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L’antagonisme russo-américain: la Guerre froide continue-t-elle vraiment ?

En janvier 1992, le président américain George H. W. Bush a annoncé la fin de la Guerre froide. Le

triomphe des États-Unis semblait être absolu et irréversible : les anciens satellites de Moscou

abandonnaient le communisme pour se rallier, lors du dernier acte du drame historique, au camp

occidental. Le libéralisme de Boris Eltsine en Russie inspirait à certains le sentiment d’un avènement

inéluctable de la démocratie, avec pour conséquence l’enterrement des vieilles rivalités entre Moscou et

Washington. Pourtant, le retour au pouvoir en Russie des conservateurs dont le succès découlait des

désillusions populaires vis-à-vis de la politique pro-occidentale (menée par le ministre des Affaires

étrangères Andreï Kozyrev) a signifié le rejet du moment unipolaire

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faisant des États-Unis la seule

superpuissance au monde. Ce revirement de la politique russe désormais moins conciliante à l’égard de

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B. Lo, How the Chinese See Russia?, 2010, p. 28.

235

L’Asie centrale n’est évidemment pas la seule région où les intérêts russes et chinois sont en contradiction. Le cas de la Sibérie présente également des

forts risques de dérive : l’expansion économique de la Chine de l’autre côté de sa frontière avec la Russie fait souvent l’objet de polémiques sur la place

publique, fait craindre aux dirigeants russes une collision frontale avec Pékin et alimente les discours des politiciens ultranationalistes.

236

Ibid., p. 29.

237

Dans son fameux article The Unipolar Moment paru en 1990 dans Foreign Affairs, le journaliste américain Charles Krauthammer prédisait

l’accroissement substantiel du pouvoir des États-Unis, en anticipation de la fin de la Guerre froide dont l’Union soviétique et bientôt la Russie sortaient

épuisées par la course aux armements et les défaillances irréparables du système économique communiste. C’est ainsi que, selon M. Krauthammer, la

bipolarité se laissait remplacer par l’unipolarité américanocentriste.

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Washington et nostalgique de l’époque où la puissance de Moscou s’étendait à des milliers de kilomètres

dans des zones dorénavant libres de son influence, a trouvé un fort écho de l’autre côté de l’Atlantique. Les

États-Unis affirmaient de plus en plus énergiquement leur volonté de combattre toute forme

d’hégémonisme dans l’ancienne Union soviétique (tout en continuant à s’intéresser de façon relativement

marginale aux destins du Caucase et de l’Asie centrale). En 1999, lors d’une audience au Congrès

américain consacrée à la politique des États-Unis pour la Russie, le conseiller spécial au Secrétaire d’Etat

et l’ambassadeur itinérant pour les nouveaux États indépendants Stephen Sestanovich a résumé

l’approche de l’administration Clinton à ses tractations avec le Kremlin : « This administration categorically

rejects the idea of a Russian sphere of influence. The reality is that the region needs a cooperative,

constructive Russia, whose dealings with its neighbors accord with international norms for relations among

sovereign states ».

238

Alors que les deux pays semblaient avoir enterré la hache de guerre, la compétition russo-américaine

montait en puissance. Une partie de l’explication provient certainement du fait que, comme l’affirme

Thomas Gomart, « Moscou continu[ait] à raisonner fondamentalement en termes du statu quo et

d’équilibre des puissances ».

239

Le même constat est dressé par les politologues russes. Ainsi, Nikolai

Sokov estime que « […] Russian policy in Central Asia is still conceptualized as competition with the United

States. Whereas Washington seems to fluctuate between denial and admittance of a great game, Moscow

stubbornly sticks to the great game framework ».

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Quant aux experts américains, ils étaient également

conscients de l’impression qu’avaient les dirigeants de la Russie des déclarations et gestes peu amicaux

émanant des représentants officiels de Washington. Quoique les stratèges d’outre-Atlantique aient persisté

dans leur refus de reconnaître le renouvellement de la rivalité géopolitique, qu’elle soit appelée le nouveau

Grand Jeu ou de façon différente, la politique étrangère formulée par les États-Unis à l’égard de la Russie

et de ses voisins n’était pas dépourvue de connotations antirusses. Ceci explique le sentiment d’inquiétude

qu’éprouvaient les dirigeants à Moscou lorsqu’ils devaient faire face aux ambitions géopolitiques de

Washington dans une partie du monde traditionnellement associée au pourtour stratégique de la

puissance russe (notamment l’Asie centrale et le Caucase).

