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Performativité de la médiation numérique : les effets de présence

2.3 Mouvement : entre actuel et virtuel

Dans le web, il y a un certain mouvement, un mouvement qui semble continu alors qu’il est discret. Ainsi que nous l’avons écrit dans un article signé avec Marcello Vitali-Rosati,304

l’idée aristotélicienne d’une primauté de l’acte sur la puissance a été le paradigme de pensée dominant pendant plusieurs siècles. L’acte serait supérieur à la puissance parce qu’il est ce vers quoi la puissance tend : il est la cristallisation immobile du mouvement. Sur cette primauté sont basées toutes les théories essentialiste. La primauté de l’acte permet de saisir le monde, de le définir, de le comprendre, tandis que le mouvement de la puissance nous met devant des choses éphémères, qui glissent entre les mains de celui qui essaie de les comprendre. C’est à partir de la critique nietzschéenne de l’essentialisme que cette idée a été profondément mise en question : il n’y aurait pas d’essence, il n’y aurait que des actions. Le mouvement, les dynamiques, le processus ont une priorité sur leur actualisation en essence, cette dernière n’étant que le contrecoup de la puissance. On pourrait dire que l’actuel, depuis au moins un siècle, n’est pas à la mode. Cette structure de priorité de la dynamique sur l’actualité semblerait s’adapter particulièrement aux environnements numériques, toujours en mouvement. Pourtant, l’économie des notifications toujours plus nombreuses, ainsi que la permanence et l’enregistrement par défaut de tous nos actes, se révèle indispensable aux fins de la production du mouvement. La première caractéristique d’Internet est précisément le mouvement, et par ailleurs nous savons que l’adjectif « virtuel » a été utilisé pour décrire les technologies numériques justement à cause de cette

304 P. Cavallari, M. Vitali-Rosati, « Mouvement et cristallisation : l’actuel entre mythologie, cinéma et théorie du

199 caractéristique. En effet, c’est le mouvement qui distingue les nouveaux-nouveaux médias des nouveaux — médias : Internet étant un flux de données, les contenus du web ne sont jamais stables ou arrêtés, à l’opposé des contenus des autres médias. Ce flux de données circule d’un point à l’autre à travers des voies, à travers les câbles qui constituent le réseau. Le numérique, on peut le lire dans notre article, apparaît en effet comme la manifestation la plus évidente du mensonge du mouvement, qui consiste à discrétiser le continu pour pouvoir le gérer tout en gardant l’illusion du continu. En d’autres termes, le numérique se base sur le même principe que celui des vingt-quatre photogrammes par seconde du cinéma. Comme on le sait, le numérique est la représentation du réel à travers des nombres naturels en base deux, c’est-à-dire en une série de 0 et de 1. Pour que cette représentation soit possible, il faut préalablement échantillonner le réel. Le numérique nous donne l’impression du continu, mais il est discret ; il nous donne l’impression du mouvement réel, mais il est un mouvement technique. Le numérique nous passionne grâce à l’illusion du mouvement, un mouvement qu’en plus nous pouvons gérer, contrôler, décrire. Une autre caractéristique du mouvement d’Internet consiste évidemment dans le fait qu’il est produit et géré par une machine. Cet aspect, complètement banal, est souvent oublié dans le cas particulier du web : nous avons tendance à négliger le fait que les contenus du web et leur mouvement, leur agencement comme leur affichage, dépendent en premier lieu des machines. Ce sont, par exemple, les algorithmes des moteurs de recherche qui déterminent la hiérarchie des contenus et qui la font varier dans le temps. C’est le code qui relie des pages à des bases de données, qui permet et qui détermine la mise à jour des plateformes de publication ; c’est le code qui programme le navigateur générant l’affichage et le mouvement des informations sur l’écran. Rappelons-nous ici la réflexion de Lefebvre évoquée dans le premier chapitre : l’espace n’existe que comme ensemble de parcours, il n’existe que pour une activité, notamment le mouvement. Lorsqu’un mouvement crée un

200 parcours viable pour les autres, la trajectoire est cristallisée. Pensons à l’algorithme d’Amazon : sur la base des données des achats de ses clients, l’algorithme nous propose d’acheter ce qu’a été déjà acheté par ceux qui ont fait, jusque là, le même parcours que nous. Tout achat, dans cet environnement numérique particulier de vente en ligne, contribue à dessiner un parcours viable par d’autres personnes. Phénoménologiquement, les concepts de mouvement, de possibilité et d’espace sont étroitement liés les uns aux autres dans ce qu’à l’instar de Gunnar Declerck on peut appeler « la conséquentialité des actions », voire le fait que les actions altèrent l’environnement dans lequel ont lieu et qui a lieu à travers elles.

Le mouvement réel possède un caractère situé et irréversible. Agir, c’est toujours partir d’une situation donnée et en changer. Bien sûr, nous pouvons revenir à notre position précédente par l’exécution d’un mouvement inverse. Mais une fois le mouvement réalisé, une fois l’acte commis, notre situation a irrémédiablement changé, et c’est d’une nouvelle situation qu’il nous faut partir. Toute action modifie notre situation, et, ce faisant, prescrit ce que nous pouvons faire ou ne pas faire. À l’inverse, imaginer ne laisse pas de traces, c’est une activité qui reste sans conséquence sur notre situation. Après avoir simulé un mouvement, nous ne sommes pas déplacés ni fatigués, nous n’avons pas modifié les choses et états de choses en présence. En un sens, nous n’avons rien fait.305

La réflexion de Gunnar Declerck est particulièrement saisissante si appliquée à certaines interfaces numériques qui, ainsi qu’on va mieux le considérer par la suite, explorent, articulent et organisent en termes d’effets graphiques et sonores ces deux aspects propres au mouvement. D’un côté, le mouvement en mouvement, expression de la calculabilité, d’une certaine temporalité, celle du live, du direct ; de l’autre côté, sa cristallisation, dans les formes de l’enregistrement et de l’inscription dans l’interface de tout acte qui vient d’être accompli et qui devient trace, information, document. Et pourtant lorsqu’il s’agit des mouvements et actions accomplis via une interface numérique, mouvements et actions dont nous ne pouvons pas nier la toute réalité, il faut tenir compte de l’option de la réversibilité :

305 G. Declerck, Résistance et tangibilité. Essaie sur l’origine phénoménologique des corps, Argenteuil, Le cercle