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L’espace social de la mise en présence

1.4 La spatialité du corps

Dans le deuxième chapitre de la première partie d’Être et Temps, pour avancer dans son analytique existentielle, Heidegger pose une question éminemment spatiale, celle propre à l’être-au-monde comme étant « constitution fondamentale du Dasein ». Cet être-au-monde constitue la structure fondamentale du Dasein, à la lumière de laquelle tout autre type de contact avec les choses qui sont « là-devant », autrement inconcevable, devient possible130.

C’est à la manière de l’être-au-monde que le Dasein existe, et ici le verbe exister acquiert son caractère transitif. Le verbe exister signifie aller dehors, aller vers…, chercher ailleurs. Chez Lévinas, l’adoption transitive de ce verbe constitue, « sur le plan des catégories, la nouveauté de la philosophie de l’existence » :

On ne pense pas seulement quelque chose, on existe quelque chose. L’existence est une transcendance non pas en vertu d’une propriété dont elle serait douée ou revêtue ; son exister consiste à transcender. Cet usage du verbe exister caractérise tout ce qui dans les écrits se rattache à la philosophie de l’existence. Et la découverte de la possibilité de parler et de penser ainsi constitue une découverte philosophique infiniment plus importante que les analyses mêmes que cette possibilité permet d’opérer et qui varient désormais en fonction du talent des écrivains131.

130 « Qu’un étant puisse toucher un étant là-devant à l’intérieur du monde, ce n’est possible que s’il a, de fond en

comble, le genre d’être de l’être-au – donc que si avec son Da-sein lui est déjà dévoilé quelque chose de tel que le monde à partir duquel un étant puisse se manifester dans le contact et devenir ainsi accessible dans son être là- devant » Ibidem, p.89

103 Le thème de l’analytique existentielle menée dans Être et Temps est alors cet être-au-monde qui doit être reconnu, avant toute chose, dans sa « quotidienneté moyenne », celle-ci étant le « genre d’être le plus immédiat du Dasein »132. Être-au-monde, cela veut dire, nous

l’avons vu, habiter le monde, être en familiarité avec lui. Qu’est-ce que le monde ? Heidegger distingue quatre significations de ce terme, pour séparer ce qui est spécifique au monde sur un profil ontique (en tant que multiplicité de choses, naturelles et culturelles, et pouvant se décliner en ensembles d’étants plus ou moins cohérents : le monde ambiant) et ce qui est propre à la mondéité en tant qu’a priori existentiel, valeur transcendantale propre au Dasein. Les deux niveaux, bien qu’ontologiquement différents, sont tout de même dans une continuité heuristique étant donné que : « Le monde plus immédiat du Dasein est le monde ambiant. La recherche, nous annonce Heidegger, va partir de ce caractère existentiel de l’être-au-monde moyen pour arriver à l’idée de mondéité en général 133».

Heidegger définit « l’être-au-monde quotidien » (une notion, celle-ci, déjà très intéressante, car elle traduit le précipité ontologiquement hybride dans lequel se donne à voir le Dasein), « commerce du monde », une des « variétés de la préoccupation ». La préoccupation est le signe d’une aptitude anticipatoire caractéristique de l’agir que le Dasein ne peut partager avec les choses sans que celles-ci soient prises en compte comme outils. « L’étant, écrit Heidegger, se rencontrant dans la préoccupation, appelons-le l’outil. Dans le commerce avec l’étant au sein du monde se rencontrent des outils pour écrire, des outils pour coudre, des outils de transport, des outils de mesure 134». A la différence de la « chose » qui est déjà

ce qu’elle est, l’outil pour être ce qu’il peut être doit renvoyer toujours à quelque chose d’autre, étant donné qu’il est fait pour : « Conformément à son usualité, un outil est toujours issu de son appartenance à un autre outil. […] C’est à partir de lui que se montre

132 Heidegger, op. cit., p. 101 135 Ibidem, p. 101-102

. 101-102

104 “l’aménagement” et, en celui-ci, l’outil pris chaque fois isolément. Avant lui est chaque fois déjà dévoilée une outillerie 135». Cette idée du renvoi et de la relation comme étant propres

à tout outil est reprise et développée par Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty, qui en font même un élément de base de tout espace d’action. Dans L’être et le néant, où Sartre définit le monde comme un « complexe ustensile » et le corps comme « le centre instrumental des complexes ustensiles », on peut lire :

Tout instrument n’étant utilisable — et même saisissable — que par le moyen d’un autre instrument, l’univers est un renvoi objectif indéfini d’outil à outil. En ce sens la structure du monde implique que nous ne puissions nous insérer dans le champ d’ustensilité qu’en étant nous-mêmes ustensiles, que nous ne puissions agir sans être agis [...] L’existence même du complexe renvoie immédiatement à un centre [...] Cet instrument, nous ne l’employons pas, nous le sommes […] je n’ai pas à m’y adapter ni à m’adapter à un autre outil, mais il [le corps] est mon adaptation même aux outils, l’adaptation que je suis136.

