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Les événements sont-ils indépendants de tout système conceptuel ?

Possible, actuel et événement selon le réalisme scientifique

Thèse 4 : Les théories acceptées par la communauté des scientifiques sont vraies (ou

2. La détermination concrète des probabilités 3 Le statut des probabilités

1.3 Objections à l’encontre d’une ontologie d’événements 1.5.1 La notion d’événement suivant une perspective pragmatiste

1.5.2 Les événements sont-ils indépendants de tout système conceptuel ?

Admettre cette idée selon laquelle nous opérons un certain découpage du monde revient, semble-t-il, à effectuer un premier pas en direction d’une approche anti-réaliste. Néanmoins,

1. Braudel, F., Les ambitions de l’histoire, Paris : Fallois, 1997, p. 22.

2. Bastide, R., « Événement (sociologie) », in : Encyclopaedia Universalis, Paris, 1993, p. 130. 3. Gill, K., “On the Metaphysical Distinction Between Processes and Events”, op. cit., p. 495. 4. Nous développerons ce point au Chapitre 4.

Whitehead, Russell, ainsi que les philosophes analytiques dont il a été question plus haut, pourraient répliquer que les événements sur lesquels nous choisissons de porter notre attention – suivant un découpage du monde dont nous sommes les auteurs – surviennent, malgré tout, dans le monde indépendamment de nous et de nos moyens de connaissance. Sans forcément nier la dimension anthropocentrique sous-jacente à l’identification d’un ensemble particulier d’événements, ces auteurs pourraient maintenir l’hypothèse réaliste de l’existence en soi de ces événements1. Mais cette hypothèse est-elle tenable ?

Revenons un instant sur la notion de fait avant de discuter la notion d’événement. Nous l’avons souligné auparavant, l’un des points de divergence entre Russell et une grande partie des philosophes analytiques réside dans le statut assigné au fait. D’après Russell, les faits existent en soi dans le monde, et il est possible de formuler des propositions se trouvant en

correspondance avec ces faits. Quant aux philosophes analytiques réalistes, ils s’accordent

sur la distinction opérée par Ramsey entre fait et événement, et considèrent que tout fait n’a d’existence qu’à travers la proposition qui l’exprime. Ce faisant, ils désinvestissent le fait de cette qualité d’appartenir en propre au monde. Notre connaissance du monde en termes de faits est médiatisée, et donc structurée par le langage. Elle ne constitue pas une connaissance du monde tel qu’il est en lui-même.

De prime abord, cette critique de la notion de fait du monde semble pouvoir être rapprochée de la critique du réalisme scientifique menée par plusieurs philosophes des sciences, tels que Quine et Putnam2. Cette critique sera présentée au Chapitre 4, mais résumons d’hors et déjà l’idée principale avancée par ces auteurs. D’après eux, toute proposition qui porte sur le monde, parce qu’elle mobilise un certain système conceptuel, véhicule toujours une part d’interprétation. En d’autres termes, le contenu de notre connaissance sur le monde ne possède de signification que relativement à un arrière-plan théorique. Il est impossible d’adopter un point de vue extérieur, totalement neutre, pour

1. Davidson défend un point de vue de ce type (Davidson, D., Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, tr. fr., Paris : J. Chambon, 1993, Essai 16). Il reconnaît la possibilité de se référer de différentes façons au monde (ce qui conduit à une forme d’« inscrutabilité de la référence »), mais n’admet pas pour autant que l’ontologie soit relative (contrairement à Quine qui identifie « inscrutabilité de la référence » et « relativité de l’ontologie », cf. infra, Sous-Section 4.3.4). Davidson « part du principe que l’ontologie dans son entier est fixe », même si « on explique la vérité des phrases en associant des objets à des mots de différentes manières » (ibid., p. 328).

2. Cf. par exemple : Quine, W., Le mot et la chose, tr. fr., Paris : Flammarion, 1977 ; Putnam, H., Raison, vérité

exprimer une connaissance sur le monde. Suivant cette conception, il ne peut être question de connaître des faits du monde. Les faits que nous établissons à propos du monde portent toujours la marque de nos concepts.

