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Les potentialités selon Heisenberg et Bohm

Les images du monde tirées de la mécanique quantique

3.3 Les interprétations en termes de potentialités

3.3.1 Les potentialités selon Heisenberg et Bohm

Heisenberg fait sienne la plupart des conclusions de Bohr sur l’interprétation de la mécanique quantique. En particulier, l’idée de la contextualité le conduit à soutenir que « s’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature »1. Mais lors de conférences prononcées en 1955 et 19562, il développe les thèses de Bohr dans une perspective ontologique. Il rejette l’interprétation du vecteur d’état comme représentant ce qui est actuel entre deux mesures. Mais, contrairement à Bohr, il ne se contente pas de lui assigner une fonction strictement prédictive. Il cherche à mettre le vecteur d’état en correspondance avec une réalité indépendante. À cet effet, il introduit la notion de tendance :

En mécanique quantique, une fois déterminée la fonction de probabilité [ou vecteur d’état] à l’instant initial (grâce à l’observation), on peut calculer par les lois de la théorie quantique la fonction de probabilité à un instant ultérieur quelconque, donc déterminer la probabilité qu’une mesure donne une valeur spécifiée de la quantité mesurée ; nous pouvons par exemple prévoir la probabilité de trouver l’électron à un moment ultérieur fixé en un point donné de la chambre de Wilson. Mais il faut souligner que la fonction de probabilité ne représente pas en elle-même le déroulement du phénomène dans le temps : elle représente une tendance des phénomènes et de notre connaissance de ces phénomènes3. Il précise plus loin ce qu’il entend par « tendance », d’une part, en rapprochant le sens de ce terme à ceux de « possibilité » et de « potentia » (au sens de la « philosophie d’Aristote »4), et d’autre part, en donnant un statut « objectif » aux énoncés faisant référence aux tendances :

1. Heisenberg, W., La nature dans la physique contemporaine, tr. fr., Paris : Gallimard, 2000, p. 142. Cf. aussi :

ibid., pp. 126-127 ; Heisenberg, W., Physique et philosophie, op. cit., p. 55. 2. Cf. : Heisenberg, W., Physique et philosophie, op. cit..

3. Ibid., p. 38 (c’est nous qui soulignons « tendance »).

4. Pour une comparaison du terme « potentialité » tel qu’il est conçu dans la métaphysique d’Aristote et dans une certaine interprétation réaliste de la mécanique quantique, cf. : Vuillemin, J., « Être sensible, acte, puissance », Dialectica 45 (1991), 231-248.

La fonction de probabilité contient des énoncés sur les possibilités ou les tendances les plus probables (potentia, dans la philosophie d’Aristote), et ces énoncés sont complètement objectifs et ne dépendent aucunement de l’observateur1.

L’identification des termes « tendance » et « possibilité » suggère que le vecteur d’état ne fait qu’explorer ce qui pourrait être actuel, ou plus précisément, ce qui pourrait devenir actuel

lors d’une mesure :

La fonction de probabilité, à la différence du processus ordinaire en mécanique newtonienne, ne décrit pas un certain phénomène, mais tout un ensemble de phénomènes possibles – du moins durant le processus d’observation2.

En ce sens, il soutient également :

La fonction de probabilité ne peut être reliée à la réalité que si une condition essentielle est remplie, à savoir si une nouvelle mesure est faite pour déterminer une certaine propriété du système. Ce n’est qu’alors que la fonction de probabilité nous permet de calculer le résultat probable de la nouvelle mesure […] nous passons [alors] de nouveau du « possible » au « réel »3.

Mais par l’emploi du terme « potentia » (ou « potentialité » en français), Heisenberg fait référence à un nouveau mode d’existence, comme le laisse entendre le passage suivant :

Dans les expériences sur les phénomènes atomiques, nous avons affaire à des choses et à des faits, à des phénomènes de la vie quotidienne. Mais les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas aussi réels ; ils forment un monde de potentialités ou de possibilités plutôt qu’un monde de choses ou de faits4.