Dans le même temps, il nous semble important de relever que la compétition russo-américaine des

années 1990, comme au cours de la décennie suivante, s’est inscrite dans un cadre plus large que celui

fourni uniquement par les régions centrasiatique et caucasienne. En effet, elle reflétait les points de

désaccord entre Moscou et Washington sur nombre de thématiques, de l’adhésion des anciens membres

du bloc de l’Est à l’OTAN à la situation fragile en ex-Yougoslavie, en passant par des rancœurs russes

238

La retranscription intégrale du témoignage de Stephen Sestanovich devant les membres du Comité des relations internationales de la Chambre des

représentants est disponible sur le site officiel de la Federation of American Scientists, au lien suivant :

http://www.fas.org/spp/starwars/congress/1998_h/98071603_wpo.html (consulté le 4 février 2012).

239

T. Gomart, Politique étrangère russe : l’étrange inconstance, 2007, p. 59.

240

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causées par des problèmes économiques auxquels les États-Unis et leurs partenaires n’étaient prêts à

répondre qu’à des conditions jugées humiliantes.

241

Les chercheurs américains auprès de la RAND

Corporation décrivent ainsi le sentiment général qui régnait en Russie à l’époque où le pays s’estimait

encore trop faible pour restaurer son pouvoir d’autrefois, mais déjà « trompé » par l’Occident, après

l’extension de l’OTAN et les bombardements de Belgrade en 1999 : « Throughout the 1990s, Russia was

wary of U.S. efforts to build ties in the region (and elsewhere in the post-Soviet space) and saw them as

calculated to winnow Russian power and influence at a time when the two countries disagreed on a

number of critical global issues, including the former Yugoslavia and missile defense ».

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Le fait que la

compétition russo-américaine en Asie centrale n’ait pas été un phénomène en soi mais se soit inscrite

dans la logique des relations globalement tendues entre les deux capitales, sur ce front comme sur

d’autres, n’atténue en rien la complexité de leurs rapports en Asie centrale, région désormais cruciale. C’est

en effet la campagne militaire contre les Talibans qui a sensiblement augmenté la présence américaine sur

le flanc sud de la Russie, rendant la menace locale à sa sécurité aussi tangible que celle posée par le projet

de bouclier anti-missile en Pologne et République tchèque annoncé six ans plus tard par l’administration de

George W. Bush.

Paradoxalement, l’arrivée des troupes américaines en Asie centrale pour stabiliser la situation en

Afghanistan, pays où Washington avait précédemment financé la résistance musulmane aux forces

armées soviétiques, a été initialement accueillie avec compréhension, voire bienveillance par les dirigeants

russes. En apportant son soutien à la campagne militaire contre les Talibans et leurs alliés, Vladimir

Poutine, alors président de la Russie, espérait pouvoir se prémunir contre la menace islamiste en faisant

tirer les marrons du feu aux Américains. Pourtant, il n’a pas fallu attendre longtemps pour que le Kremlin se

rende compte que « l’opération de la coalition antiterroriste en Afghanistan […] n’a pas suffi à éradiquer les

défis de sécurité dans la région ».

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Une nouvelle période de méfiance russo-américaine s’est ouverte à la

suite de la déclaration du président Bush faite le 13 décembre 2001 au sujet de la prochaine sortie des

États-Unis du Traité ABM (1972) sur la limitation des armes stratégiques. La surprise créée par cette

décision unilatérale a été décrite huit ans plus tard par Vladimir Poutine lui-même, devenu Premier ministre

après la fin de son second mandat présidentiel. Dans une interview aux journalistes japonais, il a déclaré

en mai 2009 : « Je pense qu’il ne faut pas être un expert pour comprendre que si une partie veut avoir ou a

un « parapluie » au-dessus de sa tête, elle se fait alors l’illusion que tout lui est permis ; l’agressivité de ses

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La plupart des réformes économiques mises en œuvre par le gouvernement russe après la fin de l’URSS ont été conçues par des spécialistes occidentaux,

notamment américains, avec l’aide technique des institutions financières internationales. Connues sous le nom de thérapie de choc, elles insistaient sur la

privatisation accélérée des entreprises étatiques, l’ouverture des frontières pour assurer la circulation des capitaux, le taux de change stable du rouble et d’autres

mesures qui se sont vite avérées inadaptées aux conditions d’alors.

