• Aucun résultat trouvé

1.
 Un
poète
embarqué
dans
l'histoire

1.1.
 Le
contexte
historique,
social
et
culturel
de
la
formation
à
la
 maturité
de
Pasolini
maturité
de
Pasolini

1.1.2
 L’influence
de
Gramsci

La vision de la tâche de l'intellectuel chez Pasolini se forme à ce moment, à partir des écrits de Antonio Gramsci, qu'il lit passionnément dans les années de sa formation et dans l'après guerre, notamment les écrits qui seront recueillis ensuite dans Letteratura e vita nazionale9. Dans ces écrits est exposée une théorie qui réévalue l'importance politique de la littérature et de la culture en général, bien au-delà du marxisme traditionnel, pour lequel la culture relève d'une superstructure s'organisant au dessus et dépendant de la structure essentiellement économique du réel.

Gramsci récusait le marxisme économiste pour réévaluer le rôle des superstructures politiques, culturelles et religieuses. Il affirmait que l'aspect idéologique de la structure sociale

8 Luigi Einaudi fut le deuxième président de la République Italienne de 1948 à 1955; économiste de convictions libérales, gouverneur de la banque centrale, il reçu l'appui des forces socialistes et communistes en raison de ses positions clairement antifascistes et de ses politiques économiques qui renforçaient le rôle de l'état dans l'encadrement de l'économie de marché.

9 A. GRAMSCI, Letteratura e vita nazionale, Torino, Einaudi 1950; dans ce recueil sont présentées des notes de littérature et critique culturelle tirées da Quaderni dal carcere, pour la première partie et de l'ensemble des chroniques et des critiques théâtrales qu'il avait écrit dans les années 1916-20 pour "L'Avanti", quotidien socialiste très lu parmi les classes ouvrières turinoises.

28

est indispensable à la réalisation de la structure sociale elle-même, étant cause et effet du mouvement historique. Il privilégiait le marxisme comme méthode plutôt que comme déterminisme historique. Dans la conception de Gramsci, l'intellectuel n'est pas l'homme de lettre, le philosophe ou l'artiste, selon la vision traditionnelle, mais "un constructeur, un organisateur, un persuadeur permanent", il doit "se mêler activement à la vie pratique"10, étroitement lié à l'univers technique et industriel, pour se faire l'expression de nouvelles exigences sociales et politiques.

L'idéologie ne peut pas se transformer en monolithe immobile face aux exigences concrètes d'un présent en mutation perpétuelle : elle doit fusionner avec l'enthousiasme qui guide l'action politique vers la rupture avec l'immobilisme et la pesanteur des structures existantes. C’est à dire que l’internationalisme ouvrier ne peut pas oublier les caractères spécifiques qui déterminent le présent et la culture de chaque pays, comme résultat d'un processus historique dont il faut tenir compte.

Gramsci explique que le matérialisme historique ne considère pas les idéologies et les superstructures comme simples apparences ou illusions : elles sont des réalités effectives et opératives, mêmes si elles ne sont pas le ressort principal des transformations sociales, qui relèvent essentiellement de la structure productive de la société. Mais Gramsci affirme que "…entre structure et superstructure il y a un lien nécessaire et vital, comme entre la peau et le squelette dans le corps humain"11. Il instaure ainsi un parallèle entre l'organisme vivant et l'organisme social, qui permet de comprendre le lien vital et, partant, organique entre la structure et le superstructures de la société. Ces dernières doivent réaliser la tâche historique de permettre la prise de conscience de tout homme de son rôle et de son devenir dans l'histoire. Cette conscience est autant une conscience du fondement matériel de la condition des hommes, de l'objectivité d'une réalité, que la formation d'une conception culturelle de cette réalité, et cette culture seulement permet à l’homme de s'exprimer et, finalement, modifier le monde dans lequel il se trouve.

