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Médiation et présence au théâtre et dans le jeu

L’espace social de la mise en présence

1.2 Médiation et présence au théâtre et dans le jeu

Dans La cantatrice chauve de Eugène Ionesco, lorsqu’on sonne à la porte pour la quatrième fois en l’espace de quelques minutes, Monsieur et Madame Smith ne sont plus d’accord sur l’apparente évidence qu’à chaque fois qu’on sonne, il y a vraiment quelqu’un : il se trouve, en effet, qu’après avoir entendu la sonnette et après être allée voir, Madame Smith n’a vu personne, pour une première, une deuxième et une troisième fois. Elle en a donc conclu, logiquement, que quand on entend sonner à la porte, c’est qu’il n’y a personne. Son mari continue à penser le contraire et l’invite à aller voir quand on sonne pour la troisième fois, mais face au refus irrité de son épouse, il va voir lui-même et, cette fois, il trouve effectivement quelqu’un : le pompier. Celui-ci, pour essayer de réconcilier les deux conjoints, en arrive à la conclusion diplomatique que quand on sonne à la porte, c’est que

86 J.-L. Comolli, Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Lagrasse, Verdier, 2004,

76 parfois il y a quelqu’un et d’autres fois il n’y a personne. Mais il finit par compliquer en réalité la déduction, car il affirme n’avoir sonné qu’à ce moment-là et qu’auparavant, étant caché derrière une haie, il avait pu entendre lui aussi la sonnette. Et pourtant, assurait-il, n’y avait personne sur le seuil87. Dans une discussion aux effets surréalistes et inquiétants,

la présence de quelqu’un qui s’annonce via un coup de sonnette et la même sonnette qui annonce qu’il n’y a personne, la présence de quelqu’un qui est donc déjà là et pas encore là au même moment (on dirait une présence en attente, une présence éventuelle prête à se faire présente), est interrogée d’abord sous son aspect logique d’implication (au sens du calcul de propositions du type « si...., alors... ») et ensuite dans sa manifestation concrète, qui demande toute une série de médiations pour pouvoir s’épanouir (la sonnette, la porte, le son, les habitants de la maison et la maison même). La présence, semble-nous dire Ionesco, est ce dont nous devons toujours douter, ce qu’il faut vérifier et mettre à l’épreuve de sa même, toujours douteuse, probabilité1. La scène de La cantatrice chauve constitue pour nous

un incomparable objet d’étude, car elle est la version dramaturgique d’une réflexion non- essentialiste sur la présence : les éléments à la base de la querelle entre les deux conjoints sont des effets de présence, d’une présence dont on n’est pas sûr. Il s’agit, en l’occurrence, de sollicitations acoustiques et communicationnelles propres à un espace domestique où nous pouvons, ou non, attendre quelqu’un, qui peut effectivement arriver, ou pas. Nous avançons que le discours de Ionesco peut, ou mieux encore, doit, être lu comme un métadiscours, le thème de la présence étant au cœur du théâtre de l’absurde et plus généralement de l’ontologie du théâtre. Le théâtre, selon une très longue tradition, ferait de la présence de l’acteur son signe distinctif par rapport à d’autres formes de représentation, qualifiées de moins naturelles parce que dépourvues de l’aura, cette incomparable valeur présentielle que seule la présence en chair et en os de l’acteur en scène

77 pourrait avoir. Dans le troisième chapitre, nous reviendrons sur la question des régimes de présence au théâtre et au cinéma, et cela pour mieux saisir ce qui est spécifique du Web. Pour l’instant, nous nous consacrons à cette pièce magistrale. Dans l’énigme à tout jamais irrésolue mise en scène par le dramaturge roumain, nous pouvons repérer quelques éléments matériels et fonctionnels qui ont des correspondances intéressantes avec le milieu numérique d’aujourd’hui. La médiation fondamentale dans toute cette déconcertante histoire de sonnette est le seuil, la porte. Sans les conditions de séparation et d’invisibilité engendrées par la porte, médium architectural, spatial et politique (au sens où elle répond, entre autres choses, à la reconnaissance de la propriété personnelle, et à sa protection), aucune distinction entre privé et public, appartement et rue, ne serait possible. Sans cette médiation de frontière opposant à notre regard, comme une forme d’opacité, la résistance de son être fermé, la présence de quelqu’un qui, de l’autre côté, sonne à la porte, ne ferait pas l’objet d’un calcul de probabilité, à moins de douter de ce qu’ont vu nos propres yeux ou ont entendu nos propres oreilles. Là, quelque chose s’annonce parce que cette chose se cache, et se cache pour pouvoir s’annoncer. Question de transparence et opacité, de résistance et de domestication. Le seuil, avec ses composantes architecturales, mécaniques et électriques, sépare et unit les deux espaces que lui-même génère : le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible. Et enfin, ce seuil remarque la différence et la distance entre nous et les autres, car, qu’ils soient ceux de l’intérieur ou ceux de l’extérieur, l’altérité se situe toujours de l’autre côté. Le seuil crée alors les conditions pour qu’une altérité soit possible au sein d’un espace d’action qui est, au théâtre et hors du théâtre, une des mises en scène élémentaires de notre quotidien. Le seuil implique un choix, celui entre ouvrir ou ne pas ouvrir dès qu’on entend sonner : le choix du dedans. Mais en réalité, si on croit au pompier, aussi entre sonner ou pas sonner, le choix du dehors. En outre, si on songe au métadiscours qui y est implicite, Ionesco est en train de se

