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Prolégomènes au deuxième chapitre : écrans, vision, action

Performativité de la médiation numérique : les effets de présence

2.1 Prolégomènes au deuxième chapitre : écrans, vision, action

Dans le chapitre précédent, nous avons mis en lumière les formes spatiales, gestuelles et sociales ressortant de l’emploi des outils numériques, notamment des plus portables entre eux. En employant ces outils dans l’espace pré-numérique , nous intégrons les relations distribuées par la connexion à Internet et par le réseau. Les gestes que nous faisons convoquent dans la spatialité sociale pré-numérique (qui consiste en une pluralité d’espaces) la spatialité de la communication à distance, de la mise en présence dans les réseaux sociaux et messageries, des recherches en lignes et de tout genre d’applications. Entre ces deux spatialités, la différence n’est pas de qualité, mais de degrés, l’hybridation dans laquelle elles empiètent n’est autre chose que l’espace numérique que nous habitons. L’hypothèse principale de cette première partie de notre travail est que l’espace numérique n’est pas un espace parmi d’autres, mais qu’il est en train de devenir, de plus en plus, l’espace de raccordement de nos espaces d’action individuelle et sociale. Être l’espace de raccordement des autres espaces, signifie établir les distances et les relations opérationnelles entre les personnes et les choses ainsi qu’entre personnes et choses entre elles : cette capacité de coordination spatiale est déjà en train de s’instaurer vu que la tendance générale est celle de tout connecter au réseau (Internet des Objets) et qu’il n’y a plus de domaine de notre quotidien qui échappe à la prise en charge des services en ligne. Qu’il s’agisse de remplir un formulaire ministériel ou de se faire livrer un dîner, de chercher le parcours le plus rapide à partir de notre position jusqu’à notre destination ou trouver un

170 enseignant de langue étrangère dans son quartier, le réseau fonctionne comme un véritable système de facilitation et d’accélération de nos actions journalières. Lorsque nous cherchons une chose (une information, un objet, une personne), nous la cherchons sur un écran et à l’aide d’un clavier. Cette infiltration de l’espace d’action de la part de la technologie numérique se manifeste, ainsi qu’on l’a observé jusque-là, avec une panoplie de microgestes, postures et mouvements qui fracturent l’espace visuel259 où nous sommes et

en même temps l’harmonisent avec tout ce qui se passe dans le réseau. La pratique du selfie nous a permis de saisir un comportement qui investit, d’une façon très voyante, l’espace public, tout en se déployant aussi dans des environnements numériques particuliers, comme les RSN et les applications de messagerie instantanée intégrant dans leur multimédialité la fonction photographique. Rappelons-nous que l’espace, dans le présent travail, est phénoménologiquement l’espace qu’on habite, l’espace vécu et vu, l’espace familier et affectif d’action et de relation. Dans le chapitre précédent, nous avons observé que les pratiques numériques façonnent nos espaces domestiques et urbains, et que leur première dimension performative et sociale se construit dans l’espace sous forme de gestes. Maintenant, avec cette même approche morphologique et praxéologique, nous allons voir ce qui se passe, et de quelle façon, dans l’espace du web. Cet espace est visuel, pratique, et (ainsi qu’on le verra mieux plus loin, haptique), car il nous donne des choses à voir et des choses à faire. Ce qu’on voit et la façon dont on le voit deviennent, respectivement, autant d’actions et de façons d’habiter le monde et d’y agir. Le numérique, nous l’avons affirmé à plusieurs reprises, est un système de pratiques, de comportements, et non pas une forme de représentation : ses écrans ne sont pas les écrans contemplatifs de l’extase du spectateur, mais des écrans opérationnels. Nous avons réfléchi à l’expérience du toucher et à l’appréhension visualo-tactile du réel possible à travers la technologie touch. Le mouvement

