• Aucun résultat trouvé

L’espace social de la mise en présence

1.12 Le geste photographique

À la popularisation de l’écriture, engendrée par le SMS et le tchat à partir des années quatre-vingt-dix et intensifiée par et dans les réseaux sociaux, s’accompagne la socialisation du geste photographique. Tout le monde écrit, tout le monde prend des photos. Ce n’est pas tout simplement que ce qui attire notre attention fait facilement et rapidement l’objet d’une prise en photo, c’est aussi que savoir de pouvoir prendre une photo à tout moment modifie notre attention. Là aussi, nous croyons pouvoir remarquer un décalage, celui entre le moment de la prise en photo et le moment où nous la regarderons : moment successif, le moment sera probablement le moment du zoom. Le zoom change la façon de prendre des photos, car s’approcher de la chose n’est plus nécessaire. L’ergonomie numérique incorpore la prise en photo en la fluidifiant dans l’ensemble de pratiques d’écriture et facilitant le geste avec un design de plus en plus intuitif et qui incite à faire clic. La prise en photo est immédiatement renforcée et augmentée par les multiples suggestions d’effets spéciaux, de modifications, de stickers ou autres dessins animés à coller. Le clic n’est que le moment initial d’une élaboration plus complexe, d’une sorte de postproduction assez facilitée qui peut transformer l’image de manière plus ou moins importante. Ici, notre discours ne vise pas à une analyse esthétique de l’art photographique ni non plus à une réflexion ontologique sur le statut de vérité de la photographie à l’époque

154 de Photoshop. Nous voulons voir le geste de la prise en photo, parce que geste éminemment numérique, au sens de la culture numérique, et performatif, parce que capable de créer un espace et des effets de présence. En se penchant sur la photographie, Vilém Flüsser regarde inévitablement au geste de photographier : geste qui enchaîne toute une série de « décisions partielles » et de choix programmés. « Lorsqu’on observe les mouvements d’un homme muni d’un appareil photo », écrit Flusser dans sa philosophie de la photographie « on a l’impression d’une personne à l’affût : on croirait voir le geste séculaire d’un chasseur paléolithique dans la toundra »240. L’analyse de Flüsser est celle de

l’observateur, c’est pourquoi nous la trouvons particulièrement saillante pour notre travail, car la valeur sociale d’un geste est reconnue lorsque ce geste est observé, compris, décrit par quelqu’un d’autre.

Le geste photographique se décompose en une séquence des sauts, par lesquels le photographe surmonte les obstacles invisibles que sont les catégories particulières de l’espace-temps. Se heurte-t-il à l’un de ces obstacles (par exemple à la limite entre gros plan et plan total) qu’il hésite et doit décider comment régler son appareil. Dans les appareils photo entièrement automatiques, ce saut, ce caractère quantique du geste photographique est devenu totalement invisible – les sauts s’y déroulent dans le « système nerveux » microélectronique de l’appareil. Ce genre de recherche par sauts s’appelle « doute »241.

Le geste photographique est donc un geste discontinu, qui dessine et intercepte des sauts spatio-temporels banalisés par l’automatisation de l’appareil. C’est par sauts successifs que le photographe avance, par hésitations, par ajustements. Avant la banalisation due à la technologie photographique des Smartphones, le geste photographique était, par excellence, geste minutieux, jeu d’incertitude. La principale de ses hésitations est celle entre les plusieurs points de vue possibles.

Le photographe doute ; non pas, toutefois, d’un doute scientifique, religieux ou existentiel, mais au sens d’un nouveau type de doute, où l’hésitation comme la décision sont broyées comme des grains de blé — donc d’un doute atomisé, à

240 V. Flüsser, Pour une philosophie de la photographie, [1993], Belval, Circé éditions, 1996, p. 43 241 Ibidem,p.49

155 tendance quantique. Chaque fois que le photographe se heurte à un obstacle, il découvre que le point de vue qu’il adopte est concentré sur l’objet et que l’appareil lui offre une infinité d’autres points de vue. Il découvre la multiplicité et l’indifférence des points de vue vis-à-vis de son objet. Il découvre qu’il ne s’agit pas d’adopter un point de vue supérieur, mais de réaliser le plus grand nombre possible de points de vue. Son choix ne donc pas qualitatif, mais qualitatif. Vivre le plus, pas le mieux.242