Le vecteur d’état de la mécanique quantique permettrait ainsi de décrire non pas ce qui existe en acte – à l’image des objets matériels de la vie quotidienne –, mais ce qui existe en

puissance entre deux mesures portant sur des systèmes microscopiques, et qui, de ce fait,

n’est que partiellement « réel ».

On attribue souvent l’interprétation de la mécanique quantique en termes de « potentialités » à Heisenberg. Toutefois, c’est David Bohm qui le premier, en 1951, a prolongé les idées de Bohr en associant à la notion de complémentarité, celle de potentialité5. Il n’est pas question ici de la « mécanique bohmienne » – théorie à variables cachées

1. Heisenberg, W., Physique et philosophie, op. cit., p. 48. 2. Ibid., pp. 49-50.

3. Ibid., pp. 38-39. 4. Ibid., p. 248.

strictement déterministe qui a été avancée pour la première fois en 19521. (Signalons que Bohm pensait encore, en 1951, que « l’indéterminisme est inhérente à la structure même de la matière », et proposait de substituer à l’expression « principe d’incertitude » celle de « principe de déterminisme limité dans la structure de la matière »2. À propos des théories à variables cachées, il soutenait qu’« aucun mécanisme complètement déterministe, qui pourrait expliquer correctement la dualité onde-particule que manifestent les propriétés de la matière, n’est même concevable »3.) Néanmoins, dans sa première interprétation, celle de 1951, Bohm donne déjà une teinte ontologique aux idées qu’il empreinte à Bohr. Ainsi transforme-t-il l’idée de l’indivisibilité du phénomène observé – indivisibilité entre la contribution qui serait due au système étudié et celle qui serait due à l’appareil de mesure4 – en celle de l’indivisibilité du monde en soi :

Les concepts quantiques impliquent que le monde agit […] comme une unité indivisible, dans laquelle même la nature « intrinsèque » de chaque partie (onde ou particule) dépend à un certain degré de sa relation avec son environnement5.

Bohm est conduit à introduire la notion de potentialité :

La théorie quantique requiert que l’on abandonne l’idée que l’électron, ou tout autre objet, possède en soi des propriétés intrinsèques. Au lieu de cela, chaque objet devrait être regardé comme quelque chose qui contient seulement des potentialités définies de manière incomplète, qui se manifestent lorsque l’objet interagit avec un système approprié6.

En outre, Bohm prend à son compte la complémentarité de Bohr, en l’interprétant là encore dans une perspective ontologique. Au lieu de la voir comme un cadre conceptuel pour décrire les phénomènes observés (qui mettent en jeu des systèmes microscopiques ainsi que des appareils de mesure), il conçoit la complémentarité comme un « principe » permettant de donner une description complète des systèmes microscopiques tels qu’ils sont en eux-mêmes :

Un électron individuel doit être regardé comme étant dans un état où [les] variables [x et p] ne sont en réalité pas bien définies, mais existent seulement comme des potentialités qui s’opposent. Ces potentialités se complètent mutuellement, puisque chacune est prise en compte dans une description

1. Cf. infra, Section 3.6. 2. Ibid., pp. 100-101.

3. Ibid., p. 115. Cf. aussi : ibid., pp. 622-623.

4. Cf. : le « postulat quantique », supra, Sous-Section 3.2.2. 5. Ibid., p. 2.

complète des processus physiques à travers lesquels l’électron se manifeste ; d’où le nom « principe de complémentarité »1.

À l’hypothèse H1 de l’interprétation standard, Bohm oppose alors l’interprétation du vecteur d’état comme l’outil qui représente, non pas ce qui survient en acte dans le monde en soi, mais ce qui existe de manière potentielle : « la fonction d’onde [ou vecteur d’état] […] n’est pas en correspondance biunivoque avec le comportement actuel de la matière […] la fonction d’onde décrit toutes ces potentialités et assigne une certaine probabilité à chacune d’elle », à savoir une probabilité de se manifester lorsque le système en question interagit avec un autre système approprié2.