171 de nos doigts et des nos yeux correspondent à la volonté de faire, une certaine chose et d’une certaine façon, avec et dans l’écran. Dans ce chapitre, après avoir regardé aux écrans de l’extérieur nous voudrions plonger dans l’ergonomie de logiciels, sites et applications tels qu’ils s’affichent, tel qu’ils se font voir pendant que nous sommes en-ligne. Resituer l’écran à sa place, une des places déterminantes dans le milieu socio-technologique numérique, en revient à le considérer comme espace d’action qui produit d’autres actions encore. Les effets de ces actions sont ce que nous appelons ici effets de présence : nous voulons démontrer qu’il y a des effets de présence grâce à la performativité propre aux écrans numériques, c’est-à-dire grâce à leur capacité de produire des relations spatiales assez efficace pour nous faire dire être quelque part lorsque nous sommes en-ligne. Certaines comparaisons avec la théorie du théâtre et de la performance nous serviront à saisir la spécificité de la performance implicite dans la médiation numérique. Dans notre perspective intermédiale, c’est peut-être bien de le répéter, la présence n’est qu’un effet, un effet d’action et de relation : ses effets ne sont donc que les effets d’un effet. L’effervescence de ces effets coïncide avec les conditions matérielles, les protocoles sociaux, les obstacles et les instruments qui les façonnent. Nous pourrions dire qu’ils sont ce dont ils dérivent. Ces effets peuvent être disséminés et effilochés, mais dans la même performativité numérique qui les produit dans un éclatement multitâche, ils trouvent les moyens de s’agencer dans des constellations, dans des ensembles socio-sémiotiques, dans des construits sociaux et culturels. Lorsque cette cohésion fonctionne, nous sommes alors face à un véritable sentiment de présence. De même que s’interroger sur la présence signifie s’interroger sur l’action, s’interroger sur celle-ci demande d’observer comment le dispositif fonctionne selon nous, à savoir au sein de notre expérience et de notre perception. La technicisation de nos actions n’est pas un élément perturbateur des effets de présence que nos actions peuvent engendrer : elle en est constitutive. Si on la regarde du côté de l’action, « la

172 présence — comme l’affirme Marcello Vitali-Rosati — devient un processus, un acte — ou encore mieux une technique ». En outre, précise-t-il, « il n’y a pas une présence, déjà, mais des présences, et ces présences sont toujours le fruit d’un geste de production de la présence. Nous sommes présents parce que nous faisons quelque chose qui nous rend présents. Le lecteur de ces lignes est présent au moment où il lit, car il est en train de lire. C’est son action qui le rend présent. Tout comme moi, je suis présent au moment où je les écris justement, car je suis en train d’écrire ». La présence est un contexte de l’action, elle « n’est donc pas quelque chose de donné – comme le voudrait la notion d’ici et maintenant – mais plutôt une sorte de technologie de production de l’espace et du temps260». À la

lumière de ces considérations intimement intermédialistes, s’interroger ici sur les présences numériques signifie observer de très près les instruments, les formes, les façons, les mécanismes produisant, dans leur ensemble, cette technologie de l’espace du temps dans laquelle la présence, les présences se donnent comme résultant d’un geste. La notion de geste révèle encore une fois ici sa puissance performative et créatrice lorsqu’on fait attention à nos gestes technologiquement assistés et à la performativité numérique qui se fait de la numérisation de données, l’enregistrement des adresses, de l’affichage des pages web, de l’ouverture d’une application, des opérations de calcul, des fonctions des protocoles, des suggestions des algorithmes, des algorithmes de compressions, etc. Le fonctionnement du réseau pousse vers une stratégie performative assez spéciale, une plus ou moins manifeste injonction à l’action qui découle des protocoles et des algorithmes autant bien que du design propre à certaines interfaces où la rythmique des notifications se fait de plus en plus intenses. Dans ce deuxième chapitre s’impose alors une analyse phénoménologique visant encore de plus près le fonctionnement de ce qu’à l’instar de Brenda Laurel, on appelle le « contexte homme-machine ». En réalité, ce binôme « homme-machine »

260 M. Vitali-Rosati, « Médiatété de la présence et multiplicité ontologique », Sens Public, Blogs (disponible en ligne

173 apparaît d’une certaine façon claustrophobique, comme toute dualité, parce que manquant d’une référence que jamais nous ne pouvons tenir pour acquise, voire le monde. Nous devrions parler de contexte homme-machine-monde : bien que pouvant être considérée, cette référence au « monde », comme implicite, parce que liée à un lieu qui lui serait nécessaire, l’expliciter dans une triangulation conceptuelle nous permet de ne pas oublier que le monde, qui accueille cette relation, et celui qui en est issu n’est pas tout simplement le lieu et qu’il n’est pas non plus le même monde. Ce qui se passe dans le contexte homme- machine-monde le modifie, nous serions tentés de dire que cela le crée. Le monde, c’est beaucoup plus qu’un lieu, être au monde n’est pas être quelque part ou dans un lieu. Sur les pistes de Heidegger, nous ne parlons pas du monde et de l’être-au-monde comme d’un statut immobile des choses, mais comme d’un événement dans lequel le Dasein parie sa même existence, à chaque fois. Donc, il n’est pas le même monde, ce monde qui fait partie de ce contexte d’action par lequel il résulte, à chaque fois, pas seulement modifié, mais, pour ainsi dire, appelé et réalisé.