Pour Gramsci, il existe un lien indissoluble entre les écrivains et le peuple : l’écrivain doit se faire voix et interprète du peuple, pour l'élaboration d'une culture national-populaire entendue comme synthèse entre la culture particulière de la nation et les exigences universelles des classes subalternes. S'insère ici le discours éducatif et pédagogique qui traverse toute l'œuvre de Gramsci comme une exigence sociale, culturelle, politique, humaine au plus haut point. L'intellectuel doit être avant tout éducateur, porteur d'une mission culturelle qui interprète les

10 Quaderno 12, op. cit., p.346.

29

exigences du peuple et aide à leur surgissement dans l'arène politique dans le but de réaliser les conditions pour une nouvelle hégémonie de classe. Mais son rôle ne se limite pas à son aspect éducatif. L'intellectuel doit aussi diriger une lutte de classe pratique et révolutionnaire dans le contexte économique, politique et social qui l'entoure.

Au cœur du message de Gramsci il y a l'idée que la culture est "organiquement" liée au pouvoir dominant, et que la fonction des intellectuels est une fonction éminemment politique, de direction, technique et culturelle, des aspirations populaires. Ces dernières se manifestent de manière confuse et demandent à être dirigées par la connaissance éclairée de l’ “intellectuel organique", c’est-à-dire intégré organiquement aux structures sociales pour y exercer sa fonction spécifique :

« Ogni gruppo sociale nascendo dal terreno fertile di una funzione essenziale nella produzione, crea, contemporaneamente, in modo organico a se stesso, uno o più correnti di intellettuali che garantiscono l’omogeneità e la coscienza della sua funzione, non solo in campo economico, ma anche sociale e politico… » 12

En effet, pour assurer la domination à long terme, la force ouvrière ne suffit pas ; il est toujours nécessaire de créer des normes éthiques et culturelles. La couche des intellectuels est celle qui fournit la conscience hégémonique qui façonne l'ordre social, si bien que la violence implicite au système même de pouvoir n'a pas besoin de se manifester en permanence.

Tout groupe social a une fonction de production au sein de la société, de direction ou d’exécution, et autour de cette fonction s'articule l'intervention de l'intellectuel organique, avec ses compétences spécifiques et ses capacités techniques. Dans ce sens, tout groupe social constitue ses propres intellectuels, "organiques" à sa propre fonction de production, dans le but de prendre conscience de cette fonction par rapport à la structure et la superstructure sociale.

De cette manière "l’intellectuel organique" doit créer une idéologie nouvelle et adéquate, un "appareil hégémonique" structurant de nouvelles relations de production. Changer aussi bien la sphère économique que la sphère culturelle devrait déboucher sur la création d’un "bloc historique" nouveau, susceptible de produire une révolution politique, notamment dans les pays occidentaux, où l’autorité des gouvernements repose sur consensus autant que sur la force.

30

Les intellectuels traditionnels du monde pré-moderne étaient les écrivains de cour, des artistes qui dépendaient de la charité du prince ou les membres du clergé et les clercs : ils contribuaient à l'établissement d'une idéologie consensuelle justifiant le pouvoir en place:

« Il clero può essere considerato come la categoria di intellettuali legata di maniera organica all’aristocrazia agraria : esso era giuridicamente uguale all’aristocrazia, con la quale condivideva l’esercizio della proprietà feudale della terra e l’usufrutto dei privilegi statali legati alla proprietà… »13

Mais dans le monde moderne, sorti des structures sociales de l’Ancien Régime, les classes sociales se structurent selon la possession des moyens de production et les forces de production. La classe ouvrière et la bourgeoisie ont chacune besoin de former des intellectuels “organiques“, porteurs de leur culture et de leur idéologie.

Pasolini se voyait lui-même, surtout dans les premières années de son engagement, comme un "intellectuel organique", car sa lecture des œuvres de Gramsci l’avaient fortement marqué, au point que le premier de ses recueils de poèmes en italien s’appelle justement Le ceneri di Gramsci . Pourtant Maria-Antonietta Macciocchi parle de lui comme le premier "dissident de la religion marxiste"14 car il était "à l’intersection entre trois grandes contestations contre le pouvoir de l’état : contestation politique, contestation sexuelle, contestation mystique (spirituelle ?)"15. Pasolini ne s’adapte donc pas au modèle gramscien du porte-parole d'une classe ou d'un parti, et il ne fut même pas membre du parti communiste, qu’il dut quitter après le scandale de Ramuscello.