Le geste photographique dans l’analyse de Flüsser consiste alors dans cette multiplication des points de vue : au lieu de chercher un point de vue meilleur qu’un autre, il fut cherché à s’approprier et synthétiser tous les points de vue possibles. Comment serait-ce faisable ? Comment multiplier ses points de vue sur l’objet pour comprendre que, enfin, l’objet n’est que la somme de ces points de vue ? Regardons, phénoménologiquement, la situation du photographe. Flüsser, dans sa phénoménologie du geste de photographier,243 décrit la

situation dans laquelle au point de vue du photographe s’ajoute un autre point de vue. Le nôtre, celui de l’observateur. Étant donné qu’ici nous regardons au geste de photographier comme étant justement spectateur de ce geste, dans la rue ou ailleurs, nous voulons suivre l’investigation phénoménologique de Flüsser pour pouvoir comprendre comment la mise en scène du photographe, c’est-à-dire la mise en scène à laquelle le photographe pense, finit pour en produire une autre à laquelle il ne pense pas et qui pourtant l’englobe. Ici, nous lisons Flüsser en pensant à toutes les situations et les mise en scène des moments photographiques auxquels nous assistons, dans la rue, chez nous ou ailleurs :

Un salon. Un homme est assis sur une chaise et fume une pipe. Il y a un autre homme dans la pièce qui tient un appareil. Tous deux se comportent d’une manière inhabituelle, si par « habituel » nous voulons dire appropriée à un salon. L’homme fumant sa pipe ne paraît pas la fumer pour le fait de la fumer, mais pour une raison différente… il nous semble qu’il « joue » en fumant.244

L’homme avec l’appareil devient le centre de la scène, bien qu’étant en mouvement et étant donc un centre qui bouge : « ce que nous voyons en regardant l’homme avec son appareil

242 Ibidem, p. 49-50

243 Flüsser, 1999, op. cit., p. 117-166 244 Flüsser, 2014, op.cit, p.123-124

156 est un mouvement de la situation entière, comprenant l’homme sur la chaise ».

C’est le point de vue du photographié qui fait bouger la scène pour une première fois, alors que le mouvement de l’observateur la fait bouger pour une deuxième fois : en somme, qu’est-ce que nous voyons au juste ?

Ce que nous voyons, en effet, est ceci : si nous concentrons notre attention sur l’homme sur sa chaise, la situation est arrêtée et l’homme avec son appareil bouge dedans ; si nous concentrons notre attention sur l’homme avec son appareil, la situation bouge et l’homme sur sa chaise est immobile dans une situation mobile. […] En d’autres termes, l’homme avec son appareil ne bouge pas pour trouver le meilleur point de vue d’où photographier la situation fixe (bien qu’il puisse penser qu’il le fasse). Ce qu’il fait, en réalité, est de chercher un point de vue qui convienne le mieux à son intention de fixer une situation mobile.245

L’homme avec son appareil, qui pourtant est dans la situation de l’observateur, ne se croit pas au centre de la situation, il se croit dehors étant donné que lui aussi observe. Pour lui, au centre de la situation, il y a l’homme sur la chaise : il est au centre de la situation parce qu’il est au centre de son attention. Quant à l’observateur, « il peut à tout moment se retirer de lui-même et se saisir comme faisant partie de la situation, et d’ailleurs l’homme avec l’appareil peut faire de même : les gestes de ce dernier sont « des pas en arrière de lui- même ». Qu’est-ce que cela veut dire, être en arrière de lui-même, comme en rentrant et sortant d’une situation ? Ici, la réflexion de Flüsser revêt une importance capitale dans notre phénoménologie de l’être-en-ligne comme étant une façon de décomposer et coordonner des distances. « Ce qui caractérise le geste humain — soutient Flüsser — est la distance ironico-théorique que l’homme maintient par rapport à ses propres gestes. Il se voit gesticuler quand il gesticule. Cette distance critique permet à l’homme de perfectionner ses gestes en élaborant des théories suivies de la technique. La distance ironique est le lieu de la technicalisation des gestes, car c’est le lieu théorique, c’est pourquoi, dit-il dans les pages dédiées au geste de faire l’amour, quand il s’agit du geste de

157 faire l’amour, dont le but est d’atteindre cet instant où se perd dans autrui, la distance ironique devient destructive, car la distance ironique est le lieu de l’affirmation de soi- même par rapport à son geste246 ». Tout geste étant geste d’appareil, ainsi que nous l’avons

affirmé plus haut en nous référant à Leroi-Gourhan et Citton, chaque geste est réflexif, car dans la distance entre mon corps et mon comportement il m’oblige à me voir en train de l’accomplir. Nous nous voyons gesticuler pendant que nous utilisons un outil. Aux différences et aux distances auxquelles nous avons fait référence plus haut, le geste en ajoute une autre, cette distance pour laquelle il y a du jeu, et dans cet espace intermédiaire je me vois comme étant en action. Nous nous observons, nous le savons. Dans le troisième chapitre, nous reviendrons sur ce concept, lorsque nous nous intéresserons aux les gestes du garçon du café tel qu’il le décrit un observateur d’exception, en l’occurrence Jean-Paul Sartre. Observer et reconnaître les gestes d’un garçon de café ou ceux d’une prise en photo n’est pas accessoire, notre point de vue est peut-être le point de vue suprême, le seul totalisant la situation entière : la distance par rapport à ses propres gestes et la distance de l’observateur fusionnent dans la même situation. Flüsser distingue plusieurs points de vue qui sont autant des positions de notre conscience :

