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Spectateur
et
paria
:
un
monde
à
partager
et
une
marginalité
assumée

2.
 Spectateur
et
paria

2.2.
 Les
figures
de
l’intellectuel

2.2.1.
 Spectateur
et
paria
:
un
monde
à
partager
et
une
marginalité
assumée

Dans ses essais et surtout dans les articles publiés dans les journaux à large diffusion au cours des années 70, Pasolini assume consciemment le rôle d’aiguillon de la conscience publique, qui permet de le rattacher à une tradition ancienne, qui passe par Dante et Leopardi, et implique l’expérience d’une intégration impossible, de l’hérésie et de la marginalisation : il assume le rôle de «paria» au sens qu' H. Arendt donne à ce terme.

Dans son essai sur Bernard Lazare53, Hannah Arendt analyse la figure du "paria conscient", à partir de la condition sociale et politique du juif dans la société contemporaine. Mais cette catégorie de "paria" revient régulièrement dans son œuvre pour désigner, tour à tour, une situation sociale, une figure d’identification et une situation politique. De la situation du juif, la condition de paria glisse alors vers le rôle politique des mouvements ouvriers, puis vers la figure du rebelle, dès lors qu'il prétend à une place active dans la scène politique, qui lui serait d'emblée interdite.

Le paria conscient devient alors une catégorie politique, porteur d’une valeur universelle, signifiante pour la modernité. Le juif devient alors le paradigme de tous les exclus qui refusent d'accepter autant l'exclusion que toute forme d’assimilation ou de mimétisme avec leur environnement culturel et ses règles:

« Le paria devient un rebelle dès lors qu'il entre activement sur la scène politique. Lazare désirait que le juif se fasse le défenseur du paria[…]puisqu'il est du devoir de tout être humain de résister à l'oppression. En fait, tout ce qu'il exigeait, c'était que le paria[…]rompe avec le monde de la fantaisie poétique, qu'il abandonne la confortable protection de la nature et qu'il intervienne dans le monde des hommes. »54

53 H. ARENDT, La tradition cachée, Christian Bourgeois Editeur, 1987, p.194-199.

Le paria est alors celui qui résiste aux pressions sociales, surtout celles qui voudraient étouffer sa voix autant que son humanité, et il constitue une référence, un pôle d'attraction pour tout individualité ou tout groupe non pleinement intégré dans la société. Cette humanité :

« …trouva encore son expression dans le roman, dans les célèbres glorifications des travailleurs et des prolétaires, mais aussi plus subtilement dans le rôle assigné aux homosexuels (par exemple chez Proust) ou aux Juifs, c'est-à-dire aux groupes que la société n'a jamais complètement intégrés… »55

L'exclusion devient alors, en soi-même, une condition de possibilité du politique, dans la mesure où elle peut conduire à la recherche d'une fraternité et de la possibilité de l'émancipation.

Si cette exclusion est nécessaire, c’est parce que la société en elle-même est le règne de la dépendance mutuelle des hommes, le lieu où viennent à la lumières les besoins et les nécessités, et c'est donc le domaine de l'uniformité, voire du conformisme. Dans le domaine social, seule le groupe, intégré ou exclu par la normativité reconnue, est pris en compte:

« De chacun de ses membres, elle [la société] exige[…]un certain comportement, imposant d'innombrables règles qui, toutes, tendent à normaliser ses membres, à les faire marcher droit, à éliminer les gestes spontanés ou les exploits extraordinaires[…] l'avènement de la société de masse indique seulement que les divers groupes sociaux sont absorbés dans une société unique[…]Mais en toute circonstance la société égalise… »56

Par contre, le domaine du politique est celui de l'individualité, celui où se réalise la condition humaine de la pluralité des individus considérés en tant que tels, dans la pluralité de leurs perspectives singulières, s'exprimant dans un espace public, défini par des règles communes à l'intérieur d'un monde commun partagé. Dans l'espace public, politique par excellence, les hommes apparaissent et se confrontent l'un à l'autre par la parole et l'action, où se révèlent leur être et leur projet :

« La parole et l'action révèlent cette unique individualité. C'est par elle que les hommes se distinguent au lieu d'être simplement distincts; ce sont les modes sous lesquels les êtres humains apparaissent les uns les autres, non certes comme objets physiques, mais en tant qu'hommes[…]C'est par le verbe et l'acte que nous nous insérons dans le monde humain… »57

55 H.ARENDT, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p.257

56 H.ARENDT, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p.79-80.

Le social et le politique sont caractérisés de manière antinomique par H. Arendt, et le social n'a pas d'emblée de signification politique (comme chez Marx, par exemple, où la classe sociale définit l'horizon politique).

