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L’ours russe contre le dragon chinois : danse au bord du gouffre pour le contrôle du

L’entrée de la Chine sur la scène centrasiatique au début des années 1990, lorsque les premiers contacts

bilatéraux ont été établis avec les régimes locaux, a permis un profond rééquilibrage des rapports de force,

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Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Paris : H. Perronneau, Guillaume, Au Salon littéraire, 1818-1820, Tome 8, p. 222.

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L’Annexe III fournit une représentation classique du dilemme du prisonnier. Les chiffres indiquent les points gagnés par les acteurs du dilemme en

fonction de leurs choix de coopération ou de défection. Ce schéma simple permet de voir que le principal enjeu du dilemme du prisonnier est de réussir à

établir une coopération dont les gains seront conséquents pour les deux parties, car en cas de défection réciproque les gains individuels sont bien moindres.

Il n’empêche qu’une stratégie fondée sur l’idée de défection individuelle reste la plus prometteuse en termes de gains immédiats dans le cas où le second

participant du jeu déciderait de coopérer, ce qui constitue essentiellement le dilemme.

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sur fond d’affaiblissement général de la Russie. À cette ère de l’élimination des anciennes barrières du

monde bipolaire, le voisinage des deux grandes puissances dont les relations n’ont jamais été faciles

représentait un vrai défi tant pour Moscou que pour Pékin. D’un côté, le fait que le communisme soviétique

n’ait pas su résister à la course aux armements déclenchée par la Guerre froide a redonné de la crédibilité

au programme idéologique du Parti communiste chinois, fort des réformes réalisées après la mort de Mao

Zedong et de la croissance économique de l’Empire du Milieu. De l’autre, le retrait de la puissance russe de

l’Asie centrale a révélé des fragilités structurelles dans une région fortement exposée aux influences

radicales des pays voisins, la plupart d’entre eux hautement instables, et privée de toute expérience de

souverainisme depuis des siècles. Ce vide stratégique provoqué par le désintérêt croissant de Moscou

envers les républiques méridionales ainsi que l’écart de plus en plus significatif entre les potentiels

économique et, dans une certaine mesure, militaire de la Russie et de la Chine ont créé une situation

difficile où la stabilité régionale était menacée par l’absence de main-forte assurée par une quelconque

grande puissance. Dans le même temps, le différentiel entre les deux voisins pouvait donner lieu à une

résurgence des vieilles luttes pour l’influence en Asie centrale, la Russie essayant cette fois de défendre

ses positions sensiblement diminuées et la Chine faisant tout pour asseoir son droit de regard. Malgré

l’existence d’intérêts partagés, notamment face aux puissances extérieures, les relations russo-chinoises

restent traditionnellement contradictoires et incertaines.

L’aspect le plus troublant des rapports entre Moscou et Pékin en Asie centrale concerne l’expansion

économique de la Chine vers l’ouest, en quête de nouvelles sources d’approvisionnement. Les migrations

massives de travail en provenance de Chine ne sont que la partie visible de l’iceberg caché sous les eaux

obscures de la politique régionale. Pour ce qui est de l’élargissement de la coopération entre les

républiques centrasiatiques et la Chine en matière d’énergie, « la Russie craint certainement que les

ambitions énergétiques chinoises puissent s’accompagner d’un surcroît de dynamisme de la diplomatie de

Pékin dans la région […] ».

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L’un des moyens pour la Russie de freiner cette expansion est de chercher

à assurer son monopole sur les réseaux d’approvisionnement, stratégie difficile à mettre en œuvre compte

tenu de l’intérêt des pays centrasiatiques, tous fortement enclavés, à diversifier leur clientèle. De plus, la

Chine s’impose avec davantage de clarté comme l’acteur le plus avancé en termes économiques, la

production de ses industries étant devenue la principale source d’achats pour les Centrasiatiques. En effet,

selon certains experts, « [w]ithin the next few years, it is predicted that China will eclipse Russian

dominance in the economic arena […]. For the Central Asian elites, China’s rise to power is the mirror

reflection of the forthcoming decline of Russia ».

225

Dans ce contexte, « la Russie, dont l’économie est

224

I. Facon, L’Asie centrale comme enjeu dans le « partenariat stratégique » sino-russe, 2008, p. 20.

225

70

centrée sur les matières premières, risque fort d’être le parent pauvre d’un partenariat avec la Chine ».

