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Le statut des probabilités dans la description classique du monde

Possible, actuel et événement selon le réalisme scientifique

Thèse 4 : Les théories acceptées par la communauté des scientifiques sont vraies (ou

1.2.4 Le statut des probabilités dans la description classique du monde

Lorsque la situation physique met en jeu un très grand nombre de systèmes (typiquement de l’ordre de 1012 à 1025), il s’avère impossible, pour des raisons pratiques, de connaître l’état physique actuel initial de tous les systèmes et de calculer leur évolution individuelle via les

1. Cet énoncé est valable notamment si l’on prend comme système le monde lui-même. Laplace a rendu célèbre cette idée selon laquelle les physiciens pourraient en principe déterminer l’évolution de l’état physique actuel du monde : « Une intelligence qui pour un moment donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si [par] ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. » (Laplace, P.-S., Essai philosophique sur les probabilités, suivi d’extraits de mémoires, Paris : Christian Bougeois, 1986, pp. 32-33). À ce propos, cf. : Kojève, A., L’idée du déterminisme dans la

physique classique et dans la physique moderne, Paris : Le Livre de Poche, 1990, pp. 46-69.

2. Cf. par exemple : Jackson, J., Classical Electrodynamics, New-York: Wiley, 1962.

3. Par souci de simplicité, notre attention portera, dans la suite de ce chapitre, uniquement sur les systèmes matériels, et non sur les champs électromagnétiques.

équations déterministes de la mécanique classique. Si l’on tient à rester dans le cadre descriptif de la mécanique classique, un traitement statistique s’impose. Les calculs portent alors sur des ensembles de systèmes et sur les moyennes des valeurs des grandeurs physiques qui sont associées à ces systèmes. Il est possible, en faisant appel aux probabilités, de prédire des comportements globaux pour un ensemble de systèmes.

C’est ainsi que la mécanique statistique classique permet de rendre compte de l’évolution de l’état physique actuel de systèmes macroscopiques à partir d’un calcul portant sur les sous- systèmes microscopiques composant ces systèmes macroscopiques1. L’état physique actuel d’un système macroscopique, qui détermine les valeurs des grandeurs macroscopiques sur ce système, peut être réalisé par un certain nombre de configurations microscopiques. On admet alors qu’il évolue naturellement vers un état d’équilibre qui correspond à l’état physique le plus probable, à savoir l’état physique réalisé par le plus grand nombre de configurations microscopiques possibles. Il est supposé ici que pour un système macroscopique isolé et à l’équilibre, les différentes configurations microscopiques ont la même probabilité de se réaliser2. Par le biais de cette approche, la mécanique statistique classique a permis de retrouver les lois de la thermodynamique3. À ce propos, David Bohm écrit :

La théorie des probabilités a apporté une contribution à notre compréhension de la relation entre les niveaux microscopiques et macroscopiques sans besoin ni d’un calcul précis et détaillé du mouvement de toutes les molécules [ou systèmes microscopiques] individuelles d’un grand agrégat, ni d’une connaissance précise des lois du niveau microscopique4.

En mécanique statistique classique, on ne s’occupe plus de l’état physique actuel dans lequel se trouve chaque sous-système microscopique pris individuellement, mais uniquement des états physiques possibles dans lesquels peuvent se trouver les différents sous-systèmes microscopiques de l’ensemble considéré. Les probabilités permettent d’insérer ces possibilités

1. Pour une introduction à la mécanique statistique classique, cf. par exemple : Alonso, M. et Finn, E., Physique

générale, op. cit., Chap. 14. Pour une présentation plus complète, cf. par exemple : Diu, B., Guthmann, C.,

Lederer, D. et Roulet, B., Éléments de physique statistique, Paris : Hermann, 1989.

2. Cette hypothèse est parfois appelée « postulat fondamental de la mécanique statistique » (cf. : ibid., p. 145). 3. La thermodynamique porte sur les propriétés de systèmes macroscopiques. Elle permet de rendre compte des

transformations d’énergie (en particulier : transformations de chaleur en travail mécanique et inversement). La thermodynamique est une théorie phénoménologique : elle se base sur l’étude des phénomènes physiques à l’échelle macroscopique. Dans cette théorie, on ne s’occupe pas du comportement des sous-systèmes microscopiques dont sont composés les systèmes macroscopiques étudiés.

dans une structure mathématique bien définie : à chaque possibilité correspond une probabilité déterminée. À la manière de Gilles-Gaston Granger, on peut donc concevoir le probable « comme [une] mesure du possible »1.

La notion du possible qui se révèle pertinente dans le contexte de la mécanique statistique classique, semble-t-il, est celle du possible épistémique, le possible conçu comme reflet d’une connaissance incomplète de ce qui est actuel (acception a)2. Corrélativement, nous pouvons déterminer le statut des probabilités dont il est fait usage ici. Celles-ci correspondent à l’outillage mathématique permettant d’exprimer de manière précise la connaissance incomplète de ce qui est ou sera actuel (et ce, dans le but de décrire le comportement de systèmes macroscopiques). Les probabilités interprétées de cette manière sont appelées « probabilités subjectives »3. Nous pouvons dire qu’il s’agit d’une « interprétation épistémique »4 des probabilités, dans la mesure où elle renvoie à l’état de la connaissance d’un sujet.