Or, la figure du paria se pose à la jonction de ces deux domaines, dans la mesure où sa condition sociale d'exclu est en même temps la condition de possibilité d'une prise de conscience, et d'une prise de parole, dans l'espace public. Il s'agit alors du "paria conscient", capable de porter la parole de son groupe dans l'espace public, mais, paradoxalement, en se rendant visible en tant que figure d’identification, il s'éloigne de sa communauté d'origine, pour assumer seul sa marginalité.58

La "conscience" de sa condition de paria, lui permet de ressentir et d’exprimer le décalage entre l'égalité théorique des droits et la réalité sociale de l'exclusion, et cela pour toute forme d'exclusion. Et cette conscience ne peut être enracinée que dans l'expérience personnelle, individuelle, contingente, et seulement à partir de cette condition humaine singulière, elle peut prétendre à assumer l'universalité et la reconnaissance:

« La pensée elle-même naît d'évènements de l'expérience vécue et doit lui demeurer liée comme seuls guides propres à l'orienter »59

La condition de paria est vécue personnellement mais elle est ce qui permet à l'individu de prétendre à une égalité et une visibilité politique qui sont le droit de chaque homme. Le paria conscient est donc une figure charnière entre la conscience de soi, la conscience sociale et l'identité politique.

En littérature la figure du paria conscient, a été conceptualisée par Yves Delègue comme "l'étranger interne"60, mais cette fois envisagé surtout du point de vue de la collectivité, qui le perçoit comme un corps étranger, une figure de la distance entre l'individu et la collectivité, distance qui est incessamment expliquée ou impliquée dans l'œuvre de Pasolini :

« Lo straniero interno presume un cambiamento del punto di vista : non si considera più solo la figura dello scrittore e soprattutto non lo si considera dal punto di vista soggettivo, individuale. Lo straniero interno è una figura che viene definita a partire dal punto di vista della collettività, la quale porta dentro di sé questo corpo estraneo, questa spina nel fianco, questo diverso che non si limita a sentirsi tale, ma che enuncia costantemente la propria differenza, la mette sotto gli occhi di tutti, la propone e la ripropone in ogni suo gesto, in

58 cf. Martine LEIBOVICI, "Le paria chez Hannah Arendt", in Politique et pensée, Paris, Payot, 1996, p.223-245.

59 H ARENDT, La crise de la culture, op. cit, p. 26.

60 Yves DELEGUE, Le royaume de l'exile. Le sujet de la littérature en quête d'auteur, Paris, Obsidiane, 1991, cit par Bernardi in A partire da Petrolio, p. 58.

ogni suo intervento. Lo straniero interno, come il profeta, è una minaccia, fa lievitare le incertezze, ed è comunque un monito per la collettività, sovente anche un ribelle e un provocatore: il malato, il pazzo, il delinquente, il profeta, appunto, ne sono le forme classiche. Ed è sotto queste varie tipologie che si presenta l'opera di Pasolini »

D'ailleurs Pasolini lui-même explique la condition de l'intellectuel comme "damné" par le système qui ne peut le résorber, ni l'ignorer :

« La realtà è questa: che anche l'intellettuale è un reietto, nel senso che il sistema lo relega al di fuori di se stesso, lo cataloga, lo discrimina, gli affibbia un cartello segnaletico: onde: o renderlo dannato o integrarlo. Si sa. Anche se apparentemente un po' meno sfortunato del "povero negro", l'intellettuale vive in sostanza l'identica esperienza di "diversità" del negro. I due sono fratelli nella segregazione, e nella lotta che devono ingaggiare contro il sistema per "limitare" (altro non possono fare) la sua capacità di "catalogarli e integrarli". "61

En fait la condition de paria instaure une distance de ce dernier vis-à-vis de la société dans son ensemble, de ses valeurs codifiées, mais aussi vis-à-vis de sa propre communauté, dans la mesure où le paria se refuse à accepter sa propre mise à l'écart, mais prétend à une reconnaissance au-delà de l'égalité déclarée des droits de l'homme. La réalité sociale de l'exclusion, comme expérience individuelle, dépasse la limite du social pour tendre vers une dimension politique à travers la revendication, la parole, l'écriture, c'est-à-dire tout ce qui relie les hommes entre eux dans l'espace public.

L'individualité est ce qui éclaire la compréhension d'une époque, d'un milieu, d'une histoire, et non pas le contraire : l'histoire d'une époque ne dit rien sur la capacité d'un individu à assumer son destin, car elle ne détermine pas le particulier, au contraire l'individu et son histoire peuvent être le révélateur, le prisme à travers lequel une époque se révèle.

