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Le
jugement
entre
participation
et
éloignement

2.
 Spectateur
et
paria

2.2.
 Les
figures
de
l’intellectuel

2.2.2.
 Le
jugement
entre
participation
et
éloignement

L'espace, de l'agora, le lieu public où les opinions coexistent, s'affrontent et génèrent les premières formes de démocratie, s'apparente à l'espace public du théâtre, les deux étant les lieux de la mise en scène des passions collectives et surtout de l'exercice de la raison et du jugement par la confrontation et le dialogue. Et le concept clé qui assure l'homologie entre l'esthétique (théâtre) et la politique (agora), est le jugement, qu'on y exerce dans un cas comme dans l’autre, avec autrui, dans la différence des points de vue.

H. Arendt reprend l'idée de la politique au sens grec, y fait glisser le concept kantien de faculté de juger, essentiellement conçu à l'origine pour le domaine de l'art, et redéfinit la faculté de juger comme fonction éminemment politique.

Celui qui détient éminemment le droit de juger est le spectateur, dans la mesure où il n'est pas impliqué directement dans l'action, et possède donc le recul nécessaire, le regard désintéressé à partir d'un point de vue global. Ce recul est l'espace d'élargissement de l'horizon, de l'ouverture mentale, l'espace aussi où chacun peut se représenter le jugement de tout autre et s'y confronter.

C'est justement cette confrontation avec le jugement des autres qui permet de sortir du solipsisme de la pensée par soi même, chère aux Lumières, mais trop facilement isolée dans sa partialité et ses préjugés. Cette confrontation avec autrui peut être réellement effectuée dans le dialogue, ou imaginée par la prise en compte des autres possibles jugements, elle

actualise ainsi l'ouverture mentale et garantit par l'intersubjectivité la tension vers l'universalité.68

L'intersubjectivité et le désintéressement sont alors le fondement de la valeur universelle à laquelle prétend tout jugement. En fait le spectateur n'existe que par la présence des autres, par la pluralité des individualités réunies dans le public ; et celles-ci partagent cette capacité de faire entendre leur jugement, de se faire comprendre, grâce à un "sens commun" conçu comme une condition nécessaire de la possibilité de communiquer. Le sens commun nous permet de participer à une communauté, dans laquelle chacun s'expose et se rend visible dans le contexte d'un échange de points de vue, d'une pluralité d'opinions, où les intérêts subjectifs sont filtrés, épurés, décantés. Comme pour le théâtre, dans la politique aussi, le sens commun permet la communication, mais exprime aussi le "désir d'être vu, écouté, considéré, approuvé et respecté par les gens présent et qui lui sont connus"69.

Ce sens commun est enraciné dans la communauté en ce qu'elle a de particulier, de contingent, d'historique, et permet de juger de phénomènes d'ordre pratique, contingent, historique. Ce sens nous rattache au monde, il est "commun" parce qu’il est partagé (sensus communis), mais il n'est pas le "bon sens" cartésien, qui distingue le vrai du faux, mais se confond avec la pensée de l'évidence et de l'opinion courante. Arendt le reconnaît comme "sens" parce qu'il ne s'appuie pas sur la logique, sur la démonstration, sur l'universel ; bien au contraire, une logique stricte, appliquée aveuglement à la contingence spécifique des affaires humaines, conduit trop souvent à des formes de totalitarisme: ce qui est vrai, épistèmê, ne peut pas être discuté.70

Comme l'explique H. Arendt71 cette faculté ne peut que se fonder sur l'imagination, qui permet de se représenter les absents, de se mettre à la place d'autrui, ce public avec lequel nous imaginons et souhaitons partager notre jugement: un horizon de jugement élargi permet de prendre en compte des points de vue différents, de les confronter, et de former un jugement pertinent. Sens commun et imagination sont alors les présupposés du jugement pratique :

« Je forme une opinion en considérant une question donnée à différents points de vue, en me rendant présent à l'esprit les positions de ceux qui sont absent s; c'est-à-dire que je les représente. Ce processus de représentation n'adopte pas aveuglement les vues réelles de ceux qui se tiennent quelque part ailleurs d'où ils regardent le monde dans une perspective différente; il ne s'agit pas de sympathie […] mais d'être et de penser dans ma propre identité

68 La vita della mente, op. cit, p. 549-570.

69 H. ARENDT, Sulla rivoluzione, Milano, Edizioni di Comunità, 1983, p. 129. C’est nous qui traduisons.

70 Vita attiva, op. cit., p. 222.

où je ne suis pas réellement. Plus les positions des gens que j'ai présents à l'esprit sont nombreuses […] et mieux je peux imaginer comment je sentirais et je penserais si j'étais à leur place… »72

L'imagination nous met à la place des autres, le sens commun garantit la communicabilité globale de notre connaissance - vérité ou opinion - et le jugement peut alors s’enraciner dans la socialité, l'ouverture d'esprit, l'expérience:

« En matière d'opinions, mais non en matière de vérité, notre pensée est vraiment discursive, courant, pour ainsi dire, de place en place, d'une partie du monde à une autre, passant par toute sorte de vues antagonistes, jusqu'à ce que finalement elle s'élève de ces particularités jusqu’a une généralité impartiale »73

L'expérience et le temps permettent la formation de cette "mentalité élargie" (Kant), c'est à dire à une culture véritable, celle que les romains appelaient humanitas.

