l’ordre international au XXI
esiècle et ont utilisé l’OCS
pour contrecarrer conjointement la présence militaire des États-Unis en Asie centrale ».
282Pour ce qui
concerne la déclaration finale du sommet de l’OCS de juillet 2005 à Astana, elle a retenti comme un coup
de tonnerre : « Compte tenu de la fin de la phase militaire active de l’opération antiterroriste en Afghanistan,
les pays membres de l’Organisation de coopération de Shanghai trouvent indispensable que certains
participants de la coalition antiterroriste définissent les délais de rigueur pour l’utilisation des infrastructures
[précitées] et le séjour de leurs contingents militaires sur les territoires des pays membres de l’OCS ».
283Le sommet d’Astana a clairement démontré que la stratégie de balancing employée par la Russie et la
Chine pour la préservation de leur contrôle sur l’Asie centrale débouchait sur des résultats pratiques. À
cette occasion, les deux pays ont fait preuve de solidarité en imposant à leurs partenaires, dont certains
avaient jusque là établi des relations plus ou moins étroites avec Washington, une déclaration
généralement hostile à la présence américaine dans la région. Trois semaines plus tard, le 29 juillet 2005,
le ministère des Affaires étrangères de l’Ouzbékistan, fort du soutien de Moscou et de Pékin, a notifié au
Département d’État la fermeture de la base militaire de Karchi-Khanabad
284avant la fin de l’année en
cours. Afin d’appuyer une telle démarche, le Sénat ouzbèk a adopté une loi dans laquelle il était indiqué
que le fonctionnement de la base ne s’avérait plus nécessaire, après l’élimination du régime des Talibans
en Afghanistan. C’est le 21 novembre 2005 que le dernier soldat américain a quitté le sol ouzbèk, ne
serait-ce que pour se rendre à la base kirghize de Manas où le stationnement des troupes supplémentaires avait
précédemment été négocié entre le président du Kirghizistan Kourmanbek Bakiev et Condoleezza Rice.
Ce cas récent illustre bien le fait qu’entre la Chine et la Russie, « relations are for the moment more
280
Ibid.
281Ibid.
282M. Laumulin, L’Organisation de coopération de Shanghai vue d’Astana : un « coup de bluff » géopolitique ?, 2006, p. 11.
283
Le texte intégral de la Déclaration des pays membres de l’Organisation de coopération de Shanghai à l’issue du sommet d’Astana du 5 juillet 2005 est
disponible (en russe) sur le site officiel de l’OCS, au lien suivant : http://www.sectsco.org/RU/show.asp?id=98 (consulté le 13 février 2012).
284
Cette base aérienne a été mise à la disposition des troupes américaines par l’Ouzbékistan au lendemain de l’opération internationale contre les Talibans
en Afghanistan, quelques semaines seulement après les attaques terroristes contre le World Trade Center à New York et le Pentagone à Washington en
septembre 2001.
85
cooperative than competitive. Both Moscow and Beijing share the common interest in reducing U.S.
influence in the region. The political maneuvering between these great powers is likely to continue until a
new balance is achieved ».
285Certains experts, comme Nikolai Sokov, estiment même que « […] a
Moscow-Beijing axis is likely to form and will create a geopolitical conflict with Washington ».
286Si
prometteuse que puisse paraître cette alliance russo-chinoise, il est opportun de mesurer sa solidité, face à
ses éventuelles contradictions et faiblesses.
Selon Bobo Lo et Tatiana Kastouéva-Jean, le principal défaut de l’alliance stratégique entre la Russie
et la Chine est le fait de « fonctionner davantage comme philosophie antiaméricaine que comme
fondement réel au développement du partenariat sino-russe ».
287Ils estiment d’ailleurs que ce partenariat
« est basé sur des intérêts plutôt que sur des valeurs »,
288ce qui affaiblit considérablement les
perspectives de coopération à long terme, hors de la conjoncture géopolitique. En outre, il existe, à
l’intérieur de l’alliance, des divergences importantes sur le rôle et la place de chacune des grandes
puissances dans le paysage régional. Si la Russie représente un acteur crucial dont l’historique de la
présence active en Asie centrale date encore de l’époque tsariste, la Chine insiste de plus en plus sur sa
place spécifique au sein de la région, en termes politiques, économiques mais aussi sécuritaires. À cet effet,
le point central de la diplomatie chinoise est que « China respects Russia’s interests in Central Asia but
opposes a Russian monopoly of influence in the region ».
289La formalisation de leurs relations sur la base
de l’antiaméricanisme est également entravée par l’incertitude quant à la répartition des responsabilités
dans une future alliance bicéphale dirigée contre l’Occident. Comme le note Richard Weitz, « [t]he question
of which country would lead a Chinese-Russian alliance presents a major psychological impediment to the
formation of any formal bloc. Unlike in the 1950s, Chinese authorities will no longer follow Moscow’s
guidance in international affairs as a matter of course. Influential Russians have in turn evinced little interest
in according Beijing primacy ».
290Jusqu’à présent, l’aspect coopératif a largement prédominé dans les
relations russo-chinoises, minimisant ainsi les pertes liées à l’existence de désaccords, d’une méfiance
résiduelle ou de craintes réciproques alimentées par les ambitions croissantes des deux
partenaires-compétiteurs. Il n’en reste pas moins que le retournement de la conjoncture géopolitique, comme un
brusque départ des Américains de l’Asie centrale, peut faire cesser la principale raison d’être de l’alliance
entre Moscou et Pékin qui est de refuser à toute puissance tierce l’accès au Heartland eurasiatique.
285
J.-K. Fu, Reassessing a “New Great Game” between India and China in Central Asia, 2010, p. 21.
286
N. Sokov, The Not-So-Great Game in Central Asia, 2005, p. 228.
287
B. Lo, T. Kastouéva-Jean, Un équilibre fragile : les relations sino-russes, 2007, p. 147.
288
Ibid., p. 150.
289
B. Carlson, The Limits of Sino-Russian Strategic Partnership in Central Asia, 2007, p. 174.
290