« Avant que les hommes ne fussent devenus pêcheurs et chasseurs, il n’y avait pour eux ni rivière ni forêt. C’est donc le besoin et le travail qui inventèrent l’espace en lui accordant une signification et en y fixant un intérêt 261», écrit Chris Younès. Tout acte est forcement

spatial, nous l’avons déjà affirmé dans le chapitre précédent. Nos activités consistent, avant toute chose, dans la nécessité et dans la capacité de trouver l’arrangement spatial plus adapté et de prendre position. Agir signifie avant toute chose choisir la bonne place pour soi et les choses qu’on a autour de soi, en agençant tout cela dans ce qu’on appelle justement la situation : à la fois, le site de notre action, et l’action qui détermine le site. L’ergonomie des pages web et des applications téléphoniques intègre notre performativité, notre vocation à agir et produire des espaces. Cette ergonomie participe de la technique de la présence, ou

261 C. Younès, « Jean-Jacques Rousseau : l’espace ou la tentation de l’infini », dans T. Paquot, C. Younès sous la

174 pour mieux le dire de cette technique qu’est la présence. Dans cette perspective nous allons développer ici une réflexion sociosémiotique sur l’ergonomie de certaines applications qui rendent possibles, et façonnent, nombre d’actions. Les outils, les objets et les gadgets technologiques, plus ou moins nécessaires ou accessoires, plus ou moins intégrés ou externes, à disposition de l’usager, sont généralement un ordinateur et/ou un téléphone portable, donc un écran et un clavier (si l’écran n’est pas tactile), un stylo, une souris, des écouteurs, une caméra, une canne à selfie : c’est, en gros, l’outillage de l’usager. Outre tout cela, nous agissons avec un logiciel de navigation, des adresses, des protocoles, des algorithmes et des moteurs de recherche, des fenêtres, des barres d’outils, des applications de messagerie instantanée, un ou plusieurs comptes sur des réseaux sociaux, des photos et des icônes, des systèmes d’écriture assistée, des émoticons, des GIF, des boutons, des emoji, des options de géo-localisation, une myriade de services commerciaux à domicile. Cette liste, délibérément en désordre, hétéroclite et incomplète pour en souligner le caractère vivant et compatible avec le désordre de l’existence, est la liste des choses avec lesquelles nous organisons notre quotidien. Au sens de l’expérience la plus commune et quotidienne de l’usager, cette multiplicité de plateformes, des fonctions et d’applications, en somme cette variété d’instruments, de moyens et d’espaces particuliers n’apparaît pas forcément comme un programme ou un système, comme un environnement organisé par la raison computationnelle théorisée par Bruno Bachimont ou la pyramide algorithmique décrite par Pierre Lévy. L’appropriation de la technologie numérique, son application à tous les domaines de notre quotidien, comporte un investissement affectif pour lequel le rapport entre réseau et existence devient de plus en plus fusionnel, frénétique, chaotique. Dans cette fusion, on a tendance à charger les instruments de notre agir quotidien de valeurs domestiques et d’émotions qui les enveloppent, en nous cachant, au moins partiellement, leur origine mathématique et informatique. Une sorte de pensée magique soude notre

175 rapport à la technologie numérique, qui comme toute technologie ressemble par ailleurs à la magie. Ici, il s’agit d’une technologie d’onglets, de boutons de navigation et menus déroulants, escamotes et signes de ponctuation, pages et images, écrits et photos. Ce sont les éléments visuels et les instruments de cet « espace moteur et perceptif »262 qui est

l’espace de nos actions. Après avoir remarqué l’impact que nos comportements en ligne ont dans des espaces sociaux de très longue tradition, c’est-à-dire la maison et la rue, nous nous rapprochons désormais de cet élément fondamental pour notre expérience numérique du monde, c’est-à-dire l’écran. Tout en sachant que les pratiques numériques ne doivent pas être réduites à une écranisation de l’expérience, car elles vont bien au-delà de l’écran, nous ne pouvons pas pour autant négliger la composante visuelle de l’espace numérique. L’espace visuel est une strate des espaces sociaux théorisés par Lefebvre, et organiser la façon dont nous voyons comporte la structuration de notre expérience du monde : le théâtre nous apprend cela bien avant le cinéma. Notre hypothèse de travail, s’inspirant surtout de la phénoménologie de Sartre et Merleau-Ponty, qui ici constitue le lien avec l’anthropologie de l’action, est que dans les dynamiques propres au système homme- machine-monde, voir et agir, vision et action, ne font qu’une même chose. Sur les écrans numériques, qu’ils soient touch ou non, on voit ce que l’on fait et on fait ce que l’on voit, et cela pour deux raisons fondamentales. La première de ces raisons est que dans une appréhension des choses double et presque synesthésique, car elle est visuelle et tactile à la fois, je vois au fur et à mesure que je bouge (pour scroller une page par exemple) ; la seconde est que je suis là où je me vois agir, je me vois agir pendant que j’agis. Je suis, d’une certaine façon, le voyeur de moi-même : pendant une session de navigation en ligne, le regard, de ce côté-ci de l’écran, n’est pas contemplation ou observation de ce qui se passe de l’autre côté, mais, tout le temps, dans les deux espaces, action. En outre, la continuité effective et