242

O. Oliker, D. A. Shlapak, US Interests in Central Asia: Policy Priorities and Military Roles, 2005, p. 23.

243

75

actions va alors augmenter maintes fois et la menace d’une confrontation globale atteindra un niveau

critique ».

244

Alors que Washington était en train de négocier des arrangements bilatéraux avec les régimes

centrasiatiques, notamment avec l’Ouzbékistan qui a proposé avant ses voisins un soutien actif à la

campagne afghane, le débat public russe se laissait emporter de plus en plus par les nationalistes et les

militaires. Comme le note Leszek Buszynski, « Russian generals demanded the neutralization of America’s

growing influence in the post-Soviet Union, not cooperation with the U.S. America’s war against the Taliban

in Afghanistan worried them. Some called for the imposition of a time limit on the American military role

there. Others claimed that the Afghanistan campaign was the first step in an American effort to oust Russia

from Central Asia ».

245

Pour la plupart des dirigeants russes, dans l’esprit desquels la coopération avec

Washington semblait faire partie d’une imposture globale visant à affaiblir la Russie à sa proximité, « le

déploiement militaire américain risquait […] de marginaliser complètement la Russie en Asie centrale ».

246

Tandis que le dilemme du prisonnier de la Guerre froide avait poussé les États-Unis et l’URSS à

augmenter leurs dépenses militaires, conduisant au déclenchement d’une course aux armements – effet

néfaste de la situation de méfiance réciproque, – la rivalité entre Moscou et Washington en Asie centrale

s’est traduite par l’accroissement de l’activisme des organisations politico-militaires régionales. La création

de l’OCS en 2001 et de l’OTSC un an plus tard signifiait, pour la Russie, l’importance de

l’institutionnalisation de ces mécanismes existant déjà sous forme contractuelle : le Traité de sécurité

collective liait ses signataires depuis 1992 et le Shanghai Five fonctionnait depuis 1996. L’activisme des

Américains incité par la doctrine Bush a trouvé sa traduction dans l’intensification de la coopération militaire

sur la base bilatérale, notamment avec l’Ouzbékistan et le Kirghizistan. Le dilemme du prisonnier, dans

lequel se sont trouvées les deux puissances en Asie centrale, les a poussées dans la direction d’une

course aux bases militaires. En 2001, les troupes américaines ont occupé, sur invitation de Tachkent,

l’aérodrome de Karchi-Khanabad dans la partie sud de l’Ouzbékistan, presque à la frontière avec le

Tadjikistan et l’Afghanistan. En décembre de la même année, les soldats américains se sont installés à la

base militaire de Manas,

247

à 23 km de la capitale kirghize. La riposte de la Russie n’a guère surpris : en

244

La retranscription (en russe) de l’interview de Vladimir Poutine à l’agence d’information japonaise Kyodo du 10 mai 2009 est disponible sur le site

officiel du Gouvernement de la Fédération de Russie, au lien suivant : http://premier.gov.ru/events/news/4094/ (consulté le 6 février 2012).

245

L. Buszynski, Russia’s New Role in Central Asia, 2005, pp. 548-549.

246

M.-R. Djalili, T. Kellner, L’Asie centrale, terrain de rivalités, 2006, p. 4.

247

La dispute autour de la base militaire de Manas sert d’une bonne illustration de la situation où les régimes locaux cherchent à exploiter la rivalité entre

les grandes puissances pour leurs propres gains. En 2006, le président kirghiz Kourmanbek Bakiev a menacé de fermer la base de Manas à moins que

Washington ne consente à s’acquitter d’un plus grand loyer pour continuer à utiliser cet outil logistique. La question de fermeture a resurgi en 2008,

lorsque, après sa rencontre avec les dirigeants russes, Bakiev a déclaré souhaiter dénoncer l’accord avec les États-Unis qui ne reflétait plus, selon lui, la

situation en Afghanistan où la phase des combats actifs avait déjà pris fin. En février 2009, le Parlement du Kirghizistan a dénoncé officiellement cet

accord ainsi qu’une série d’arrangements annexes avec d’autres participants de la coalition internationale contre les Talibans. Ce n’est qu’en juin 2009 que

le sort de la base militaire de Manas a été décidé : en changeant de statut, elle est devenue un centre international de transit destiné à approvisionner les

forces occidentales en matériels de guerre. Pourtant, la dispute avec Washington ne semble pas encore épuisée. Le nouveau président kirghiz Almazbek

Atambaïev élu en octobre 2011 a déjà évoqué la possibilité de fermer définitivement le centre de transit de Manas, marquant par ce geste son

rapprochement avec Moscou.