Dans le cadre de la description classique, tout phénomène physique décrit au moyen d’une loi probabiliste, que l’on considère communément comme étant le produit du hasard, suit en réalité un déterminisme strict. Ce qui signifie que le hasard ne doit pas être hypostasié. Comme le souligne Laplace, « le hasard n’a […] aucune réalité en lui-même : ce n’est qu’un terme propre à désigner notre ignorance sur la manière dont les différentes parties d’un phénomène se coordonnent entre elles et avec le reste de la Nature »5. Suivant la mécanique statistique classique, décrire l’état physique actuel de chacun des sous-systèmes microscopiques dont se compose un système macroscopique demeure possible en principe. Alexandre Kojève écrit en ce sens que, eu égard à la physique classique, « toutes les lois statistiques doivent et, en principe, peuvent être remplacées par des lois causales exactes, qui seules donnent une image exacte et détaillée, adéquate et complète de l’évolution objective »6.

1. Granger, G.-G., Le probable, le possible et le virtuel, op. cit., p. 130. 2. Cf. supra, Sous-Section 1.2.2.

3. Ou aussi « probabilités épistémiques » (cf. : van Fraassen, B., The Scientific Image, Oxford: Oxford University Press, 1980, p. 165).

4. Expression de Ian Hacking, reprise par Donald Gillies, cf. : Gillies, D., Philosophical Theories of

Probability, London: Routledge, 2000, pp. 19-20.

5. Laplace, P.-S., Mémoires I, in : Laplace, P.-S., Essai philosophique sur les probabilités, op. cit., p. 222. 6. Kojève, A., L’idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne, op. cit., p. 89.

Autrement dit, la description probabiliste, en mécanique statistique classique, peut théoriquement être réduite à une description strictement déterministe1.

À première vue, l’interprétation du statut des probabilités de la mécanique statistique classique ne semble pas problématique. Pourtant, ce point fait l’objet d’un débat philosophique important où s’opposent de nombreuses interprétations2 : l’interprétation « classique » des probabilités de Laplace3, l’interprétation « logique » de John Keynes4, Wittgenstein5 et Rudolf Carnap6, l’interprétation « subjective » de Frank Ramsey7 et Bruno de Finetti8, l’interprétation « fréquentiste » de Richard von Mises9 et Hans Reichenbach10, l’interprétation « propensionniste » de Karl Popper11, etc. D’après nous, ces diverses interprétations ne sont pas toutes en conflit direct, étant donné qu’elles ne traitent pas toutes

1. Suivant la terminologie de Henry Margenau, nous pouvons parler, en ce sens, de « probabilités réductibles » (Margenau, H., “Measurements and Quantum States”, Philosophy of Science 30 (1963), pp. 7-11). Sur cette notion, cf. : infra, Sous-Section 5.2.3.

2. Pour un exposé et une discussion de ces diverses interprétations, cf. : Gillies, D., Philosophical Theories of

Probability, op. cit. ; Bitbol, M., Mécanique quantique, une introduction philosophique, Paris : Flammarion,

1996, pp. 87-116 ; Hájek, A., “Interpretations of Probability”, in: Zalta, E. (ed.), The Stanford Encyclopedia

of Philosophy, http://plato.stanford.edu/archives/sum2003/entries/probability-interpret/, 2003.

3. Laplace, P.-S., Essai philosophique sur les probabilités, op. cit.. 4. Keynes, J., A Treatise on Probability, London: Macmillan, 1921.

5. Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, in : Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, tr. fr., Paris : Gallimard, 1961, 5.15-5.156.

6. Carnap, R., Logical Foundations of Probability, Chicago: University of Chicago Press, 1962.

7. Ramsey, F., “Truth and Probability”, in: Ramsey, F., The Foundations of Mathematics, and other Logical

Essays, New-York: The Humanities Press, 1950, pp. 156-198.

8. De Finetti, B., Theory of Probability: A Critical Introductory Treatment, Vol. 1, tr. angl., Chichester: Wiley, 1990.

9. Von Mises, R., Probability, Statistics and Truth, tr. angl., London: Allen and Unwin, 1957.

10. Reichenbach, H., The Theory of Probability: An Inquiry into the Logical and Mathematical Foundations of

the Calculus of Probability, tr. angl., Berkeley: University of California Press, 1949.

11. Popper, K., L’univers irrésolu, plaidoyer pour l’indéterminisme, tr. fr., Paris : Hermann, 1984 ; Popper, K.,

La théorie quantique et le schisme en physique, post-scriptum à la logique de la découverte scientifique III,

tr. fr., Paris : Hermann, 1996 ; Popper, K., Un univers de propensions, deux études sur la causalité et

du même aspect des probabilités. Afin de clarifier la discussion, nous proposons de distinguer trois aspects différents des probabilités1 :