262 Franck Ghitalla, Charles Lenay, « Les territoires de l’information. Navigation et construction des espaces de

176 opérationnelle entre ce que nous faisons dans les écrans et le reste du monde est telle que la discontinuité entre écrans et réalité a tendance à s’effacer : les écrans baignent dans le même espace que nous, et, encore mieux : nous habitons des espaces d’action qui sont mis en place, entre autres, par les écrans. Les écrans à travers lesquels nous avons accès au monde et qui fluidifient notre rapport aux choses. Nous tenons à que soit évident le modèle performatif et pas représentationnel qui est le nôtre, avant de nous arrêter sur les dynamiques d’écran propres à la culture numérique en tant que culture, entre autres, de l’écran. Tout en sachant que voir c’est faire, et que donc celles qu’il appelle « machines à faire voir » sont aussi de machines « à faire agir », à l’instar de Jean-Louis Comolli nous croyons que « ce qui est toujours cadré (les écrans divers, cinéma, ordinateurs, téléviseurs, jeux, téléphones portables) produit des images qui se donnent pour ressemblantes (toute proportion gardée) à ce que du monde n’est pas cadré. Ce cadre devenu imperceptible fabrique des images cadrées qui se superposent à notre regard non cadré et peut-être se substitue à lui. Autrement dit, nous voyons de plus en plus à travers les cadres et les réglages optiques des machines à faire voir »263.

Récapitulons : les écrans numériques comportent indéniablement une révolution de notre organisation du monde et cela pour deux raisons fondamentales. La première, c’est que les écrans de nos ordinateurs et Smartphones ne sont plus surfaces de projection et d’observation, mais bien des espaces d’action ; la seconde, c’est qu’à travers eux, comme à travers tout cadre, nous voyons les choses, et donc nous agissons, selon des paramètres de visibilité et d’exploitation particuliers, c’est-à-dire selon les conditions de visibilité qu’ils comportent et qui structurent. Ce qui a été qualifié de « révolution numérique », c’est en fait une révolution de la perception : à l’instar de Stéphane Vial, la révolution numérique « ébranle nos habitudes perceptives de la matière et, corrélativement, l’idée même que nous

177 nous faisons de la réalité. Percevoir à l’ère numérique, ce n’est pas percevoir des objets nouveaux, comme si la perception, s’appliquant identiquement à toutes les classes d’objets possibles, se trouvait simplement enrichie d’une nouvelle classe d’objets auxquels elle n’avait plus qu’à s’appliquer comme à n’importe quelle autre. […] Percevoir à l’ère numérique, c’est être contraint de renégocier l’acte de perception lui-même, au sens où les êtres numériques nous obligent à forger des perceptions nouvelles, c’est-à-dire d’objets pour lesquels nous n’avons aucune habitude perceptive. Ce travail phénoménologique, continue Vial, à la fois psychique et social, consiste pour chaque individu à réinventer l’acte de perception pour le rendre compatible avec la phénoménalité particulière de ces êtres. Il s’agit d’apprendre à percevoir les êtres numériques pour ce qu’ils sont, sans surenchère métaphysique ni dérive fantasmatique -ce qui implique d’abord de comprendre ce qu’ils sont 264».

Tout comme l’invention de la perspective linaire nous a appris à voir un paysage qui n’existait pas auparavant265, tout comme les géométries non euclidiennes de la fin de XIXe

siècle nous ont dévoilé une conception non intuitive de l’espace, tout comme la théorie quantique a renouvelé notre idée du monde physique en décrivant l’infiniment petit, la révolution numérique affecte notre « culture perceptive ». « Par “culture perceptive”, précise l’auteur en citant Lévi-Strauss, il faut entendre l’ensemble des manières de sentir et de se représenter le monde, en tant qu’elles dépendent d’“habitudes ou aptitudes apprises par l’homme en tant que membre d’une société”. Autrement dit, la perception n’est pas seulement une fonction du corps ou une fonction de la conscience, elle est aussi une fonction sociale au sens où elle est conditionnée par des facteurs culturels. Une révolution phénoménologique se produit ainsi lorsque l’acte de percevoir est affecté ou modifié par

264 S. Vial, L’être et l’écran, Paris, PUF, 2013, p. 97-98 265 Cf. A. Cauquelin, L’invention du paysage, Paris, PUF, 2013

178 une innovation artistique, scientifique ou technique 266». Dans la préface à l’ouvrage de

Vial, Pierre Levy267 écrit que l’objet fondamental de la révolution numérique est « le

système organisateur de nos perceptions, de nos pensées et de nos relations, leur nouveau