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Le problème de la signification d’une superposition d’états physiques

La mécanique quantique standard et le problème de la mesure

2.2 La mécanique quantique standard

2.2.5 Le problème de la signification d’une superposition d’états physiques

Quelle est la signification précise de l’expression « superposition d’états physiques » employée en mécanique quantique standard ? D’après les partisans d’une interprétation réaliste de la mécanique quantique, une superposition d’états physiques renvoie à un

cit., pp. 231-232). Mais ce point de vue n’a guère été repris dans les autres manuels de mécanique quantique.

Nous pouvons donc supposer que le mode d’expression réaliste de von Neumann (lorsqu’il parle notamment de l’« état du système ») a eu un impact plus important que la remarque isolée figurant dans le passage cité. 1. Ibid., p. 143.

« nouveau mode d’être », pour reprendre l’expression de David Albert1. Mais comment faut-il envisager ce nouveau mode d’être ?

Focalisons la discussion sur l’exemple suivant. Soient un système S et une observable A pouvant être mesurée sur ce système, laquelle est représentée par un opérateur  défini sur

S

H dont les vecteurs propres et les valeurs propres sont respectivement { ai } et {a }, avec i N

i=1,..., . Admettons que le vecteur d’état associé au système S à l’instant t soit :

= = N i i i S t c a 1 ) ( ψ (2.29)

où les {c } sont des nombres complexes. Suivant l’interprétation du vecteur d’état comme le i

représentant de l’état physique actuel d’un système, le système S se trouve alors en acte dans une superposition d’états physiques.

Cherchons à mieux comprendre l’explication avancée par Dirac lorsqu’il fait usage du terme « partiellement ». Suivant cette explication, le système S, à l’instant t, se trouve en acte

partiellement dans l’état physique représenté par le vecteur propre a1 , partiellement dans l’état physique représenté par le vecteur propre a2 ,…, et partiellement dans l’état physique représenté par le vecteur propre aN . Il est possible de traduire la situation en termes de « propriétés » : le système S, à l’instant t, possède en acte partiellement la propriété (A ,a )S

1 , partiellement la propriété (A ,a )S 2 ,…, et partiellement la propriété S N a A , ) ( – où S i a A , ) (

signifie « La valeur de l’observable A associée au système S est a . ». Il est également i

possible de décrire la situation en termes d’« événements » : les événements

S

a A t

e ,( , )

1 ,et,( A ,a2)S,…, et et,( A ,aN)S sont tous partiellement survenus

2.

L’expérience nous permet-elle d’apporter un éclairage à ces différentes formulations ? Nous pouvons exhiber deux traits qui caractérisent l’expérience. Dans l’exemple de la réalisation de la mesure d’une observable A sur un système S, ces deux traits peuvent être formulés comme suit : (i) toute proposition faisant référence à la survenue d’un événement tel que S

i

a A t

e ,( , ) satisfait au principe de bivalence, elle est soit vraie, soit fausse (i.e. soit

1. Albert, D., Quantum Mechanics and Experience, op. cit., p. 11 (expression citée dans l’Introduction). Signalons qu’Albert, bien qu’il s’inscrive dans une perspective réaliste, s’oppose à l’interprétation standard (cf. infra, Sous-Section 3.8.7).

l’événement S i

a A t

e ,( , ) survient, soit il ne survient pas, et ce, pour i=1,...,N), et (ii) les événements { S

j

a A t

e,( , ) } sont mutuellement exclusifs (i.e. si l’événement S i

a A t

e ,( , ) survient, alors les autres événements { S

j

a A t

e,( , ) }, avec j≠ , ne surviennent pas simultanément)i 1. Suivant le premier trait qui caractérise l’expérience – le principe de bivalence –, un événement S

i

a A t

e ,( , ) ne survient jamais partiellement. Suivant le second trait qui caractérise l’expérience – le caractère d’exclusivité –, les événements S

a A t

e ,( , )

1 ,et,( A ,a2)S ,…, et et,( A ,aN)S ne

surviennent jamais simultanément. Nous n’observons jamais dans l’expérience la survenue partielle et simultanée d’un ensemble d’événements du type { S

i

a A t

e ,( , ) }. En d’autres termes, affirmer qu’un système se trouve en acte « dans une superposition d’états physiques » ou qu’il se trouve en acte « partiellement dans différents états physiques » ne possède guère de signification au regard de l’expérience. Ajoutons que ni Dirac, ni aucun autre partisan de l’interprétation standard de la mécanique quantique, n’apporte d’explication supplémentaire à l’idée selon laquelle un système peut se trouver en acte dans une superposition d’états physiques. Pour cette raison, nous parlerons dorénavant du « problème de la signification d’une superposition d’états physiques ».