78 demander, et de nous demander, ce qu’il faut pour qu’un personnage soit présent : suffirait- il que l’acteur soit sur scène, au-delà de la porte, bien visible par les autres acteurs et par le public ? La présence de l’acteur est-elle une question simplement physique ou ne toucherait-elle pas plutôt à un savoir, à une technique, à ce qu’on peut appeler charisme ? Et si le public n’était pas là, sa présence serait-elle possible ? La question de la présence, on le voit, renvoie à celle de la médiation, car les conditions auxquelles cette présence peut se donner sont des formes de médiation, qui dans leur ensemble forment le milieu où pouvoir se rencontrer ou agir. Dans le dernier chapitre, on reviendra sur les questions et les réponses que l’approche théâtrale pose et offre au sujet de la médiation et de la présence, on le fera toujours à partir de cette scène avant de réfléchir à d’autres exemples de mise en scène propre au théâtre contemporain. Maintenant, passons à un autre des trois objets d’étude listés plus haut : le jeu. Dans Au-delà du principe de plaisir, Sigmund Freud se penche sur le cas particulier d’un enfant de 18 mois se confrontant d’une façon très créative et significative à l’expérience de la présence et de l’absence de sa maman88. Cet enfant,

comme l’écrit Freud, « avait l’habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans un coin d’une pièce » en renforçant ce geste avec l’exclamation prolongée d’un « o-o-o-o-o » qui dans l’interprétation concordante de Freud et de sa maman signifiait « loin » (en allemand fort). Un jour, Freud observait cet enfant jouer avec une bobine de bois attachée à une ficelle : il lançait la bobine au-delà de son lit, de sorte qu’il ne pouvait plus la voir, en accompagnant ce moment de disparition de son fameux son « o-o-o-o », pour ensuite ramener la bobine près du lit en s’exclamant joyeusement « Da ! » (c’est-à-dire « voilà, à moi », ici). Freud observait que le jeu complet comportait donc une disparition et une réapparition, deux actes dont celui qui lui apportait le plus de plaisir était évidemment le second. Freud a interprété le jeu comme la tentative de l’enfant de se dédommager du

79 départ et de l’absence de sa maman en reproduisant l’alternance de la disparition et de la réapparition à travers les objets dont il disposait. On sait bien combien de conséquences la disparition d’une personne ou d’une chose peut apporter à notre équilibre psychique, nous obligeant, qu’elle soit simplement partie ou décédée, à en faire le deuil : la mort, au sens large de la disparition ou de son fantasme, est même à l’origine du syndrome dépressif selon les études classiques sur le thème. Abraham, Freud, Klein et Jung nous disent que la distinction entre le moi et l’autre, la première blessure narcissique, est une idée complexe se constituant au travers de l’expérience de l’absence. Le nouveau-né pense être sa maman, être son corps, être le sein, la chaleur, la nourriture dont il a besoin : aucune distance n’est conçue, la seule manière dont il pense est celle d’être. Penser les choses en revient à être ces choses : être tout ce qu’il y a, et surtout les objets de ses désirs. C’est seulement l’absence de la mère qui permet au nouveau-né de s’émanciper de ce que, à l’instar de Jung, on appelle « identification primaire » (l’identification totale avec la mère) et accepter ainsi les inévitables aléas implicites à toute présence humaine. Grâce à ce premier traumatisme, le fragile moi de l’enfant se constitue comme ce qui reste une fois la mère partie, se révélant comme le moi qui n’est pas moi et que je ne suis pas, pour mentionner la célèbre définition sartrienne qui explique avec la négation, ce néant de séparation, ce ne-pas-être-le-même, la relation entre moi et l’autre89. Sans suivre ici Freud jusqu’au bout de ses réflexions