76

2003, elle a négocié avec le Kirghizistan un contrat de stationnement de ses troupes sur la base aérienne

de Kant.

248

Toutes ces mesures entreprises des deux côtés illustrent bien la nature hautement compétitive des

rapports actuels entre Moscou et Washington sur le terrain du nouveau Grand Jeu. L’existence de défis

communs ne semble pas jouer un quelconque rôle dans l’apaisement de ces relations, malgré les coûts

qui sont associés au renouveau de la rivalité tant en Asie centrale qu’ailleurs. Selon certains experts,

l’incapacité à réconcilier ces positions divergentes provient principalement d’une conviction partagée que

« the United States and Russia are competing for influence in the region, a belief that has only increased in

recent years. It supports a perception that a gain for one is a loss for the other, with the Central Asian states

themselves as prizes to be won or lost ».

249

Dans le même temps, nombre d’experts américains, comme

par exemple Stephen Blank, continuent à voir en la Russie une menace réelle aux intérêts des États-Unis

dans une vaste région de la Grande Asie centrale. M. Blank croit notamment que « Russia regards any

substantial western presence in Central Asia as a threat, not to be tolerated »

250

ou que « [t]he Russian

military clearly regards the United States and NATO’s forces as its primary enemy ».

251

Il reste à voir si la compétition russo-américaine en Asie centrale pourrait donner lieu à un conflit armé

entre Moscou et Washington, avec une éventuelle participation des pays centrasiatiques et/ou de la Chine.

Quoiqu’on ait tendance à considérer ces relations comme potentiellement conflictuelles, étant donné le

passé historique la plupart du temps clairement concurrentiel, il est peu probable que la compétition pour

l’Asie centrale puisse dégénérer en conflit ouvert. D’une part, l’Asie centrale ne représente pas pour les

États-Unis un intérêt prioritaire ; d’autre part, l’alliance russo-chinoise et l’attitude ambiguë des régimes

centrasiatiques envers l’agenda démocratique de Washington, largement associé aux révolutions de

couleur,

252

font que les États-Unis doivent faire face à un climat d’hostilité, condition précaire pour initier une

lutte ouverte. Finalement, Moscou et Washington font toujours partie du club nucléaire. Tout gain tiré d’un

conflit pour l’Asie centrale ne pourrait pas, dans un contexte similaire, prévaloir sur d’éventuelles pertes

liées à la guerre. Nonobstant cet équilibre fragile permettant d’éviter la dégradation de la situation régionale,

la compétition actuelle entre les deux grandes puissances ressemble, à biens des égards, à une seconde

Guerre froide, notion certes polémique,

253

mais parfois bien perceptible, compte tenu du dilemme du

prisonnier dans lequel sont durablement enfermés Moscou et Washington.

248

En 2009, le contrat de bail russo-kirghiz relatif à la base aérienne de Kant a été prolongé de 49 ans, avec la possibilité d’une nouvelle prolongation pour

25 ans à l’expiration du contrat actuel.

249

O. Oliker, D. A. Shlapak, op. cit., 2005, p. 34.

250

S. Blank, The Strategic Importance of Central Asia: An American View, 2008, p. 75.

251

Ibid., p. 81.

252

Ce terme désigne les révolutions géorgienne (2004), ukrainienne (2004) et kirghize (2005) qui ont toutes reçu le soutien de l’Occident, notamment des

États-Unis. La difficulté de réconciliation avec Washington est aujourd’hui d’autant plus grande qu’il est largement cru en Russie que le Département

d’État a été le principal financeur des contestations de rue en décembre 2011 à Moscou, après les dernières élections à la Douma.

253

Tout comme la notion de nouveau Grand Jeu, une nouvelle Guerre froide entre les Russes et les Américains suscite des polémiques quant au

bien-fondé de ses causes et à son existence même. Premièrement, à la différence de la période 1945-1991, il n’existe plus de compétition idéologique entre les

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3. Le spectre de la rivalité entre Pékin et Washington en Asie centrale : un vrai sujet