Le parti communiste en fait partageait avec l’opinion bien pensante de la petite bourgeoisie la plus étriquée, l’hostilité envers l’homosexualité. Comme l’écrit Roberto Roversi en 1977 :

« …la sua omosessualità, nell’Italia dei codici tradizionali, spaventò e indignò la gente. Il comunismo ufficiale, in quel caso, mostrò un’attitudine inflessibile e bigotta, di un oscuro moralismo, sia per quanto riguarda gli omosessuali che per tutto ciò che è al di là delle norme morali istituite… »16.

Il ne rejoindra plus ensuite le parti communiste, même si, après sa mort, le Parti se risqua à sa récupération, de manière assez opportuniste d’ailleurs. Mais son point de vue resta toujours défini par rapport à l’idéologie communiste, de manière toujours hétérodoxe pourtant. Son interlocuteur privilégié reste le Parti communiste, qu’il peut critiquer, combattre, ou appuyer,

13 A. GRAMSCI, Cahier 12, op.cit. p.310.

14 MACCIOCCHI Maria-Antonietta, "Pasolini : assassinat d’un dissident ", in Tel quel , no76 été 1978, p. 38.

15 Ibidem.

31

jamais oublier. Il ne fut probablement pas un "intellectuel organique" au sens gramscien, mais il endossa certainement un rôle d’intellectuel comme protagoniste des plus importants débats politiques et culturel de l’après-guerre, prenant toujours en contre pied les évidences de la pensée, les poncifs et les lieux communs, aussi bien à droite qu’à gauche.

En cela, l’action de Pasolini correspond à la tâche que Gramsci attribue à l’intellectuel : "déchiffrer les idéologies existantes dans une société donnée, vue comme système de représentations inconscientes servant à assurer une domination étendue d’un groupe social sur les autres"17. Les écrits de Pasolini sont remplis de sujets considérés culturellement et idéologiquement vitaux pour la création d’une hégémonie culturelle. Les plus importants sujets culturels du point de vue de Gramsci concernaient la nature du rôle de l’intellectuel, son "mandat", la relation de l’écrivain à son public, la question de la littérature populaire, c'est à dire enracinée dans l' "humus de la culture populaire", artistiquement valable et compréhensible au peuple, et aussi la question de l’hégémonie linguistique et culturelle. Gramsci croyait aussi profondément dans la fonction éducative du journalisme18, qui peut permettre de déchiffrer la réalité culturelle et sociale, et ainsi développer les capacités critiques. Le journaliste doit se plonger dans l'actualité politique, et ne peut pas rester neutre en face des évènements, mais doit rendre explicite le sens de ces évènements à l'intérieur du contexte sociopolitique. Il doit donc, non seulement satisfaire aux besoins d'information et de critique de son public, mais aussi "développer ces besoins, et susciter son public en élargissant progressivement son extension"19 : le rôle de l’intellectuel est donc d’approfondir la conscience sociale et, en même temps, d’élargir la base du parti.

Ces sujets restent toujours importants dans les écrits de Pasolini, surtout au début de sa carrière. Dans l’interview de Jon HallidayPasolini déclare :

« Quando prima ho parlato delle mie letture di autori marxisti, il più importante di tutti, anche dello stesso Marx , è stato Gramsci […] le idée di Gramsci coincidevano con le mie ; mi conquistarono immediatamente, e la sua fu un’influenza formativa fondamentale per me. Lo lessi per la prima volta nel periodo 1948-49 »20

Mais leur point de départ était essentiellement différent : la réflexion de Gramsci partait d’un fait politique et social, tandis que Pasolini partait de l’analyse d’un phénomène littéraire et

17 Jacqueline RISSET « Lectures de Gramsci » in Tel quel , n° 42 été 1970, p. 51.

18 GRAMSCI, op.cit., Quaderno 24 ,"Giornalismo".

19 ibidem, p. 2259.

32

culturel, même si pour les deux le plan politique et le plan culturel étaient inextricablement liés.