En l’absence de règles fixes, de connaissances scientifiques et de certitudes idéologiques, la possibilité de jugement doit se tourner vers l' "exemple" comme terme de comparaison, pour juger du particulier. Mais l'exemple conçu comme un cas concret, plutôt que comme l'idée abstraite d'une perfection idéale de type platonicien.

L’expérience de vie, les lectures, les rapports sociaux, mettent toute personne chaque jour en contact avec la réalité, où foisonnent les possibilités : c’est dans ces expériences, transformées par la mémoire et interprétées par les systèmes de valeurs personnels, que l’esprit puise ses exemples. C’est-à-dire que chaque personne choisit ses exemples et ses modèles parmi ceux que la vie, l’histoire personnelle et la culture proposent.

Ces exemples ne sont donc pas des Idées abstraites qui s’imposeraient d’elles-mêmes comme des évidences, mais l’expression du libre arbitre et de la personnalité individuelle.

H. Arendt s’explique par un exemple : "le courage est quelques chose qui ressemble à Achille"74. L’expérience et la culture donnent la mesure et l'exemple à mon jugement, et pour cela, ce dernier est compréhensible à tous les autres, tout en restant objet de discussion et de débat.

72 La crise de la culture , op. cit., p. 307.

73 ibidem, p. 308.

Plutôt que se référer à des normes contraignantes, la validité de l'exemple relève de l'éducation et de la pratique, il est choisi par l'individu de façon autonome, à partir d'un système de valeurs spécifique et personnel.

La faculté de juger est alors la faculté propre du domaine politique, une faculté qui exprime le lien social75 et sauve, en même temps, la pluralité au sein de la communauté. Cette faculté laisse coexister divers points de vue, et fonde la possibilité de la visibilité politique des minorités culturelles.

Le sujet rationnel est analysé par Kant, qui construit l'autonomie universaliste de la pensée sur le jugement déterminant, fondée sur des catégories a priori universelles et nécessaires, et des impératifs catégoriques qui conditionnent la validité du jugement morale. Mais ce sujet universel et rationnel, capable de connaissance scientifique et de jugements rationnels, repris et analysé dans les deux premières critiques kantiennes76, se révèle insuffisant à fonder l'action éthique et politique en tant que lieu de la responsabilité individuelle.

Si le jugement éthique et politique pouvait être subsumé à partir de règles universelles et nécessaires, l'autonomie de l'action et la responsabilité individuelle n'auraient simplement plus lieu d'être. Il faut alors envisager un type de jugement qui n’ait pas besoin de règles universelles ou d’impératifs catégoriques. H. Arendt reprend alors le “jugement réfléchissant” kantien – que Kant utilise essentiellement pour l’esthétique - pour élaborer la légitimité du jugement éthique et politique, parce qu’il permet de garder la liberté et la responsabilité individuelles. Ce jugement réfléchissant kantien est la "faculté de juger qui, dans sa réflexion, tient compte, lorsqu'elle pense (a priori), du mode de représentation de tous les autres êtres humains afin d'étayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine dans son entier"77. Ainsi cette particulière faculté est capable de se mettre à la place de l’autre, demande le dialogue avec autrui, et envisage la multiplicité des points de vue. Elle permet donc de fonder la faculté de vivre ensemble et de partager le même monde.

La conscience du sujet au XXe siècle présuppose un sujet rationnel immergé dans un contexte spécifique et enraciné dans le monde et dans l’histoire. Il doit être capable de se voir à travers le regard d'autrui, c’est-à-dire être capable d’une forme d'interaction qui pose soi-même en tant qu'objet, autant qu'il se pose en objet pour le regard d'autrui : la rationnalité ne peut plus être séparée de la responsabilité face au monde et face à autrui. Les crimes de masse de ce

75 cf. : LYOTARD Jean François, Au juste, Paris, Bourgois, 2006, p. 188.

