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L'intellectuel
entre
la
théorie
et
la
praxis

2.
 Spectateur
et
paria

2.1.
 L'intellectuel
entre
la
théorie
et
la
praxis

Pasolini élabore son rôle d’intellectuel à partir de lectures diverses et disparates, de littérature, de linguistique, de sémiologie, mais aussi de philosophie ou d’anthropologie. Il semble atteint de “boulimie intellectuelle”24, et se forme à la hâte, dans la tentative d’acquérir le point de vue le plus large et une compréhension globale de son monde.

23 ibidem,p. 26

Il en résulte une expérience de l'intellectuel détaché finalement de toute chapelle idéologique, et de toute forme de fidélité orthodoxe, mettant en relief l'individualité, la personnalité, l'opinion, jusqu'à la complaisance narcissique du Soi.

Or le fait que Pasolini ait été reconnu en tant qu’intellectuel, qu’il ait eu autant d’importance dans la culture – et les polémiques – de son temps, nous renvoie à la question de la définition du rôle et de la fonction de l’intellectuel.

Ce qui est en jeu, en effet, c’est l’élaboration d’un nouveau rapport entre la théorie et la praxis : la réflexion théorique ne peut plus refuser l’engagement, et l’action politique nécessite d’une assise idéologique. Chaque intellectuel, écrivain, scientifique, dans la mesure où il s’intéresse à son monde, exprime sa propre interprétation de ce rapport entre théorie et pratique : son action particulière a ses raisons personnelles et historiques, mais, à partir de celle-ci, il est nécessaire de cerner les caractères qui fondent une figure par laquelle la parole devient action, le particulier devient exemple d’universalité du jugement.

2.1.1.
Pasolini
lecteur
et
interprète
de
l’école
de
Francfort



La critique du capitalisme et de certains aspects du marxisme que développe Pasolini Pasolini reprend les analyses et les concepts de l'école de Francfort : analyse de la structure du capitalisme, des nouvelles structures de domination sociale et critique de la société industrielle (communiste ou capitaliste).

Adorno et Horkheimer, notamment dans la Dialectique de la Raison25, développent une critique de la culture de masse qui l'assimile à une forme soft de totalitarisme, un totalitarisme qui ne dit pas son nom: la culture devient industrie culturelle, et en cela, fonctionnelle au système de domination qui rend esclave l'individu d’une manière plus subtile et efficace par la persuasion et par la réification de la personne et de ses valeurs. La société de consommation est alors un monde administré, où toutes les relations humaines e sociales se transforment en relations marchandes et la culture en produit industriel de consommation. Cette forme de domination par la manipulation à travers les médias est plus grave et plus insidieuse, plus sournoise que ne l'était l'aliénation de l'ouvrier dans le capitalisme classique, mais aussi plus subtile que celle des formes de totalitarisme que le XXe siècle a connu.

Cette industrialisation de l'art étouffe aussi la créativité particulière des sociétés traditionnelles, dans ce qu'elles ont de spontané. La pseudo-culture ainsi installée, déversée par les médias et prête à l'emploi, pré-formatée, révèle son aspect politique, éminemment répressif, en permettant la manipulation de tous par quelques uns. En somme, nous sommes devant une culture qui est fonction d'un système, qui sert à l'affirmer, à renforcer ses bases, une culture qui détruit l'autonomie de l'individu pour en faire un consommateur de culture. Conformisme et nivellement sont les caractères de cette pseudo-culture où s'épanouissent les modèles et les goûts de la petite bourgeoisie, qui fonctionnent comme des schémas d'interprétation du réel:

« En progressant, la société bourgeoise a également développé l'individu. C'est contre la volonté de ses responsables que la technologie a éduqué les hommes, transformant les enfants qu'ils étaient en personnes. Mais chacun de ces progrès accomplis par l'individuation s'est fait au détriment de l'individualité au nom de laquelle il s'effectuait, et tout ce qui en resta fut la décision de ne s'attacher qu'à des objectifs privés. Le bourgeois dont la vie se scinde en vie d'affaires et vie privée, la vie privée en représentations et en intimité et l'intimité en maussade communauté conjugale et amères consolations procurées par la solitude, brouillé avec lui-même et avec tous les autres, est déjà virtuellement le nazi à la fois enthousiaste et mécontent, où l'habitant des grandes métropoles incapable de concevoir l'amitié autrement que comme "contact social" avec des gens avec lesquels il n'a aucun contact réel. »26

L'individu garde une liberté apparente, mais en fait il n'est plus que le produit de l'appareil économique et social qui l'intègre et le conditionne à soutenir le statu quo.

L’individualisme décrit comme l’exaltation des choix individuels et du libre arbitre, se transforme dans une forme d’égotisme qui défait les liens sociaux, et relègue l’individu dans son privé. L’individualisme devient individuation : une forme d’aliénation par le formatage et la fabrication artificielles des désirs. L’industrie culturelle forme un système unique avec les industries tout court, et leur fonction consiste à fabriquer les comportements de consommation en massifiant les modes de vie27.

Les mécanismes qui guident la vie privée et le temps libre de chaque individu sont alors les mêmes qui régissent son temps de travail: l’organisation de besoins induits, où chacun n'est plus qu'une part de marché, pour en arriver à une rationalisation optimale et une marchandisation générale de tout type d'expérience. La culture de masse est donc le terrain où peut s'épanouir le totalitarisme politique, en rencontrant la résistance minimale.