Cette vue de nous-mêmes dans une situation (cette vision réflective ou critique) est caractéristique de notre être-dans-le-monde : nous sommes dans le monde et nous le voyons, nous le « savons ». Mais encore une fois il n’y a rien d’objectif là- dedans. Si nous nous retirons de nous-mêmes et si l’homme avec son appareil en fait autant, nous sommes dans un « endroit » où nous pouvons convenir que nous sommes les deux parties d’une même situation. Cet endroit est donc une base commune pour un consensus, une base pour la connaissance intersubjective. Si nous-mêmes et l’homme avec l’appareil nous rencontrons sur cette base, nous ne voyons pas la situation mieux, nous la voyons seulement ensemble et nous nous voyons ensemble.247

La situation qui se crée lorsqu’un passant s’arrête et prend en photo quoi ou qui que ce soit alors que je l’observe, produit déjà, en tant que telle, des effets de présence numérique. Ces

246 Ibidem p. 175-176 247 Ib. p.126

158 effets sont numériques parce que l’outil utilisé fait partie d’un outillage qui est numérique, parce que le geste est compris comme étant une pratique sociale assez courante, et enfin parce que la photo fera peut-être l’objet d’une publication sur un site ou réseau social ou d’un envoi instantané par le biais d’une application. C’est numérique, en somme, parce que nous, en le voyant, jouons le même geste et le comprenons comme étant numériquement sensé. C’est notre capacité à reconnaître immédiatement son geste qui confirme qu’il s’agit d’un geste humain.

L’homme avec l’appareil est un homme, ce qui veut dire qu’il n’est pas seulement, simplement dans la situation, mais qu’il est aussi par réflexion dans elle. Nous savons qu’il s’agit d’un homme, et non seulement parce que nous voyons une forme que nous identifiions comme un corps humain. Nous le savons également et plus significativement encore, parce que nous voyons des gestes qui « indiquent » très clairement une attention centrée sur l’homme sur la chaise, mais aussi le recul réflectif de cette attention. Nous nous reconnaissons dans ce geste parce que c’est de notre propre manière d’être dans le monde. Nous savons qu’il s’agit d’un homme parce que nous nous reconnaissons en lui. Notre identification d’un corps humain est un élément subordonné et légèrement perturbateur de cette reconnaissance immédiate et concrète. Si nous faisons confiance à cette seule identification, nous pourrions nous tromper. Nous pourrions voir une machine cybernétique qui simulerait des gestes humains. Mais notre reconnaissance dans le geste ne peut pas être trompée. C’est parce que nous nous reconnaissons nous-mêmes qu’il s’agit d’un geste humain248.

Comme étant geste qui produit et crée des distances et des différences, le geste photographique retrouve son unité plurielle, sa seule multitude socio-sémiotique dans la reconnaissance. En même temps, cette reconnaissance ne saurait pas être accessoire ou additionnelle, car c’est elle qui confirme la dimension sociale du geste, c’est dans cette reconnaissance que le geste est accueilli. Cette reconnaissance n’est pas purement contemplative, elle est performative, car je comprends le geste d’autrui en le rejouant à mon tour. Le geste c’est ce qu’on rejoue à maintes reprises, en le faisant et en l’observant. La performativité du geste du photographié, qui atteint déjà aux mouvements que nous devons faire, se réverbère dans les multiplications des mises en scène. Nos espaces

159 deviennent de plus en plus photographiés, toute chose à tout moment peut faire l’objet d’une prise en photo : les pièces de nos appartements comme n’importe quel coin de rue peuvent être pris en photo et ainsi s’installer dans un espace de visibilité particulière comme le Web. Nous pouvons sans nous en apercevoir être pris en photo à tout moment. À ce sujet, il importe de remarquer qu’il y a d’importantes différences entre certains Smartphones qui génèrent automatiquement le bruit caractéristique du déclencheur (c’est le cas des I-phone fabriqués pour le marché coréen) et les Smartphones absolument silencieux qui peuvent fonctionner comme des appareils photo inaperçus. Le droit à s’apercevoir ou pas du fait que notre voisin de chaise a pris une photo est un droit toujours à négocier. De tout appartement nous pouvons dire aujourd’hui ce que Béatrice Préciado dit des hôtels et des maisons de l’empire immobilier de Playboy, à savoir que ces constructions, hyperexposées à la médiaticisation vidéophotographique, n’étaient pas constituées seulement de pierres et de vitres, mais également de pixels, écrans et papier, les supports de leur matérialisation dans l’imaginaire érotico-immobilier de l’époque. Avec la numérisation de la photographie (au sens culturel du terme), l’intérieur s’expose, nos pièces habitent les plateformes et les réseaux sociaux, avec des effets d’intégration de l’habitabilité du monde. Habiter chez soi revient à habiter aussi l’image de chez-soi telle qu’elle est visible sur des sites comme AirB&B ou Instagram, dont les applications photographiques produisent une sublimation esthétique de nos appartements et maisons.