cherchant à reconduire les théories relatives aux jeux d’enfants à sa théorisation du principe du plaisir, nous voulons nous arrêter sur l’intérêt que le célèbre cas du « jeu de la bobine » revêt dans la perspective de notre recherche autour de la présence en-ligne. Parmi les nombreux auteurs ayant réfléchi sur les pages de Freud, Pierre Fédida90 nous offre une

lecture très approfondie de ce cas. Le jeu met en scène « une tentative de maîtrise

89 J.P. Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard [1943], 2012, p. 269 90 P. Fédida, L’absence, Paris, Gallimard, 1978

80 symbolique de l’absence et de son objet 91» : au travers de la bobine attachée à un fil, jetée

au-delà de son lit pour la faire disparaître et pouvoir la récupérer ensuite, l’enfant met en scène la disparition et la réapparition de l’objet aimé :

C’est une véritable mise en scène capable de reproduire un événement (ici désagréable ou traumatique) afin de transformer l’affect qui lui est lié et d’en maîtriser les effets. […] La mise en scène de l’événement et sa reproduction sur le mode d’un jeu représentent la transformation d’une position passive (l’enfant n’ayant aucune prise sur le départ et l’absence de la mère) en une position active (l’enfant se rend symboliquement maître de l’événement et peut ainsi le produire et reproduire à sa guise92.

Ensuite, ainsi que le remarquait déjà Freud, l’enfant interprète personnellement le jeu apparition/disparition en profitant d’un grand miroir face auquel il se baisse et se redresse. Ainsi faisant, selon Fédida, il testerait la dépendance de son moi à une image qui peut disparaître, tout comme la bobine et tout objet. Dans la logique symbolique du jeu, où toute chose se transforme en une autre chose, le miroir serait sa mère et le reflet son regard : l’enfant ressent que sa présence à soi-même est liée à celle de sa mère, « qui devient miroir par son absence 93». La gratification que l’enfant gagne à travers ce jeu

consiste, on l’a dit, en la maîtrise qu’il peut avoir de la dialectique présence/absence dont les vicissitudes et les éventualités, hors de l’espace magique du jeu, lui échappent le plus souvent. Cette maîtrise consiste en une attente rassurante, dans l’espoir indubitable que ce qui est maintenant absent (parce qu’au-delà du lit, parce que hors du miroir) se fasse présent tout de suite quand il le souhaite. Ainsi, l’enfant « virtualise » les présences auxquelles il a affaire, car il en a une anticipation, et c’est pourquoi il ne s’angoisse pas à cause de l’absence : il pense déjà à la chose présente, même lorsqu’elle est hors du champ de la visibilité, mais seulement à l’intérieur de cette mise en scène hors de laquelle ce jeu ne serait pas possible.

91 Ibidem, p. 207

92 Ibidem, p. 208-209 93 Ibidem, p.213

81 Le jeu forge son objet selon le régime spatial et temporel qui lui est propre, jusqu’à se fondre dans ce que Fédida, en empruntant le néologisme à Francis Ponge, appelle l’objeu. Les métamorphoses dans lesquelles se développe l’objeu expriment les diverses possibilités d’existence et de sens que, dans le jeu, chaque l’objet peut assumer. Nous pouvons dire que, de cette façon, l’objet choisi et la situation entière sont virtualisés et comportent une virtualisation- au sens psychique du terme qui évoque alors une augmentation de la situation actuelle- qui ajoute d’autres possibilités. Ces possibilités peuvent être aussi des images, les images que nous avons d’une chose et d’une personne et qui sont incorporées constamment dans la chose et la personne même. Nous faisons ici référence à la notion d’objet virtuel telle qu’elle est élaborée par Gilles Deleuze, dans l’appropriation psychanalytique de cette notion qu’en a faite Serge Tisseron. En commentant la théorisation deleuzienne de l’objet virtuel, Serge Tisseron reconnaît la différence entre objet réel et objet virtuel au prisme des possibilités de la présence .