26 M. Horkheimer, T.Adorno, la dialectique de la raison, op. cit., p.164

Cette analyse est poursuivie par Marcuse, dans L'homme unidimensionnel28 : l'individu atomisée, affaibli dans son identité sociale, ayant perdu le réseau de relations qui le constituent comme "persona" au sens latin, reconnu par ses pairs, se réduit aux pulsions fondamentales de produire et consommer, sans possibilité de résistance. La démocratie occidentale, portée par l'industrie culturelle véhiculée par les médias, répand une forme pernicieuse de fausse liberté et de fausse tolérance, par lesquelles l'individu croit pouvoir choisir entre différentes interprétations du réel, mais son choix est conditionné par le conformisme : celui-ci réifie l'opinion du plus grand nombre comme vérité. Même les forces d'opposition, dans une société démocratique (ou pseudo-démocratique) ne font que s'intégrer à un substrat culturel où les forces du marché dominent le système de valeurs et justifient la domination d'une classe sur l'autre en entretenant le besoin de produire et consommer. Sur-consommation et sur-communication servent le jeu des forces du marché en cachant l'appareil répressif par une savante manipulation des désirs et des faux besoins. Dans ce contexte le jeu démocratique n'est qu'un théâtre d'ombres qui cache les forces économiques sous-jacentes:

« Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves. Choisir librement parmi une grande variété de marchandises et de services, ce n'est pas être libre si pour cela des contrôles sociaux doivent peser sur une vie de labeur et d'angoisse si pour cela on doit être aliéné. Et si l'individu renouvelle spontanément des besoins imposés, cela ne veut pas dire qu'il soit autonome, cela prouve seulement que les contrôles sont efficaces. »29

Les rapprochement des valeurs des partis et l'épuisement de l'esprit de l'opposition démocratique passe donc par l'uniformisation des désirs et la normalisation des rapports de chacun avec autrui, une standardisation de l'être-au-monde qui finit par empêcher de véritables rapports humains, dans la mesure où l'individu s'efforce de rentrer dans un rôle et un système de valeurs qu'il n'a pas vraiment choisis, mais qui lui ont été imposés par un système de communication envahissant.

En fait le langage des images, notamment publicitaires, s'impose à la conscience par une immédiateté qui précède et empêche une véritable pensée conceptuelle. C'est-à-dire que face à un message publicitaire qui propose d'acheter une certaine voiture, la raison peut toujours réagir à l'argument par un autre argument, mais l'image (ou la suggestion) de réussite, de bonheur véhiculée avec l'argument frappent l'esprit avant que l'argument logique puisse

28 Marcuse, L'homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968.

intervenir, se proposant à l'inconscient immédiatement en influençant son système de valeurs30.

Pasolini reprend les analyses de l'école de Francfort, il cite volontiers Marcuse, Adorno, Horkheimer, et applique cette pensée à la réalité italienne et aux évènements qui se présentent à lui. Parce que c’est à ses compatriotes qu’il s’adresse, et que c’est à son pays qu’il pense, Pasolini, le poète civique, souligne les traits singuliers que ce phénomène universel prend en Italie. Derrière le pouvoir institutionnel, Pasolini décèle le danger culturel du nivellement : le pouvoir en place n’est pas l’origine de ce mouvement – ce serait prêter à la démocratie chrétienne beaucoup plus de force qu’elle n’en a. Le changement se fait par le jeu d’un nouveau pouvoir informe et anonyme, que la DC et le Vatican subissent, et dont ils s’accommodent.

L’esprit de Pasolini s'attache à l'analyse du particulier et du contingent, à la recherche du sens et de la valeur dans le quotidien et dans la culture. Il retrouve cette unidimensionnalité de la pensée dans la culture italienne comme forme de l'uniformisation de la culture sur des valeurs bourgeoises qui renient de larges parties de la richesse socio-culturelle de l'histoire italienne, et comme manipulation du langage et du sens:

« A nessuno di noi che viva con curiosità questi anni, è sfuggito che è diventato ossessivo l'uso della parola "sistema" e della sua negazione (il "dissenso", la"contestazione") […] L'odio ossessivo, cieco, indiscriminato, totale, intimidatorio verso chi non lo condivide (tale da creare una sorta di conformismo terroristico della contestazione) può essere espresso sinteticamente in una nozione-guida; le cui origini dirette sono in Marcuse, per cui il "sistema" finisce sempre con l'assimilare tutto, con l'integrare ogni "possibile" diversità naturale o contestazione razionale ecc »31

Ses catégories empruntent à la pensée systémique et théorique de ses auteurs de référence, Gramsci, l'Ecole de Francfort, Mircea Eliade, Sartre, sans chercher à élaborer une synthèse, mais en laissant coexister les tensions de la pensée confrontée à un réel multiple et foisonnant. L’analyse de Pasolini est en fait assez conventionnelle : il s’inscrit dans le marxisme critique par un discours qui trouvait un large échos. Son originalité reste le fait qu’il parle en poète, et ainsi il peut se soustraire aux canons de la sociologie et de la philosophie. Sa marque propre réside dans le lien intime qu’il noue entre sa propre histoire et les problèmes de l’Italie de son temps.

30 voir “Analisi linguistica di uno slogan ”, dont nous parlerons plus loins, ch.5., p. 253.

Cette attitude lui vaudra les fréquentes critiques de dilettantisme et de superficialité, auxquelles il répondait régulièrement en revendiquant cette non-spécialisation pensée comme forme de la liberté d'esprit, d'une hétérodoxie qui devient bannière dans les titres de ses derniers recueils d'articles. La forme de l'essai ou de l'article lui convient, car elle lui permet de réagir à l'existant, de faire entendre une voix discordante dans le concert des clichées et des poncifs, en laissant à d'autres la tache de systématiser une théorie sociale, politique, épistémologique.

Cependant, nous devrons explorer les différentes formes de la participation de l’intellectuel à la société, pour pouvoir définir le rôle que Pasolini a assumé et l’originalité de ses prises de position.