L’examen de la structure logique qui est sous-jacente à la mécanique quantique, la logique

quantique2, nous apporte-t-elle un éclaircissement à ce sujet ? L’une des particularités de la logique quantique, par opposition à la logique classique, est qu’elle ne satisfait pas au principe de bivalence. En raison du principe de superposition de la mécanique quantique, le vecteur d’état associé à un système S, en dehors du contexte d’une mesure, ne se trouve pas, dans le

1. Nous avons présenté et discuté ces deux traits dans le cas de l’expérience de la double fente, cf. : supra, Sous-Section 1.5.3.

2. Depuis l’article de George Birkhoff et von Neuman en 1936 (Birkhoff, G. and von Neumann, J., “The Logic of Quantum Mechanics”, Annals of Mathematics 37 (1936), 823-843), plusieurs approches visant à clarifier la structure logique sous-jacente à la mécanique quantique ont été développées. Pour une présentation et une discussion de ces approches, cf. : Jammer, M., The Philosophy of Quantum Mechanics, op. cit., Ch. 8 ; Beltrametti, E. and van Fraassen, B. (ed.), Current Issues in Quantum Logic, New York: Plenum, 1981, pp. 17-34 ; Redhead, M., Incompleteness, Nonlocality and Realism, op. cit., pp. 22-27 et Chap. 7 ; Hughes, R. I. G., The Structure and Interpretation of Quantum Mechanics, op. cit., pp. 178-217 ; Wilce, A., “Quantum Logic and Quantum Probability”, in: Zalta, E. (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, http://plato.stanford.edu/archives/spr2002/entries/qt-quantlog/, 2002.

cas général, dans l’un des vecteurs propres { ai } de l’observable A, à l’exclusion des autres vecteurs propres. Il n’est alors pas légitime d’affirmer que la proposition « Le système S possède la propriété S

i

a A , )

( » est soit vraie, soit fausse, pour tout i – ou de manière équivalente, il n’est pas légitime de supposer que l’événement S

i

a A t

e ,( , ) soit survient, soit ne survient pas, pour tout i. Il s’en suit que le concept de propriété tel qu’on l’entend dans la description classique du monde ne semble plus être approprié. Du moins, si l’on tient à maintenir le terme « propriété » dans le cadre de la mécanique quantique, il convient de lui attribuer un sens nouveau.

D’après Bohr et Heisenberg, en dehors du contexte d’une expérience, toute proposition à propos de la valeur d’une observable pouvant être mesurée sur un système est dénuée de signification. Il n’est pas légitime de parler des « propriétés » d’un système lorsque aucune mesure n’est effectivement réalisée. « D’une façon tout à fait générale, écrit Heisenberg, il n’existe aucun moyen pour décrire ce qui se passe entre deux observations consécutives »1.

Plusieurs auteurs, qui préconisent une interprétation basée sur l’analyse de la logique quantique, se sont opposés à cette conclusion. Hans Reichenbach, sans toutefois remettre en question les limitations de la connaissance mises en évidence par Bohr et Heisenberg, ne se satisfait pas de l’idée selon laquelle, en dehors du contexte d’une mesure, aucune proposition sur le monde, aucune proposition sur les « interphénomènes »2, n’est acceptable. C’est pourquoi il introduit le concept de propriété « indéterminée »3. Par définition, la valeur d’une observable A sur un système S est « indéterminée » lorsqu’un dispositif de mesure permettant de mesurer une observable qui est incompatible avec A est mis en place. Selon Reichenbach, nous devons associer une « logique trivalente » à la mécanique quantique. Outre les valeurs de vérité « vraie » et « fausse » qui peuvent être assignées à une proposition portant sur la valeur d’une observable qui est constatée expérimentalement, il existe une troisième valeur de

1. Heisenberg, W., Physique et philosophie, op. cit., p. 41 (passage cité dans l’Introduction).

2. Reichenbach définit les « interphénomènes » comme suit : « nous pouvons […] considérer comme inobservables toutes les occurrences qui surviennent entre les coïncidences, telles que le mouvement d’un électron, ou d’un rayon de lumière de sa source jusqu’à ce qu’il rentre en collision avec de la matière. Nous nommons cette classe d’occurrences les interphénomènes » (Reichenbach, H., Philosophic Foundations of

Quantum Mechanics, op. cit., p. 21).

vérité, la valeur « indéterminée », qui permet de caractériser une proposition portant sur la valeur d’une observable qui ne fait pas l’objet d’une mesure.