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Afin d’atténuer la portée de ses ambitions en Asie centrale, Pékin a essayé à plusieurs reprises de faire

passer ses propositions économiques dans l’enceinte multilatérale de l’OCS, organisme de défense

collective, mais aussi en faveur du développement commercial et technologique.

Ces nombreuses tentatives, largement acceptées par les pays centrasiatiques, ont certainement

déplu à Moscou. À ce titre, lorsque la Chine a proposé, lors d’un sommet de l’OCS, de consentir à ses

voisins des prêts sans intérêts à hauteur de 900M$, la Russie n’a pas manqué de protester. D’après

Stephen Aris, « [t]he Russian government feared cheap Chinese goods flooding both their and the Central

Asian economies, thinking that the impact on national economies and societies could have been

disastrous ».

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Cette réaction allergique des Russes à la stratégie d’expansion menée par la Chine met

en exergue les disproportions persistantes dans le développement économique des deux grandes

puissances régionales. Alors que la Russie continue de brandir l’épouvantail énergétique, l’Empire du

Milieu fait preuve de prudence en proposant des formes plus consensuelles de dialogue, notamment par le

biais de sociétés mixtes. De ce fait, les réussites des compagnies chinoises sont de plus en plus

considérées comme une menace potentielle pour les intérêts stratégiques de Moscou en Asie centrale.

Selon Stephen Blank, « […] Moscow’s elite appears to view any gain by China […] in Central Asia with

increasing paranoia. Thus its media repeatedly speculates about China’s economic “conquest” of Central

Asia […] »,

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la notion de conquête étant souvent utilisée pour décrire l’ascension spectaculaire de la

Chine dans les affaires économiques de la région.

Un autre point épineux dans les relations russo-chinoises est celui du positionnement militaire de

Moscou et de Pékin sur l’échiquier centrasiatique. L’accroissement des potentialités militaires de la Chine

est aujourd’hui source d’inquiétude pour le Kremlin. Comme nous le rappellent les experts du Center for

Strategic and International Studies, « [n]ow that it can produce its own equipment, China has not only been

reducing imports of Russian military technology (by as much as 60 percent, according to some analysts), it

has also been exporting its own versions to formerly Russian clients, such as Pakistan, Angola, Ethiopia,

and Syria ».

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Cette tendance générale est particulièrement bien perçue en Asie centrale où la Russie a

toujours été la seule garante de sécurité, le premier fournisseur d’armements et le principal partenaire pour

la formation militaire. L’élargissement des contacts bilatéraux entre Pékin et les capitales centrasiatiques,

qu’il s’agisse des contacts directs ou des rencontres régulières au sein de l’OCS, ne peut qu’inquiéter les

dirigeants russes. En dépit des intérêts communs et des objectifs partagés de court et moyen terme,

l’ascendant de la Chine sur les autres membres de cette organisation dessert ironiquement l’efficacité de la

226

B. Eisenbaum, Négociation, coopération régionale et jeu d’influence en Asie centrale : l’Organisation de coopération de Shanghai, 2010, p. 162.

227

S. Aris, Russian-Chinese Relations through the Lens of the SCO, 2008, p. 13.

228

S. Blank, Challenges and Opportunities for the Obama Administration in Central Asia, 2009, p. 30.

229

C. McGiffert (sous la direction de), Chinese Soft Power and Its Implications for the United States: Competition and Cooperation in the Developing

World, 2009, p. 117.

71

coopération. La Russie elle-même tente d’atténuer les ambitions chinoises dans le domaine militaire. Ainsi,

« [la Russie] voit d’un mauvais œil le développement d’une coopération militaire bilatérale entre la Chine et

les autres pays membres. Elle s’oppose à toute base militaire chinoise en Asie centrale, éventualité

vraisemblablement envisagée par la Chine avec l’Ouzbékistan et le Kirghizistan

[…]

».

230

Cette politique d’opposition est en effet la conséquence directe des appréhensions déjà assez fortes

datant du début des années 2000, lorsque l’OCS n’a pas encore vu le jour et que la Russie et la Chine

étaient liées par un partenariat militaire. C’est à cette époque qu’on pouvait constater que « les transferts de

technologies militaires à Pékin ont permis aux industries chinoises d’armement de devenir des concurrents

potentiels de la Russie ».