Dans la mesure où il considère comme intellectuel n'importe quel dirigeant, Gramsci dilue le concept d'intellectuel dans une fonction bien plus générale, et il considère comme intellectuels aussi les entrepreneurs, organisateurs d'une culture nouvelle, notamment par rapport à la bourgeoisie comme classe sociale dominante:

« …l’imprenditore rappresenta un’elaborazione superiore, caratterizzata già da una certa capacità di direzione tecnica (cioé intellettuale) : al di fuori della sua determinata sfera di attività e d’iniziativa, egli deve possedere anche una certa capacità tecnica in altre sfere, almeno in quelle più vicine alla produzione economica […] l’imprenditore deve essere capace di organizzare la società in generale, a partire dall’organizzazione complessa dei suoi propri servizi fino all’apparato statale…»21

Dans le "Quaderno 12", où il traite spécifiquement du rôle de l'intellectuel, Gramsci explique que chaque classe élabore sa propre figure d'intellectuel à partir de la spécialisation d'un aspect de sa propre activité : les nouvelles classes créent des nouveaux types sociaux avec leur activité spécifique. L’intellectuel est une des spécialisation qu’une classe peut produire dans le but de prendre conscience de son rôle dans la société, et en cela, il est « organique » à cette classe. Par exemple l'entrepreneur capitaliste s'appuie sur un intellectuel urbain, sorti des rangs de la bourgeoisie industrielle et organique au destin et aux buts de l'industrie capitaliste22.

En fait, la spécificité de cette figure lui échappe, noyée qu’elle est dans la nécessité idéologique de fonder son utilité et sa fonctionnalité par rapport à la lutte de classe.Pour Gramsci l'intellectuel est un organe essentiel et non détaché des masses dont il est la voix, même dans les murs de la prison, réduit à "une pure et héroïque pensée"23. Il doit pouvoir comprendre, voir s'identifier aux aspirations populaires en les interprétant à l'intérieur d'un contexte historique précis.

La découverte des écrits de Gramsci dans l’après-guerre eut une grande influence sur la vie culturelle du pays, et sur toute une génération d’intellectuels, contribuant à la renaissance de la culture italienne après le fascisme. Pasolini écrit :

21 GRAMSCI A, Quaderno 12, op.cit., p. 1309.

22 GRAMSCI A., Quaderno 12, op.cit., p.1514.

33

« In quegli anni '48-49, scoprivo Gramsci. Il quale mi offriva la possibilità di fare un

bilancio della mia situazione personale. Attraverso Gramsci, la posizione dell'intellettuale - piccolo-borghese di origine o di adozione - la situavo ormai tra il partito e le masse, vero e proprio perno di mediazione tra le classi, e soprattutto verificavo sul piano teorico l'importanza del mondo contadino nella prospettiva rivoluzionaria. La risonanza dell'opera di Gramsci fu per me determinante»24.

Pasolini se rend bien compte que, n’étant pas issu de la classe ouvrière, il ne correspond pas vraiment à l’intellectuel organique gramscien. Mais il ré-élabore ce rôle. Il s’octroie une fonction de médiation entre les classes sociales : étant issu de la petite bourgeoisie et ayant compris et assumé les prospectives révolutionnaires des classes populaires, il veut construire ce nouveau rôle de médiation, de “pivot”.

Mais le rapport de Pasolini avec son maître à penser Gramsci fut toujours empreint d’une profonde et complexe ambivalence, s’intensifiant au fil du temps. Cette ambivalence se révèle au cœur de Le Ceneri di Gramsci en 1954, par des tensions d’ordre existentiel, historique et social : Pasolini était déchiré par le conflit entre la conscience historique et idéologique et sa propre attraction pour l’innocence, la joie primitive et anhistorique du sous-prolétariat rural ou urbain. La fonction de l’intellectuel gramscien était de sortir les masses populaires de leur innocence et de l’immédiateté de leur être-au-monde, pour qu’elles accèdent à la conscience sociale et politique. Mais Pasolini aime dans ces masses justement cette innocence, leur manière de vivre en adhérant à la réalité, sans l’intellectualisation propre à la conscience bourgeoise.