Hilary Putnam va plus loin que Reichenbach. S’inscrivant dans une perspective expressément réaliste, il estime que la logique qui caractérise le monde en lui-même correspond à la logique non-classique de la mécanique quantique, à savoir la logique quantique. Selon ses termes, « nous vivons dans un monde avec une logique non-classique »1. D’après l’analyse que lui et Michael Friedman font de la logique quantique, il demeure légitime d’assigner une propriété à un système en dehors du contexte d’une mesure, contrairement à ce que soutiennent Bohr et Heisenberg2. Il s’agit seulement de réviser le concept de propriété à l’aune de la logique quantique. C’est ainsi que, d’après Putnam, en dehors du contexte d’une mesure, la valeur d’une observable pouvant être mesurée sur un système équivaut, dans le cas général, à une disjonction de valeurs3. Suivant l’expression employée par Hughes lorsqu’il discute l’interprétation de Putnam et Friedman, un système possède, dans le cas général, des « propriétés disjonctives »4. Par exemple, le système S auquel est associé, à l’instant t, le vecteur d’état (2.29), possède non pas l’une des propriétés

{ S

i

a A , )

( } à l’exclusion des autres, mais la propriété disjonctive S N a a a A , ... ) ( 12 ∨ ∨ .

Van Fraassen s’efforce lui aussi de défendre l’idée selon laquelle toutes les observables, qu’elles soient ou non l’objet d’une mesure, possèdent des valeurs. Son approche diffère toutefois de celle de Putnam. Il opère, en effet, une distinction entre le vecteur d’état d’un système, qui détermine son évolution possible, et l’état physique de ce système, qui lui détermine la valeur actuelle de chacune des observables pouvant être mesurées sur le système – l’état physique est contraint logiquement par le vecteur d’état sans être déterminé de

1. Putnam, H., “Is Logic Empirical?”, in: Cohen, R. and Wartofsky, M. (eds), Boston Studies in the Philosophy

of Science, vol. 5, Dordrecht: Reidel, 1969, p. 226. Dans cet article, Putnam défend l’idée que la logique

classique possède une validité approximative, c’est-à-dire qu’elle ne vaut qu’à l’échelle macroscopique. Il fait un parallèle avec ce que nous enseigne la théorie de la relativité générale à propos de la géométrie : « La mécanique quantique elle-même explique la validité approximative de la logique classique "à grande échelle", tout comme la géométrie non-euclidienne explique la validité approximative de la géométrie

euclidienne "à petite échelle" » (ibid., pp. 226-227).

2. Friedman, M. and Putnam, H., “Quantum Logic, Conditional Probability and Interference”, Dialectica 32 (1978), p. 310.

3. Putnam, H., “Is Logic Empirical?”, op. cit., p. 227.

manière univoque par lui1. Dans le cadre de cette interprétation dite « modale »2, comment pouvons-nous rendre compte du cas général où le vecteur d’état associé à un système S correspond à une superposition du type (2.29) ? La stratégie de van Fraassen consiste à introduire la notion de « valeur imprécise »3 : en vertu du vecteur d’état (2.29), la valeur de l’observable A pouvant être mesurée sur le système S est en acte, à l’instant t, la valeur imprécise a1a2 ∨...∨aN, i.e. le système S, à l’instant t, possède en acte la propriété

imprécise S N a a a A , ... )

( 12 ∨ ∨ . Notons que cette nouvelle notion de propriété ne diffère de celle de Putnam que par son nom. Les « propriétés disjonctives » et les « propriétés imprécises » ont exactement les mêmes correspondants dans le formalisme.

On peut toutefois s’interroger sur la pertinence des approches de Reichenbach, Putnam et van Fraassen. Il est vrai que les notions de propriétés « indéterminées », « disjonctives » ou « imprécises » sont définies de manière claire au niveau du formalisme. Mais elles restent aussi peu intuitives que ne l’est la notion de superposition d’états physiques. Elles ne permettent pas, semble-t-il, d’éclaircir ou d’affiner la représentation que nous avons d’un système se trouvant dans une superposition d’états physiques. De plus, les propriétés en question se voient attribuées à des systèmes uniquement en dehors du contexte d’une mesure. Nous ne pouvons donc avoir qu’un accès indirect à ces propriétés. Il est impossible de les observer dans l’expérience (avec nos yeux, par exemple). L’idée de l’existence de telles propriétés ne peut être soumise au test de l’expérience. Forger une nouvelle notion de propriété apparaît donc insuffisant pour élucider le problème de la signification d’une superposition d’états physiques. Au fond, ces différentes notions de propriété ne font que maquiller le problème.