Fixons les idées en considérant un système S auquel est associé, à l’instant t, le vecteur d’état ψS(t) . Ce vecteur d’état peut être décomposé sur une infinité de bases, à savoir les bases de vecteurs propres des opérateurs qui représentent les observables (notées A, B, etc.) pouvant être mesurées sur le système S. Il peut donc s’écrire :

= = N i i i S t c a 1 ) ( ψ (3.1)

= = N i i i S t d b 1 ) ( ψ (3.2) etc.

où les { ai } sont les vecteurs propres de l’opérateur  qui représente l’observable A, associés aux valeurs propres {a }, et les {i c } des nombres complexes ; où les {i bi } sont les vecteurs propres de l’opérateur Bˆ qui représente l’observable B, associés aux valeurs propres {b }, et les {i d } des nombre complexes ; etc. Suivant l’interprétation de Bohm, l’ensemble i

des décompositions du vecteur d’état (3.1), (3.2), etc., permet de représenter l’ensemble des propriétés potentielles du système S à l’instant t. Par exemple, dans l’expression (3.1), chaque vecteur ai est en correspondance avec une propriété potentielle, à savoir la possession potentielle par l’observable A de la valeur a . Cette propriété potentielle peut s’actualiser dans i

le contexte d’une expérience avec une probabilité égale à c – conformément à la règle de i 2

Born.

1. Ibid., p. 159. 2. Ibid., p. 175.

Lorsque la probabilité d’actualisation d’une propriété potentielle est égale à 1, le système possède-t-il cette propriété en acte indépendamment de toute mesure ? Devons-nous considérer que la mesure ne fait alors que révéler une propriété que le système possédait déjà en acte avant la réalisation de la mesure qui permet de constater cette propriété ? Sur ce point, les partisans des interprétations en termes de « potentialités » divergent. Mentionnons deux points de vue contraires. Selon Heisenberg, n’est « réel », ou « actuel », que ce qui survient dans le contexte d’une mesure et qui peut donc être constaté et décrit à l’aide de la physique classique :

Demander que l’on « décrive ce qui se passe » dans le processus quantique entre deux observations successives est une contradiction in adjecto, puisque le mot « décrire » se réfère à l’emploi des concepts classiques, alors que ces concepts ne peuvent être appliquées dans l’intervalle séparant deux observations et ne peuvent l’être qu’aux points d’observation. […] ce sont les choses et processus descriptibles à l’aide des concepts classiques, c’est-à-dire le réel, qui sont les fondements de toute interprétation physique1. Par contre, d’après Constantin Piron, tout système, entre deux mesures, peut posséder aussi bien des propriétés actuelles que potentielles :

En physique, on décrit un système par ses propriétés. Parmi celles-ci, les unes sont actuelles : le système les possède, les possède en acte ; les autres sont potentielles : le système est susceptible de les acquérir, de gré ou de force. Lorsque le système évolue, certaines propriétés actuelles deviennent potentielles et, ce faisant, certaines propriétés potentielles deviennent actuelles. On exprime cela en disant que l’état change ; car, par définition, l’état n’est rien d’autre que la collection de toutes les propriétés actuelles du système2.

Selon Piron, un système possède en acte une propriété lorsque la probabilité de la constatation de cette propriété lors d’une mesure est égale à 1 :

Si le système est (ou a été préparé) tel que si on décidait d’effectuer une question donnée [via une certaine mesure], la réponse « oui » serait certaine (la réponse « non » impossible), nous dirons que cette question est vraie pour le système ou encore que la propriété correspondante est actuelle. Si, au contraire, la réponse « non » est possible, nous dirons que la propriété est potentielle3.

1. Heisenberg, W., Physique et philosophie, op. cit., p. 188. 2. Piron, C., Mécanique quantique, op. cit., p. 5.