Cependant, la condition de paria conscient ne peut s'exprimer que dans un espace public, par la demande de reconnaissance de la différence et de l'égalité: la différence de l'être dans sa dimension personnelle et sociale ; l’égalité par la loi et le droit. L'égalité politique ne peut exister que comme liberté d'accès à l'espace politique, un espace qui permet l'émergence des différences qui révèlent chacun à tous les autres.

Cet espace public est défini par les normes constitutionnelles qui désignent la possibilité pour les membres d'une société d'établir des relations entre eux. Ce que nous appelons aujourd'hui la "sphère politique" est la sphère du pouvoir des hommes sur d’autres hommes, quelque chose de profondément différent de ce que les grecs appelaient polis, et que H. Arendt

reprend : le lieu de la coexistence des hommes, le lieu où s'exerce leur spécificité propre, la parole, dans un dialogue constant de chacun avec tous le autres, cet espace propre et partagé où règne la pluralité.

Cette pluralité présuppose la capacité à interagir, à se montrer et apparaître à autrui, dans un monde commun partagé:

« Un territoire n'est pas tant une étendue de terrain qu'un espace entre des individus faisant partie d'un groupe dont les membres sont liés entre eux, à la fois séparés et protégés les uns des autres, par toutes sortes de rapports, fondé sur une langue, une foi, une histoire des coutumes, des lois, communes. Ces rapports ne se manifestent dans l'espace que dans la mesure où ils constituent eux-mêmes l'espace dans lequel les différents membres du groupe entretiennent des rapports les uns les autres. »62

Dans cet espace chaque homme est acteur et spectateur, mais surtout, il partage cette condition avec tous les autres : l'acteur n'a de présence que par et pour le spectateur, et le public (dans le double sens d’ensemble de personne et de domaine des intérêts partagés) est le lieu où se rencontrent les spectateurs et où ils se reconnaissent l'un l'autre.

La figure du spectateur comme elle est analysée dans l'œuvre de H. Arendt, est une figure de la participation à l'espace public et du partage d'un jugement sur les acteurs du politique. En fait, c'est le spectateur, et non pas l'acteur, qui définit et caractérise l'espace public, dans la mesure où il est libre d'exprimer une opinion qui demande à être reconnue par les autres spectateurs, partageant sa condition. Cette figure comporte implicitement la considération d'une pluralité de sujets exprimant des jugements, des critiques, sur l'action qui est mise en scène:

« Non esiste in questo mondo nulla e nessuno il cui essere stesso non presupponga uno

spettatore. In altre parole, nulla di ciò che è, nella misura in cui appare, esiste al singolare:

tutto ciò che è fatto, è fatto per essere percepito da qualcuno. Non l'Uomo, ma uomini abitano questo pianeta. La pluralità è la legge della terra. »63

Par contre, l'acteur dépend du regard du spectateur, qui crée et entoure la scène, lui donne son sens. Dans cet espace public acteurs et spectateurs ne sauraient se passer de leur visibilité, qu'ils agissent sous le regard d'un public où qu'ils partagent la pluralité des points de vue et la coexistence des possibilités critiques :

62 H. ARENDT, Eichmann à Jérusalem. La banalité du mal, Paris, Gallimard 1991, p. 424.

« Il dominio pubblico è costituito dai critici e dagli spettatori, non già dagli attori[…]Lo spettatore non è coinvolto nell'azione, è però sempre coinvolto con gli spettatori come lui »64

À l'acteur, le sens et la valeur de son action sur scène n'apparaissent pas clairement, car il en a forcément une vision partielle. Ce sens et cette valeur ne peuvent apparaître clairement qu'aux yeux des spectateurs, qui d'ailleurs par leur présence même justifient l'existence de la scène : en fait c'est le public qui donne sens à l'art, et c'est la discussion entre les spectateurs, entre leurs divers points de vue, qui donne sa valeur à l'art, qui détermine son importance. Mais les spectateurs eux-mêmes s'offrent en spectacle, ils sont chacun sous le regard de tous les autres, et leur identité se définit par rapport à la scène commune qui les rapproche. L'identité de chacun est garantie par la co-existence des différents points de vue, la pluralité de perspectives, le fait même d'être sous le regard de tous les autres :

« Les arts d'exécutions […] présentent une grande affinité avec la politique ; les artistes se produisent – les danseurs, les acteurs de théâtre, les musiciens et leurs semblables ont besoin d'une audience pour montrer leur virtuosité, exactement comme les hommes qui agissent ont besoin d'un espace publiquement organisé pour leur "œuvre", et les deux dépendent d'autrui pour l'exécution elle-même. Une telle scène où se produire ne va pas de soi partout où des hommes vivent ensemble au sein d'une communauté. La polis grecque était autrefois précisément cette "forme de gouvernement" qui procurait aux hommes une scène où ils pouvaient jouer et une sorte de théâtre où la liberté pouvait apparaître »65