231

Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que Pékin applique les fruits de sa

coopération avec Moscou à la situation en Asie centrale où la Chine voyait déjà s’ouvrir des opportunités

économiques importantes sur le marché des armements des pays de la région. Bien que la Russie et la

Chine soient deux principaux acteurs au sein de l’OCS, la puissance de l’un jouant contre l’hégémonisme

de l’autre, la Russie aurait tout intérêt à garder une marge de manœuvre conséquente, afin de préserver

son rôle clé dans le paysage sécuritaire de l’Asie centrale. En effet, « Russia would prefer that a group like

the Collective Security Treaty Organization, where Russia is the clear hegemonic leader and from which

China is excluded, act as the main multilateral organization with security responsibilities in Central Asia ».

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Ces contradictions importantes dans les relations russo-chinoises en Asie centrale font qu’une

stratégie de défection, dans l’espoir d’obtenir un avantage absolu par rapport à son concurrent n’obtenant

dans ce cas de figure aucun bénéfice pour sa part, doit prévaloir. La Russie et la Chine continuent à

considérer la région centrasiatique comme leur sphère d’influence de premier ordre. Le contrôle, quoique

indirect, sur les républiques d’Asie centrale devient pour elles ce bien exclusif à cause duquel le dilemme

du prisonnier commence à se réaliser avec le plus d’acuité. Cette perception de l’évolution des relations

bilatérales entre Moscou et Pékin est davantage renforcée par les travaux des nombreux chercheurs pour

qui la consolidation des positions chinoises passe inévitablement par une concurrence accrue avec les

intérêts russes déjà en jeu. L’historien russe Igor Torbakov estime que « the competition between the two

powers in Central Asia is all but inevitable. Russia will likely have to struggle pretty hard to maintain its

strategic standing on par with China. As most historians would contend, China is not emerging -- it is

re-emerging to reclaim its traditionally exceptional place in the region. China was a presence in Central Asia

‘ever since the Silk Road first connected the Middle Kingdom to the Roman Empire’

[…]

».

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En effet, la

possibilité d’un conflit armé entre la Chine et la Russie est aujourd’hui plus élevée qu’entre la Russie ou la

Chine et toute puissance extérieure. La proximité des deux pays fait monter pour chacun la valeur d’une

230

B. Eisenbaum, op. cit., 2010, p. 163.

231

Ibid., p. 163.

232

C. McGiffert (sous la direction de), op. cit., 2009, p. 120.

233

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réussite ou, au contraire, d’une perte dans la compétition qu’ils sont en train de mener sur la scène

centrasiatique. Bien que l’un et l’autre fassent partie du club nucléaire et disposent de forces armées parmi

les plus grandes au monde, l’effet de dissuasion ne pourrait pas tempérer leurs dissensions si l’intérêt vital,

comme l’intégrité de son territoire et des zones stratégiques pour sa défense, était engagé.

Selon Bobo Lo, chercheur auprès du Center for European Reform à Londres, l’émergence de certains

scénarii serait de nature à aggraver les contradictions mutuelles et de provoquer des attitudes plus

guerrières. Parmi ces scénarii, il cite notamment le succès de la modernisation politique et économique de

la Russie ayant pour résultat l’accroissement des capacités de défiance et de résistance russes vis-à-vis de

la Chine. Un autre cas de figure est, quant à lui, lié à l’échec de la stratégie de modernisation mise en

œuvre par les Chinois. Dans cette perspective, « [e]conomic and social contradictions could lead to political

instability and an increasingly neuralgic foreign policy in Beijing. In this event, Chinese attitudes toward its

northern neighbor might assume more virulent forms ».

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Dans le dernier scénario à connotation

conflictuelle, il existe un risque d’escalade des tensions géopolitiques et sécuritaires en Asie centrale.

235

Il

est notamment possible que « [o]ver time, the Chinese may become less sensitive to Moscow’s concerns

or, alternatively, the Russians could react more vigorously to the threat of economic and strategic

displacement from the region ».

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Il reste à voir si les contradictions russo-chinoises peuvent être

modérées par les intérêts stratégiques communs et la prudence des dirigeants des deux côtés de la

frontière. Pourtant, le potentiel conflictuel de ces relations demeure toujours une réalité.