76 E.KANT, Critique de la raison pure et Critique de la raison pratique.

siècle ont en fait miné la possibilité de considérer la loi et le devoir comme rationnel, universels et contraignants : ils sont été trop souvent le prétexte du manque de responsabilité. Si l'on considère la politique, avec H. Arendt comme "l'art de vivre ensemble"78, dans un espace public analogue à l'agora, où spectateurs et public se confondent ou se relayent à tour de rôle, où l'exercice du jugement est la qualité essentielle pour être écouté, pour apparaître, alors la figure de Pasolini devient un exemple, mais probablement pas un modèle (au sens platonicien), de cette participation passionnée et infatigable. La dimension 'dialogique' des essais pasoliniens serait alors un exemple de cette prise en considération du jugement d'autrui prévue par Kant comme caractère spécifique de la faculté de juger.

Le rôle de l’intellectuel Pasolini, la spécificité de la constitution de son rapport personnel au monde, entre théorie et pratique, pourrait donc relever d’une pensée qui se confronte constamment à autrui, comme le spectateur arendtien, qui n’est toutefois pas intégrée dans la culture dominante, mais au contraire, s’y oppose et la conteste, ainsi que le fait la figure du paria conscient, toujours théorisée par H. Arendt.

Pasolini est spectateur avec les autres spectateurs, ouvert à toutes les critiques et toutes les confrontations. Il est aussi le paria conscient de sa condition qui demande à être écouté et reconnu tel qu’il est. Il est celui qui juge selon ses propres valeurs, qui élabore ses propres catégories, qui choisit ses exemples et ses références, même s’il les interprète d’une manière tout à fait personnelle.

Pasolini montre dans ses écrits une pensée enracinée dans le dialogue avec autrui. Ce sont des écrits parfois virulents et polémiques, soutenus souvent par le besoin de s'opposer à autrui, mais, même dans la négation et dans l'opposition à autrui, toujours redevables à un lecteur imaginaire qui, comme Gennariello79, se matérialise à travers son écriture.

Même ses "abjurations"80 prennent sens dans cette perspective: par le regard portés sur son œuvre par les autres, son public, ses collègues, ses référents intellectuels, Pasolini se rend probablement compte que l'idée qu'il avait essayé d'exprimer était élaborée sur la base d'une vision trop subjective, et que cette idée doit alors non seulement être abandonnée, mais "abjurée", reniée publiquement, en impliquant le public même qui avait permis la constitution mentale de cette idée. L'utilisation d'un mot à forte connotation religieuse donne la mesure de l'implication émotive, aussi bien dans l'œuvre reniée, que, encore plus, dans son abjuration,

78 Vita activa, op. cit., p. 24.

79 lecteur et disciple imaginaire dans Lettere Luterane, voir plus loin ch. 3.

80 Dans Lettere Luterane Pasolini abjure aux films de la Trilogie de la vie, et explique Salò comme le résultat de cette abjuration.

qui prend à témoin son public, et l'implique dans cet autodafé en forme d'accusation, plus que de repentance.

Le jugement sur la réalité – parfois hâtif et émotif - serait alors le lieu où se manifeste la singularité de l'homme Pasolini, qui ne prétend pas posséder une vérité, mais s'engage dans une recherche du réel par le dialogue et la participation à un espace public d'élaboration et de partage des opinions, une pensée qui ne peut pas, et ne veut pas être un modèle à suivre, mais un exemple pour comprendre le monde dans lequel nous sommes jetés.

Un exemple (au sens aristotélicien) d'esprit critique exerçant son droit à l'opinion, mû par un besoin de "publicité" (au sens kantien, d'action dans un espace public et dans le sens ordinaire aussi de vouloir apparaître) et aussi de partager son opinion, voir de la télescoper à d'autres, pour stimuler le surgissement de la pensée chez soi-même ou chez les autres. Exemple aussi de pédagogue ; mais sa maïeutique ne consiste pas dans le questionnement, mais dans la provocation, le scandale, l'affrontement, où il peut déplacer hors de lui un conflit intérieur déchirant.

D'ailleurs, tout en restant un exemple, il ne peut pas être proposé comme modèle81 parce que toute sa pensée et son œuvre sont marqués par sa situation particulière, sa situation psychologique et sociale, sa mort même, qui prolonge finalement son œuvre, en le transformant, avec son approbation anticipée, en martyr de la "pensée unique" ante litteram. D'ailleurs toute vie qui vaut la peine d'être vécue (et toutes le sont), peut être un exemple: mais il ne dépend que de chacun de nous de choisir ses propres modèles, selon ses propres valeurs, en élaborant sa propre tradition82, à l’intérieur d'une axiologie qui ne peut être qu’absolument personnelle.

