persique
Les quatre acteurs dont nous avons jusqu’à présent analysé les stratégies régionales – Russie, Chine,
États-Unis et Union européenne – n’ont pas été les seuls à profiter, à des degrés variables, du contexte de
l’après Guerre froide pour construire une ligne politique à l’égard des nouvelles républiques indépendantes.
La proximité de l’Iran, les liens culturels qui ne se sont pas effacés avec la Turquie, ainsi que l’appartenance
à la même religion, pour ce qui concerne les pays arabes, expliquent la volonté de tous ces acteurs de
participer aux affaires de la région centrasiatique, afin de promouvoir leurs propres intérêts et leur vision du
monde.
La République islamique d’Iran considère traditionnellement l’Asie centrale comme faisant partie de
sa sphère d’intérêts naturels, malgré les décennies de domination qu’exerçait l’Union soviétique sur ses
satellites méridionaux. Sur le plan géostratégique, « [t]he Islamic Republic traditionally defends the project
of energy routes from Central Asian states through its territory as the cheapest and most economically
grounded
[…]».
204Néanmoins, les efforts consacrés par les États-Unis à l’isolement international de l’Iran en
représailles à son programme nucléaire jugé dangereux pour la sécurité régionale, et surtout israélienne,
202
N. J. Melvin, J. Boonstra, The EU Strategy for Central Asia @ Year One, 2008, p. 3.
203
A. Warkotsch, Normative Suasion and Political Change in Central Asia, 2008, p. 245.
204
61
ne favorisent pas le rapprochement entre Téhéran et les capitales centrasiatiques. Les États-Unis ont
bloqué toute tentative de coopération politique entre les Iraniens et les républiques d’Asie centrale, en
imposant à leurs partenaires un choix purement rhétorique entre l’approfondissement des rapports avec
Washington et l’incertitude des perspectives de relations avec Téhéran. En effet, les dirigeants
centrasiatiques « ne peuvent pas ignorer l’état déplorable des relations irano-américaines et risquer de
s’aliéner Washington en entretenant une trop grande proximité avec Téhéran ».
205Comme le constate Ali
Rastbeen, « les efforts pour la création d’une Union de coopération économique entre l’Iran et ses voisins
du Nord prirent une forme inefficace et formelle, répondant aux relations commerciales limitées entre ces
pays ».
206Un autre point épineux qui empêche le développement d’un vrai partenariat avec l’Iran est
l’absence d’accord sur le partage juridique de la mer Caspienne recelant des ressources considérables
que convoitent toutes les puissances littorales. Alors que la Russie, le Kazakhstan et l’Azerbaïdjan
défendent un partage selon une ligne médiane (comme nous le rappelle Renaud François, « [a]vec ce
calcul, l’Iran ne recevrait plus qu’entre 12 et 14% des eaux et des fonds de la mer Caspienne »
207), l’Iran et
le Turkménistan considèrent que les ressources de la mer doivent être partagées en parts égales. En dépit
de toutes ces difficultés, le Kazakhstan compte l’Iran parmi ses importants partenaires commerciaux dans
le voisinage proche, notamment grâce à ses exportations de blés (près de 1M de tonnes en 2009) à
destination du port iranien d’Amirabad mais aussi par voie ferrée.
La Turquie représente une force beaucoup plus considérable et mieux perçue par d’autres
puissances régionales que l’Iran. La montée en puissance de ce pays dans l’espace centrasiatique est due
à plusieurs facteurs, dont « la réussite économique turque et la laïcité kémaliste, tempérée d’une certaine
bienveillance à l’endroit de la religion ».
208Selon les chercheurs du programme « Turquie – Caucase –
Mer Noire » de l’Institut français d’études anatoliennes Georges Dumézil, ces facteurs « constitu[aient],
pour les sociétés d’Asie centrale, un modèle susceptible de les aider à résoudre la crise interne qu’elles
travers[aient] »
209après la dislocation de l’URSS. À l’instar de l’Iran, la Turquie estime que les pays d’Asie
centrale appartiennent géographiquement à sa sphère d’influence historique, culturelle et linguistique
210et
essaie de construire ses relations avec eux sur la base d’un partenariat économique et politique sans aller
jusqu’à leur donner des leçons sur la démocratie ou les droits de l’homme. Cette vision de la région
pratiquée par les autorités turques inquiète notamment le Kremlin qui cherche toujours à maintenir son
contrôle sur les républiques d’Asie centrale, « rejecting the fact that the geography of those states is also
205
T. Kellner, Bouleversements et reconfiguration régionale en Asie centrale (1991-2004), 2004, p. 44.
206
A. Rastbeen, L’Iran et les enjeux géostratégiques au XXIe siècle, 2009, p. 193.
207
R. François, Mer Caspienne : le casse-tête du partage, 2009, p. 4.
208
B. Balci, B. Buchwalter et al., La Turquie en Asie centrale : la conversion au réalisme (1991-2000), 2001, p. 7.
209
Ibid., p. 7.