Toutefois, les philosophes analytiques réalistes qui admettent la distinction entre fait et événement ne sont nullement disposés à concéder que tout contenu de connaissance est nécessairement relatif à nos moyens conceptuels de connaissance. S’ils soulignent la différence entre fait et événement, ce n’est pas tant pour mettre en avant la dépendance du fait à l’égard du langage et des concepts qui lui sont associés, que pour souligner le statut de l’événement qu’ils conçoivent comme faisant partie du monde en soi. Par suite, la notion d’événement – entendu au sens d’événement du monde –, ne fait que prendre le relais de la notion de fait dans le rôle du référent objectif. (Le terme « objectif » doit être compris ici dans son acception réaliste de indépendant de nous et de nos moyens de connaissance.) Dans un commentaire sur la position de Ramsey, Rossi a mis en évidence cette hypothèse réaliste sous-jacente à la distinction fait/événement :

Ramsey a-t-il réussi […] à éliminer toute référence de nature ontologique ? Rien n’est moins sûr. S’il est vrai que dans sa conception le fait n’a pas d’existence indépendamment de la manière dont il est dit, il n’en va pas de même pour l’événement. On peut se demander si le problème n’a pas été simplement déplacé et si désormais ce n’est pas l’événement qui doit porter le poids que Russell assignait au fait1. On comprend dès lors pourquoi la notion d’événement a été mise au premier plan aussi bien par Whitehead et Russell que par les philosophes analytiques réalistes. Ces auteurs sont guidés par un désir de pouvoir se référer à une entité qui appartienne strictement au monde, qui ne soit en aucune manière dépendante de nos moyens de connaissance. Avec l’événement, ils pensent avoir affaire à une telle entité.

De notre point de vue, cependant, la notion d’événement du monde peut être soumise à la même critique que celle de fait du monde. Quelle différence y a-t-il entre, par exemple, le fait que César est mort et l’événement de la mort de César ? Certes, nous pouvons affirmer que le

fait que César est mort correspond au contenu qui est exprimé par la proposition « César est

mort. », tandis que l’événement de la mort de César correspond au référent de cette proposition. Mais il semble tout aussi impossible de faire référence à un événement en dehors du langage qu’il est impossible d’exprimer un fait en dehors du langage. Notre hypothèse est que l’acte qui consiste à exprimer quelque chose concernant le monde, et celui qui consiste à

se référer à quelque chose dans le monde, nécessitent tous deux le recours à un certain

système conceptuel. Les concepts qui nous permettent de nous référer à des événements ne sont autres que les concepts auxquels nous avons recours pour exprimer des faits. Par exemple, pour pouvoir exprimer le fait que César est mort, il faut faire appel au concept d’être-humain, de mort, etc. Ces concepts ne se comprennent eux-mêmes qu’à la lumière d’autres concepts : (i) un être-humain est un être-vivant qui possède une existence autonome, qui est doté d’un ensemble de membres et d’organes, il est un être social faisant partie d’une certaine communauté, qui existe à une certaine époque de l’histoire,…, (ii) la mort désigne le moment critique où un être-vivant cesse de vivre, le moment où l’un de ses organes vitaux n’est plus en mesure de fonctionner,…, et ainsi de suite. Or, pour faire référence à l’événement de la mort de César, n’est-il pas besoin de recourir à ces mêmes concepts d’être- humain, de mort,… ?

Comment convient-il alors de répondre à l’argument de Ramsey, d’après lequel les propositions « César est mort. » et « César a été tué. » expriment deux faits différents, mais font référence au même événement ? Suivant notre manière de découper le monde, via les concepts de mort et de meurtre, il est supposé que tout meurtre implique la mort. C’est donc notre système conceptuel qui institue une hiérarchie logique entre le fait que César est mort et le fait que César a été tué, et qui nous amène à penser que ces deux faits renvoient à un unique événement. Penser que l’événement de la mort de César et l’événement du meurtre de César ne constituent qu’un unique événement, revient simplement à prendre au sérieux notre système conceptuel, notre manière de nous représenter le monde. Mais n’oublions pas que ce n’est que notre manière de nous représenter le monde, suivant nos moyens conceptuels de connaissance.

Ainsi, lorsque nous découpons le monde en termes d’événements, nous ne nous contentons pas de porter notre attention sur un ensemble particulier d’événements, comme si ces événements, tels que nous nous les représentons, survenaient d’eux-mêmes dans le monde. Pour identifier un événement, certains moyens de connaissance sont nécessaires, il est besoin en particulier de recourir à un certain système conceptuel. Nous tenterons d’étayer ce point au Chapitre 4, lorsqu’il sera question du contenu de la connaissance expérimentale en physique.