Entre Pasolini et son maître à penser Gramsci, il existe une structure culturelle commune, commentée dans l’interview donnée à Jean Duflot25, mais aussi une continuité objective entre l’expérience littéraire de Pasolini et la pensée de Gramsci à propos d’un certain type de culture communiste, qui cherche à établir un point de rencontre entre l’intelligence et la volonté. Quand il parle du "pessimisme de la raison et d’optimisme de la volonté"26, Gramsci tentait de donner une solution synthétique à sa réflexion théorique et politique : non pas une opposition entre la passion politique et l’idéologie rationnalisante, l’engagement actif et la connaissance théorique, mais un dépassement réel, pratique et intellectuel, de l’idéologie en ce qu’elle a de monolithique et d’immobile27, face à un réel changeant. Seule la passion, la

24 PASOLINI, Saggi sulla politica…, op.cit., p. 1415

25 cf. :"Il sogno del Centauro", in Saggi sulla politica…, op.cit. p. 1415. Dans ces rencontres, qui ont lieu entre 1970 et 1975, Pasolini commente toutes sa vie et son œuvre. Nous y ferons référence souvent tout au long de la recherche.

26 Letteratura e vita nazionale, op. cit., p. 167.

27 la notion d’ “idéologie” couvre plusieurs significations, ici nous faisons référence à son acception négative de “idée préconçue ” de la réalité, système de idées qui force l’interprétation du réel dans un schéma intellectuel (voir Karl Mannheim,

34

volonté, peut investir l’idéologie de la flamme utopique de l’espoir, face aux résistances du réel. Ce dépassement restait impossible chez Pasolini, où passion et idéologie se côtoyaient sans possibilité de dépassement synthétique, dans une personnalité substantiellement déchirée28.

Chez Gramsci, le désir de rupture, face aux structures immobilistes du parti et de la société, doit générer la volonté de transformer le réel à travers la connaissance de ses mécanismes évolutifs, par une action critique à l’encontre d’une culture figée dans une conservation contemplative. Cette tâche est dévolue naturellement à l’intellectuel organique du prolétariat : il doit rompre avec la continuité de la culture bourgeoise et capitaliste, qui ne fait que prolonger le rapport subalterne empêchant les masses d’élaborer leur propre histoire. À cet intellectuel est alors confiée une fonction directive, organisatrice et éducative, par laquelle il peut opérer à une recomposition sociale et culturelle, en véhiculant une nouvelle subjectivité politique.

Pasolini voyait clairement la contradiction qui minait les possibilités pour l’intellectuel italien de devenir “organique” : la difficulté de pénétrer et d’interpréter les exigences des sujets de cette transformation sociale utopique : la culture subordonnée doit évoluer vers une position de hégémonie, en direction d’une nouvelle Historie du prolétariat à venir. Au fur et à mesure de son engagement vers une transformation culturelle profonde des masses populaire, il se confrontait à la difficulté de contrer le nouveau pouvoir du consumérisme, qui élaborait de nouvelles formes de domination et contrôle social : l'intellectuel semblait être toujours en retard d'une bataille, incapable d'adhérer ou d'interpréter les exigences des classes dont ils se voulait organique.

Pasolini vivait cette contradiction tout au long de sa recherche expressive personnelle, qui se résolvait par une régression vers un isolement dans la poésie sacralisée, lieu d’une différence qui le console et le marginalise. De ce lieu hors de l’Histoire, on l’observe, pour la juger et la refuser. La difficulté pour l’intellectuel de s'adonner à l’action volontaire, à la transformation du réel, vient du fait que la poésie possède une nature différente, résultat d’une stratification temporelle, d’une synthèse qui dépasse l’histoire : la poésie possède un ressenti de l'historicité qui n'est pas immédiatement transformable en action, car il est plutôt de l'ordre de la compréhension que de la prescription :

« Ma come io possiedo la storia,

Idéologie et utopie, Bologna, Il mulino, 1999).

35

essa mi possiede; ne sono illuminato: ma a che serve la luce? »29

La poésie de Pasolini veut être militante, mais elle n’est pas moins consciente des limites de l’action de la littérature sur la réalité et de la connaissance sur l’histoire : la distance entre théorie et praxis ne peut pas être entièrement comblée par l’art, mais Pasolini tentera toute sa