Le corps est déjà ipso facto un espace, car il est « le système indivisible des actes de liaison qu’accomplit un esprit constituant ». Le corps, bien que pouvant être considéré, à l’instar de Sartre, un instrument, est cependant le seul instrument que nous n’utilisons pas, en réalité, parce que nous le sommes. Être son corps signifie être son adaptation aux outils : « mon corps est mon adaptation même aux outils, l’adaptation que je suis ». Le concept d’adaptation, d’une adaptation intrinsèque de notre corps aux outils, se révèle heuristiquement fécond lorsqu’il est question de regarder de plus près nos pratiques numériques sous leur profil corporel et gestuel. Habiter le monde à l’ère du numérique revient à se trouver engagé dans un corps à corps avec des outils, et par là à accomplir et ritualiser des mouvements et des gestes qui sont indices de cette adaptation. Une adaptation qui, loin d’être passive adéquation, est appropriation, adoption, assomption. En géographe, Lussault ne se positionne pas trop loin des théories de Sartre :

135 Ibidem, p. 101-102

105 Il est également opportun de s’intéresser aux statuts et aux rôles des objets matériels — qui entrent dans la constitution de tous les agencements — dans la dynamique des situations spatiales [...] L’importance de notre commerce quotidien avec les objets ordinaires, de toutes tailles, dans les situations plus ou moins ritualisées où nous les rencontrons — sans nécessairement les utiliser — paraît flagrante. Ce commerce constitue la trame de fond de notre existence, dans la mesure où nous sommes de plus en plus confrontés aux objets techniques, parfois plus intensément qu’aux autres humains. Un tel phénomène structure notre sociabilité et notre spatialité.137

Nous avons déjà vu que, selon Lefebvre, l’être humain n’a du sens que considéré dans ses prolongements. Notre corps se propage, disons-nous maintenant avec Sartre. Notre corps « s’étend toujours à travers l’outil qu’il utilise : il est au bout du bâton sur lequel je m’appuie contre la terre […] sur la chaise, dans la maison tout entière 138». Le philosophe,

avec ces mots, anticipe la conceptualisation du schéma corporel et de l’image du corps, deux notions incontournables pour notre réflexion sur la spatialité du corps : une spatialité qui touche aussi à la représentation, voire à la façon dont le corps est socialement représenté139. Qu’est-ce que l’image du corps ? Pour Paul Schindler « c’est l’image de notre

propre corps que nous nous formons dans notre esprit, autrement dit la façon dont notre corps nous apparaît à nous même ». Cette image, « dépasse les frontières de l’anatomie : un bâton, un chapeau, un vêtement quelconque en font aussi partie. Leur intégration est d’autant plus facile que leur lien au corps est plus étroit. Par ailleurs les objets qui, dans leur histoire, ont eu un rapport quelconque avec le corps gardent toujours en eux quelque chose de la qualité d’image du corps. [...] L’image du corps est capable, et de prendre en elle les objets, et de se répandre dans l’espace140 ». La pensée de Schindler nous semble

particulièrement saisissante si on cherche à expliquer les enjeux de nos pratiques

137 Lussault 2007, op. cit., p. 177

138 Sartre, op.cit., p. 365

139 Pour une histoire de ces deux concepts, nous renvoyons à C. Morin, Schéma corporel, image du corps, image spéculaire,

érés éditions, Toulouse, 2013

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numériques ici considérées dans leur implication corporelle. L’outillage numérique, c’est un constat, lorsqu’il ne colle pas au corps, l’encadre comme dans une constellation : à différentes distances de notre corps, en fait, se situent et se rendent disponibles des objets et leurs multiples accessoires. Ordinateurs et tablettes, téléphones portables, écouteurs, montres connectées, cannes à selfie, câbles, chargeurs, écrans. Que cet appareillage soit en train d’être de plus en plus englobé dans l’image du corps numérique, cela semble être mis à jour par des phénomènes physiologiques comme les mouvements involontaires du pouce (exécutés dans le vide comme si on était en train de taper sur un clavier) et, ce qui est encore plus symptomatique, par le syndrome de la vibration fantôme (l’impression de sentir vibrer un téléphone qu’on ne porte pas sur soi)141. En remettant en question la

primauté du corps, l’outillage numérique la met aussi en lumière, et cela déjà sur un profil terminologique assez révélateur. Les outils à travers lesquels on se connecte à Internet sont dits par ailleurs périphériques : par rapport à quoi sont-ils périphériques, par rapport à quel « centre » ? Dans une optique strictement technologique, ils seraient périphériques par rapport aux serveurs et aux modems : ce qui en revient à reconnaître l’activité numérique comme étant axée sur les machines. Nous postulons ici, sans vouloir ni pouvoir minorer la composante technologique, que si ces outils sont périphériques ils le sont par rapport à notre corps. Auprès de Sartre, en pensant à la galaxie d’appareils numériques, nous avançons la thèse que « chaque instrument renvoyant à un autre instrument et celui- ci à un autre, tous finissent par indiquer un instrument qui est comme leur clé à tous 142».

