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L’espace social de la mise en présence

1.10 À fleur de peau

Dans ce modèle fusionnel et fluide, l’expérience que je fais de ma propre peau est médiée par l’ergonomie et la surface de mes périphériques habituels : « Nous ne sentons pas autant notre corps quand il est au repos que quand il bouge, et que le contact avec la réalité, autrement dit avec les objets, renouvelle constamment nos sensations », écrit Schindler232.

Il poursuite « on peut dire d’une manière générale que nous ne percevons distinctement la

230 O’Gorman, op. cit 128-149

231 Sadin, op. cit., p. 37 (en italique et en majuscule dans le texte) 232 Schindler, op. cit., p. 108

148 surface de notre peau que quand nous sommes en contact avec la réalité et ses objets 233».

Le fait que les pratiques numériques participent d’une manière aussi importante à la perception même que nous pouvons avoir de notre peau, constitue un facteur psychologique crucial dans notre rapport avec les outils et avec tout ce à quoi, à travers leurs fonctions et leurs plateformes, nous pouvons avoir accès : c’est-à-dire à l’expérience de l’espace. Pour aller au-delà du modèle visuel décrit par Lev Manovich, ici je suis en train de systématiser un modèle cinétique et tactile de l’interface informatique adapté à la conception performative et externaliste de l’espace numérique. Didier Anzieu a montré comment la peau est fondamentale dans le développement du Moi : le Moi-peau est même à la base de la possibilité de penser234. Le psychanalyste, s’inspirant à l’idée freudienne

renforçant et metapsychologisant l’intuition déjà spinozienne et nietzchenne que le Moi est avant toute chose un Moi corporel et que le sentiment de Moi dérive des sensations corporelles et en particulier de celles qui tirent leurs origines dans la surface du corps, décrit la peau comme milieu, laboratoire et véhicule des fantasmes d’enveloppe et contenant, intérieur et extérieur, de maintien et d’expulsion de contenus psychiques agréables et indésirables, ainsi que moyen de communication avec autrui235. « Sa

complexité anatomique, physiologique et culturelle anticipe sur le plan de l’organisme la complexité du Moi sur le plan psychique », écrit Anzieu. De tous les organes des sens, c’est le plus vital : on peut vivre aveugle, sourd, privé de goût et d’odorat. Sans l’intégrité de la majeure partie de la peau, on ne survit pas », constate Anzieu, qui poursuit : « elle est le seul sens à recouvrir tout le corps, elle-même contient plusieurs sens distincts (chaleur, douleur, contact, pression...) dont la proximité physique entraîne la contiguïté

233 Ibidem, p. 107

234 « Par Moi-peau, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son

développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps » (D. Anzieu, Le Moi-peau, [1985], Dunod, Paris, [1995], 2006, p. 61)

149 psychique 236». Lorsqu’il énumère les paradoxes relatifs à la peau, Anzieu nous parle d’une

peau perméable et imperméable, superficielle et profonde, « véridique et trompeuse », source et siège de douleurs autant que de plaisirs. Elle est solide et fragile, vulnérable, mais en train de se régénérer toujours : « elle a, dans toutes ces dimensions... un statut d’intermédiaire, d’entre-deux, de transitionnalité 237». Ces tout derniers mots nous

renvoient au concept d’interface, et d’ailleurs le Moi-peau est considéré comme interface, l’interface dans laquelle surgit le sentiment du Moi : être un Moi, cela signifie se sentir unique, et encore « c’est se sentir la capacité d’émettre des signaux entendus par d’autres ». L’interface mère-enfant est, selon Anzieu, la fantasie de la peau en commun, la peau qui tiennent ensemble la mère et son enfant tout en mettent à l’œuvre les conditions de leur future séparation. Pour l’auteur, « cette peau commune, en le branchant l’un sur l’autre, assure entre les deux partenaires une communication sans intermédiaire, une empathie réciproque, une identification adhésive : écran unique qui entre en résonance aux sensations, aux affects, aux images mentales, aux rythmes vitaux des deux ». Dans une interface ainsi décrite, nous développons le toucher, tout étant le toucher, à bien considérer, l’activité qui crée et rend possible cette interface même. Par le toucher, l’interface devient réflexive, car « le toucher est le seul des cinq sens externes à posséder une structure réflexive : l’enfant qui touche du doigt les parties de son corps expérimente les deux sensations complémentaires d’être un morceau de peau qui touche, en même temps qu’être un morceau de peau qui est touché. C’est sur le modèle de la réflexivité tactile que se construisent les autres réflexivités sensorielles (s’entendre émettre des sons, humer sa propre odeur, se regarder dans le miroir) puis la réflexivité de la pensée 238 ». La structure

réflexive serait alors la caractéristique spécifique du toucher, celle qui en fait une

236 Ib., p. 83 237 Ib., p. 39 238 Ib., p. 84

150 expérience incomparable à celles possibles grâce aux autres sens. Dans les situations de notre vie quotidienne, cette réflexivité se décline dans une intermodalité qui coordonne plusieurs modalités sensorielles, harmonisées de façon à pouvoir échanger efficacement avec son environnement. La coordination qui nous intéresse le plus dans notre discours est celle visualo-tactile, étant donné que les interfaces numériques nous incitent à cette double exploration de l’espace (espace de figures, d’images, d’informations). Une exploration de l’espace qui est indissociablement perception et action dans un environnement de conditions programmées, une exploration dans laquelle l’impulsion kinesthésique comporte une élaboration perceptive : comme le dit Yvette Hatwell, en rejoignant par là les réflexions sur la perception motrice qu’on a déjà vue chez Merleau-Ponty, « l’originalité du système haptique vient de ce que les mains sont à la fois organes perceptifs, capables d’exploration, et des organes moteurs qui exécutent les actions de la vie quotidienne et dont l’activité est contrôlée par les réafférences tactiles kinesthésiques. Bien qu’il faille toujours distinguer fonctionnellement “’l’action pour la perception » (action de l’exploration) et la ‘’perception pour l’action ’’ (perception au service de l’action), le lien entre perception et action est particulièrement fort dans le fonctionnement du système haptique 239».