Aussi les tentatives de construire autour de Pasolini une aura de martyr, notamment celle de Laura Betti83, ne disent rien de plus sur lui et beaucoup sur la société en pleine transformation qu'il avait pourfendue. Lui qui s'était battu toute sa vie contre la standardisation de la pensée, l'uniformisation anthropologique, n'avait sans doute pas voulu être le moyen par lequel la société brisait un autre tabou, comme l'homosexualité, en le rendant ainsi inoffensif qu'adapté à la permissivité hédoniste ambiante. Alors il défend l'homosexualité en soutenant que :

81 Dans la langue courante les termes exemple et modèle sont utilisés comme synonimes, mais en philosophie on distingue l’exemple au sens aristotélicien d “échantillon” et le sens platonicien de “modèle de référence“.

82 H. ARENDT, La tradition cachée op. cit.

« …un rapporto omosessuale non è il male[...]lascia un uomo perfettamente quello che era. Anzi, se mai, l'ha aiutato a esprimere totalmente la sua naturale potenzialità sessuale... » 84

Mais cela seulement parce que la libéralisation sexuelle n'a pas encore atteint ce domaine, qui va, bien après sa mort devenir objet commercial par une "gay pride" affichée et revendiqué à outrance. Son discours souvent très véhément contre tout ce qui dégrade la valeur en valeur d'usage (et de consommation), qui a souvent contesté un libéralisme plus tyrannique que la tyrannie, constate que la libéralisation sexuelle:

« …anziché dare leggerezza e felicità ai giovani e ai ragazzi, li ha resi infelici, chiusi, e di

conseguenza stupidamente presuntuosi e aggressivi » 85

C'est à dire que Pasolini avait voulu être marginal, homosexuel, discuté et discutable86, dans une société qui ne pouvait pas accepter ces "perversions", mais aurait probablement été scandalisé de voir comment le consumérisme pouvait exploiter son combat pour intégrer toute velléité de désacralisation et d’hétérodoxie. La lutte contre l'intolérance et la marginalisation de l'homosexualité a aujourd'hui été transformée dans un nouveau marché à conquérir par le consumérisme, après avoir déjà largement exploité la sexualité hétérosexuelle ; cette exploitation consumériste aurait exaspéré Pasolini, très sensible au caractère sacré de l'immédiateté innocente de la sexualité, avant les interdits culpabilisants d'ordre social ou religieux87.

Sans doute, ne voulant pas circonscrire son magistère à un à un petit cercle d’intimes (sur lesquelles il avait un ascendant réprouvé par la société), devait-il se proposer et s'imposer sur la scène publique où il ne pouvait que procéder par l'affrontement et le scandale. Alors le “corsaire” et le “luthérien” deviennent les avatars du pédagogue qu'il a toujours voulu être, et pour lequel toute occasion est prétexte à une leçon et à une nouvelle proposition scandaleuse et paradoxale, comme celle de supprimer la télévision ou l'école obligatoire88.

Pourtant dans une société où le scandale est devenu ordinaire et banal, sa voix s'essouffle, et son abjuration devient destructrice et autodestructrice, annonciatrice du scandale à venir : il n'y a plus de lieu pour la pensée, le monde de Salò, son dernier film, est le monde de l'action vide de sens, sans spectateurs et sans enseignements, le monde clos des passions et de l'homme réduit à l’état d’objet sans valeur, parce que coupé du regard d'autrui. Cette communauté, celle décrite dans Salò comme celle qu'il expérimente dans la réalité, n'en est

84 Scritti Corsari, op. cit., p. 264.

85 Ibidem.

86 comme lui-même se définit en Lettres Luthériennes, op. cit., p. 25.

87 La Trilogie de la vie, dont il sera question plus loin, est un exemple de cette vision sacrale de la sexualité.

pas une : chacun pour soi, hors temps, dans un espace clos, Salò est le lieu de l'absence d'humanité, de sens commun (ressentir comme autrui) et de sensus communis (se représenter ensemble à autrui)89, un monde fermé où on ne peut que mourir de violence gratuite, sans raison, répondant à une violence ordinaire toute aussi gratuite.

Comme nous le verrons plus loin, Salò est le film de l’ultime désillusion, la constatation d’un monde sans innocents. Pasolini en 1971, en citant Sarte dit :

« Non esistono vittime innocenti »90

parce que la perte de l’innocence survient dès lors qu’on se perçoit comme victime. Mais en 1975 la perte de l’innocence n’est plus individuelle, elle est culturelle. Le Nouveau Pouvoir détruit l’espace public pour en faire un lieu privé où il n’y a plus de spectateurs, plus de critique, ni de parole libre, ni de conscience : il ne reste plus que l’animalité de l’instinct de survie et de la loi du plus fort, la Nouvelle Préhistoire.

89 J'ai utilisé deux manières différentes d'indiquer le sens commun pour mettre en relief la différence entre le sens commun dans son sens faible, courant de "bon sens", et le sens fort, le latin sensus communis pour indiquer le sens fort analysé au chapitre précédent.