Hannah Arendt veut en cela dépasser le dualisme traditionnel en philosophie entre l'être et le paraître, miner la certitude cartésienne de la pensée comme seule garante et fondement de l'être. Aucune conscience ne se forme si ce n'est dans le monde, dans l'enracinement et dans la présence à autrui, en un mot dans le dasein (être-là) de Heidegger, mais ré-interprété dans un sens pragmatique, comme praxis du vivre ensemble, plutôt que comme qualité ontologique, métaphysique. Dans la polis l'être se produit dans et par l'apparence, laissant de côté le solipsisme d'une pensée tournée sur elle-même. Au contraire, la parole rationnelle, le logos, est la condition même du politique, ce qui constitue le lien premier entre les hommes, ces spectateurs qui partagent le même spectacle, leur monde.

On voit bien que le langage comme les concepts utilisés proviennent du domaine du spectacle, de l'art, pour souligner la pertinence, voire l'identité du champ de l'art et de celui de la politique. Bien loin des théories qui voudraient faire de l'art engagé dans un message

64 H.ARENDT, La vita della mente, Bologna, Il Mulino, 1987, p.556.

politique un art de propagande, ou de la politique un spectacle de télé-réalité, H. Arendt essaye de revenir à la matrice culturelle grecque des concepts mis en jeu.

Ainsi la politique et l’art semblent relever de la même faculté de juger, qui situe l’auteur et son public dans un rapport privilégié. L’auteur, comme le politique, sont redevables de leur auditoire, mais l’auteur engagé l’est doublement : parce qu’il n’existe que s’il est écouté, et parce qu’il ne peut partager le point de vue conventionnel. Il est obligé d’être un précurseur, de dévoiler le réel, et, pour cela, de se poser aux marges de l’opinion courante.

Pasolini considère la condition d’exclusion, celle du paria, comme appartenant en propre à l’auteur, en ce qu’il a d’original et, pour cela, de “maudit” :

« Se un facitore di versi, di romanzi, di films trova omerta, connivenza o comprensione nella sociéta in cui opera, non è un autore. Un autore non può che essere un estraneo in una terra ostile : egli infatti abita la morte anziché abitare la vita, e il sentimento che egli sucita è un sentimento, più o meno forte, di odio razziale»66

La mission de l’auteur, en disant la vérité à la société s’expose au refus. Il “habite la mort” car il vit dans ce refus, le provoque même, en aimant la vie plus que les conventions sociales. Son discours est une explication, voire une apologie, du rôle de l’auteur, tel qu’il avait voulu l’assumer.

Mais tout auteur ne peut se passer d’un public, d’un spectateur qui soit capable de comprendre et partager son point de vue :

« Lo spettatore, per l’autore, non è che un altro autore. E qui ha decisamente ragione lui, e non i sociologi, i politici, i pedagogisti, ecc. Se infatti lo spettatore fosse in condizione subalterna rispetto all’autore – se egli fosse cioè l’unità di una massa […] allora non si potrebbe parlare neanche di autore. Se dunque parliamo di opere di autore, dobbiamo di conseguenza parlare del rapporto tra singolo e singolo democraticamente pari. Lo spetttore non è colui che non comprende, che si scandalizza, che odia, che ride ; lo spettatore è colui che comprende, che simpatizza, che ama, che si appassiona. Tale spettatore è altrettanto

scandaloso che l’autore »67

Pasolini exprime ici sa conception du rapport particulier qui lie l’auteur et le spectateur. Ils sont dans un rapport spéculaire l’un vers l’autre : ils se revoient l’un à l’autre, en étant sur un pied d’égalité. Si l’écrivain écrit pour son lecteur, le lecteur se reconnaît dans l’auteur, mais,

66 Empirismo Eretico, op. cit., p. 270.

ainsi, ils partagent la même condition de marginalité par rapport à la pensée conventionnelle (si elle peut encore s’appeler “pensée”).

Pasolini, en partant de sa pratique d’auteur, d’intellectuel, arrive en effet à des conclusions qui s’approchent de la pensée plus systématique et plus approfondie de Hannah Arendt : l’appartenance à un espace publique lie l’acteur (au sens de celui qui agit, en politique ou en art) et le spectateur. Ils sont ainsi condamnés, ensemble, à une condition de marginalité, de paria, d’autant plus qu’ils réussissent à affirmer leur liberté et leur individualité.

Finalement, ce qui lie l’auteur et le spectateur, c’est alors leur faculté de se reconnaître, et de juger le réel selon des critères personnels et novateurs.