210
À ce sujet, il convient de rappeler le courant panturquiste popularisé par les Jeunes Turcs, notamment par l’un de leurs leaders Enver Pacha
(1881-1922). Bien que rejetée par les milieux kémalistes, cette idéologie visant à rassembler les peuples turcophones musulmans sous l’égide de la Turquie a
connu une vraie renaissance après la fin de la Guerre froide. Elle a notamment inspiré la politique turque d’ouverture vers les pays d’Asie centrale et du
Caucase, lorsque les premiers contacts diplomatiques et économiques ont été établis avec eux en début des années 1990.
62
contained within Turkey’s sphere of influence ».
211Pour renforcer ses positions, la Turquie a reçu le soutien
explicite des États-Unis, soucieux d’évincer durablement la Russie de la région qu’elle rêvait déjà de
reprendre en main. En effet, la Turquie « était, du point de vue occidental et, au premier chef, américain,
prédestinée à remplir le vide géopolitique laissé par l’effondrement de l’Union soviétique dans sa partie
méridionale : orientation pro-occidentale, modèle laïque, stabilité relative à l’intérieur et situation de pont
géographique ».
212Le Kazakhstan et la Turquie ont annoncé le lancement d’un partenariat stratégique en
mai 2003, lors de la visite de Noursoultan Nazarbaïev à Ankara. Deux ans plus tard, les deux pays ont
finalisé leurs discussions sur le texte du protocole concernant l’accès des compagnies turques au marché
intérieur kazakh, la réponse favorable d’Astana ayant permis d’obtenir le soutien de la Turquie à l’adhésion
du Kazakhstan à l’OMC. Actuellement, la Turquie est l’un des principaux partenaires commerciaux de son
interlocuteur kazakh : nombre de chantiers importants dans la nouvelle capitale – Astana – ont été adjugés
à des compagnies turques, alors que les entrepreneurs originaires d’Asie Mineure sont largement
représentés dans les commerces, l’hôtellerie, la restauration et les transports au Kazakhstan. De surcroît, la
Turquie finance le fonctionnement d’une dizaine de lycées turco-kazakhs où la formation est dispensée en
quatre langues – kazakh, russe, turc et anglais, ce qui constitue une raison de plus pour la pérennité de la
présence de la Turquie au Kazakhstan et plus généralement en Asie centrale.
Pour ce qui concerne les relations du Kazakhstan avec les pays du monde arabe, elles se limitent
principalement à la poursuite des partenariats économiques. En guise d’exemple, le sultanat d’Oman a
signé avec la République du Kazakhstan en juin 1992 un accord intergouvernemental relatif à la création
d’un consortium international, le Caspian Pipeline Consortium (CPC), chargé de la construction et de la
gestion d’un oléoduc sur la mer Caspienne.
213Le Koweït a été, quant à lui, à l’origine de plusieurs projets
techniques, comme celui portant sur l’approvisionnement en eau des villes proches de la mer d’Aral (à
hauteur de 1,3M$). Bahreïn joue un rôle actif dans le développement de la finance islamique dans le
système bancaire kazakh. Les Émirats arabes unis sont, à leur tour, le partenaire le plus dynamique du
Kazakhstan parmi les pays arabes du Golfe persique. Ils ont notamment participé à la réalisation des
grands chantiers à Astana et Aktaou, assument la gestion d’un fonds mixte d’investissements directs et
sont impliqués dans l’exploration d’un gisement de pétrole de la mer Caspienne, dans l’ouest du
Kazakhstan. L’éloignement géographique, l’absence de liens forts de nature historique, culturelle ou
linguistique, ainsi que la modestie des intérêts politiques et économiques tant du côté des autorités
kazakhes que de celui des pays arabes, expliquent le caractère circonscrit des relations avec le Golfe
persique. Toutefois, le Kazakhstan essaie, en accord avec sa stratégie multi-vectorielle, de développer des
211
A. Sandikh, Turkey’s Strategy in the Changing World, 2009, p. 16.
212
A. Öztürk, Les fonctions géostratégiques de la Turquie en Asie antérieure,2006, p. 281.
213