160

1.13 Portrait et selfie

Les photos numériques ne sont pas seulement photo d’intérieur. Souvent, la photo est photo de portrait : on improvise une mise en scène à peine acceptable et, dans la rue comme dans un restaurant, dans un musée comme dans un train, on prend quelqu’un en photo. Une, deux, trois, plusieurs photos d’affilée, ainsi que l’on peut faire sans prêter trop d’attention à l’économie du clic qui caractérisait l’époque photographique précédente. C’est un déluge de photos, partout une profusion presque incessante de mise en scène et mise en pose de groupes, de couples, de familles, d’élèves, de clients… tout le monde en pose, tout le monde prend et se fait prend en photo. On est pris en photo par défaut, nous habitons des espaces où la mise en scène est ipso facto mise en pose. Les réseaux sociaux grouillent des photos nous montrant l’intérieur des appartements, des voitures, des magasins et des restaurants où nous sommes allées, et bien sûr des monuments et lieux d’attraction touristique devant lesquels nous ne pouvons plus résister à la tentation du portrait. Il ne s’agit plus même d’une tentation ni d’une

Figure 10 - Hillary Clinton face au selfie

161 recherche. C’est plutôt un comportement automatisé, la prise en photo pouvant être considérée comme une des plus simples choses à faire. Lorsqu’on est à deux ou plusieurs, on assiste souvent à une alternance dans le rôle du photographe, chacun à son tour prend l’autre personne en photo avec son smartphone. Le fait que la publicité des derniers modèles de smartphones soit centrée sur la qualité des photos ne peut plus nous étonner : c’est désormais la première prestation qu’on demande à un Smartphone. Après avoir isolé le geste photographique comme étant le geste numérique par excellence, nous approfondissons ultérieurement la spécification du geste photographique selfique. Le geste du selfie (Figure 10) est un geste photographique emblématique de l’espace numérique, et cela pour au moins trois raisons : d’abord, il est un geste voyant et très bien reconnaissable, du début (le positionnement de la personne, parfois devant une glace) jusqu’à la fin de sa performativité (à savoir, la photo). Puis, le geste du selfie est par excellence ubiquitaire et hybride, producteur de disparates effets de présence, synthèse de plusieurs spatialités. En termes d’espaces sociaux et visuels, rien ne fait penser au numérique plus que de voir quelqu’un en train de prendre en selfie. La différence entre selfie et portrait est en fait la destination du premier, fait pour circuler sur les réseaux sociaux. Troisième raison, le selfie, né comme inversion de l’appareil, a conduit à la bidirectionnalité de la caméra, un facteur qui brouille les distinctions spatiales fondamentales. Cette pratique massive exerce un impact social, avant toute chose, sur nos espaces urbains et événements plus ou moins remarquables (par exemple, les lieux touristiques, les vacances et les voyages, concerts ou matchs sportifs, la rencontre plus ou moins accidentelle avec une star, etc.). À travers la ritualisation de mouvements et de postures, la multiplication de mises en scène, l’emploi d’outils comme la canne à selfie, le selfie monopolise presque les pratiques et le discours, devenant métaphore générale d’une certaine façon de voir et faire voir soi-même. La visibilité de ce geste est aujourd’hui augmentée par l’adoption qu’en font nombreuses

162 publicités et magazines. Ainsi, le selfie s’affirme comme le geste d’une époque et d’une culture, geste dans lequel la reconnaissance est alors totale, et la distance ironico — théorique décrite par Flüsser est directement proportionnelle à la distance entre l’écran, qui, en dépit du cadre de fonctionnement, semble se transformer en caméra, et notre visage. Le visage erratique et hiératique sur lequel a réfléchi Emmanuel Lévinas, visage qui nous échappe toujours, réfractaire à toute possession, fait l’objet d’une domestication technologique quotidienne qui le travaille et le retravaille comme une sorte de miroir collectif. Nous avons discuté plus haut de l’impact de ce geste sur notre paysage urbain : ce n’est pas rare de devoir s’échapper d’une véritable jungle des bras et de cannes à selfie si on