Cette clé est le corps humain, dont tous les outils et les médias sont prolongements, émanations, intensifications.

Si nous cherchons encore une fois une correspondance anthropologique aux théories

141 M. O’Gorman, « Introduction à la démence digitale », dans C. Larsonneur, A. Regnaud, P. Cassou-Noguès, S.Touiza

(sous la direction de), Le sujet digital, Les presses du réel, Dijon, 2015 (p. 141)

107 philosophiques, c’est encore dans l’anthropologie historique et culturelle que nous pouvons trouver des contributions saisissantes. Le monde est produit par notre corps : « La notion de performatif, de performance, de performativité, renvoie à l’aptitude du corps à construire un monde », affirme Christian Wulf143. Construire un monde, cela veut dire produire un espace,

le produire à travers l’action. Le sujet incontournable de cette action est, nous le répétons encore une fois, notre corps. Notre corps ne peut pas ne pas produire un espace, car il est toujours en train d’être ailleurs, notre corps est « dynamique », comme le souligne Maurice Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, en empruntant cet adjectif à la tradition psychologique. « Dynamique veut dire que mon corps m’apparaît comme posture en vue d’une certaine tâche actuelle ou possible, réfléchit le philosophe. Et en effet sa spatialité n’est pas comme celle des objets extérieurs ou comme celle des “sensations spatiales” une spatialité de position, mais une spatialité de situation 144». Construire un monde,

cela ne veut pas uniquement dire occuper une position, un endroit où l’on est posé, mais surtout habiter la situation. Dans la situation se réalise l’avoir lieu, au sens du « se passer » et de l’advenir, des choses. Cette spatialité de situation n’est pas un lieu inerte, ce n’est pas ce que les Grecs appelaient topos, mais plutôt un contexte actif, opérationnel et social, c’est- à-dire la chôra.

Notre corps est toujours en situation, il est situé toujours quelque part, se situer, trouver sa place est sa première action. À partir de cette action, notre corps peut développer une situation, car il est « un producteur de relations », dans la définition de Marcello Vitali- Rosati qui le compare à une fonction mathématique associant des éléments de domaines différents : « le corps ne peut pas être en plusieurs lieux en même temps, tandis que l’on

143 Wulf, 2007 op. cit. p. 93

108 peut imaginer qu’à plusieurs éléments du domaine-monde le corps associe la même situation 145». Pendant que nous sommes-en-ligne, les deux domaines que notre corps

associe relèvent de notre être situé dans un territoire (par exemple, l’espace autour de la chaise devant l’ordinateur) tout en occupant, en même temps, un espace d’action différent. Cette émancipation, toujours partielle, du territoire où l’on se trouve ne doit pas faire croire à une expérience abstraite de l’espace, hors de toute contrainte et de toute localisation :

La déterritorialisation n’équivaut pas à une abstraction de l’espace, écrit-il dans S’orienter dans le virtuel ; les éléments qui constituent le Web — son code, ses machines, ses variables, ses bases de données — sont bien localisés. Le Web est un ensemble d’éléments concrets qui sont situés précisément dans l’espace ; s’il n’y avait pas quelque part des ordinateurs allumés, il n’y aurait pas de Web146.

On ne peut pas ne pas situer : dans l’être situé se rencontrent l’espace et le corps.   « Le fait d’être situé est ce qui me permet d’instaurer une relation avec le monde », disons-nous avec Marcello Vitali-Rosati. « Mon corps en agissant crée et façonne tout autour de moi les relations entre les objets, exploitables, maniables, utilisables »147. Nous trouvons une idée

pareille chez Beaude, qui, revendiquant la résistance constitutive que notre corporéité (glacialement définie comme une « assignation à un territoire ») fait à la spatialité de la connexion, constate que dans la dernière décennie : « Internet a remis en cause l’indifférenciation spatiale et l’hypothétique abolition des distances dont il serait a priori pourvu. Au contraire, continue-t-il, Internet est devenu un facteur de différenciation spatiale supplémentaire [...] c’est bien la localisation qui, de plus en plus, devient une composante importante de notre existence [...] Dans un monde de différenciation spatiale croissante, il a rarement été aussi important d’être bien situé 148». Mon corps se situe dans

l’espace numérique qu’il contribue à créer avec sa capacité de raccorder les plusieurs

145 Vitali-Rosati, Égarements, Hermann, Paris, 2014, p. 20

146 Vitali-Rosati, S’orienter dans le virtuel, Paris, Hermann, 2012, p. 104 147 Vitali Rosati 2014, op.cit., p.17

109 champs d’action offerts par la connexion. Comment notre corps agit-il dans l’espace numérique ? Comment, c’est-à-dire de quelle façon, construit-il cet espace social ? Avant de regarder de plus près ces manières et ces façons, nous nous devons de réfléchir, plus en général, aux aspects techniques et performatifs de la spatialité de notre corps.