Alors que les objets réels sont soumis à la loi d’être ou de ne pas être en vertu du principe de réalité, les objets virtuels ont pour propriété d’être et de ne pas être à la fois là où ils sont. Ils sont présents et absents à la fois94.

Être présent et absent à la fois, comment est-il possible ? Chaque présence évoque d’une certaine manière une absence, qui est absence de virtualisation : l’objet virtuel est « planté, fiché, et ne trouve pas dans l’objet réel une moitié qui le comble, mais témoigne au contraire dans cet objet de l’autre moitié virtuelle qui continue à lui manquer »95. À la

lumière de la notion de virtuel psychique, nous pouvons affirmer que l’enfant décrit par Freud découvre ce qu’il y a de virtuel dans chaque chose actuelle, pouvant ainsi choisir l’objet, ou la partie de l’objet, plus adaptée à une relation gratifiante : l’objet virtuel est en somme un objet partiel toujours « manquant ». Présence et absence, gratification et frustration fusionnent dans un même milieu, qui est milieu de médiations symboliques

94 S. Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser, Paris, Dunod, 2012, p. 39

82 s’incarnant dans les objets de la mise en scène. Pour expliquer l’investissement de l’objet Donald W. Winnicot parle d’un « paradoxe » qui demande d’être accepté, faisant de l’acceptation de ce paradoxe une caractéristique fondamentale des phénomènes transitionnels :

Le bébé crée l’objet mais l’objet était là, attendant d’être créé et de devenir un objet investi […] Pour utiliser un objet, il faut que le sujet ait développé une capacité d’utiliser les objets, ce qui fait partie d’un changement intervenant dans le principe de réalité. On ne saurait dire que cette capacité soit innée ni que son développement chez un individu puisse être tenu pour acquis. Le développement d’une capacité d’utiliser un objet est un exemple de plus du processus de maturation, en tant que celui-ci dépend d’un environnement facilitant 96.

Dans les travaux de Winnicott « l’être entre », l’inter, est théorisé comme étant notre espace d’action et de présence primaire. Winnicot définit cet espace « potentiel », intermédiaire entre le dehors et le dedans, entre l’individu et son environnement : « cette aire où l’on joue n’est pas la réalité psychique interne. Elle est en dehors de l’individu, mais elle n’appartient pas non plus au monde extérieur 97». Cette dimension n’est pas exclusive

du jeu : chez Winnicott, le jeu est le mode de vie créatif d’où démarre l’expérience culturelle : plus loin, dans le dernier chapitre, nous reviendrons sur sa théorie pour expliquer la manière dont agissent certains facteurs ludiques des usages numériques. Pour l’instant, nous soulignons encore que c’est la manière de jouer crée un espace de mise en scène. « Je souligne que c’est la mise en scène qui engendre l’espace et le transforme et non pas l’inverse, précise Pierre Fédida à propos du jeu de la bobine. Cela veut dire que l’espace du jeu est instantanément agi et que ses transformations sont celles de l’agir 98». La mise

en scène crée un espace qui n’était pas déjà là, qui n’était pas déjà donné : dans la chambre où il se trouve, avec les outils dont il se sert, avec ses mouvements entre le lit et le miroir,

96 D. W. Winnicott, Jeu et réalité [1971], trad. fr., Gallimard, Paris [1975], 2016, p. 167 97 Ibidem, p.105

83 l’enfant forme et délimite le « périmètre cérémoniel 99» de son rituel, un espace performatif

à l’intérieur duquel ses gestes stratégiques revêtent un sens précis qui, hors de là, s’évanouirait.

Tout comme la scène de La cantatrice chauve, le cas présenté par Freud nous dit quelque chose de fondamental par rapport à la structurelle forcément médiée de la présence. Au travers de son jeu, l’enfant reconnaît la présence d’une personne en tant que possibilité résultant d’une série de médiations, une série de médiations sans lesquelles il ne pourrait pas réaliser la présence de la mère, des objets et de soi-même. Dans la médiation du jeu, le sentiment de présence émerge dans la manipulation du visible et de l’invisible, du proche et du loin, du regard (de ce qui se donne au regard et de ce qui se dérobe au regard), de l’attente de ce qui va venir et advenir. Cette machinerie complexe est produite avant tout par les mouvements de l’enfant, ses mouvements renforcés par ses exclamations. Le dispositif gestuel et rituel mis en scène par l’enfant est, en tant que tel, axé sur son corps : c’est par rapport à son corps que les choses se disposent. La répétitivité de ses mouvements et la fixité de la formule « Fort-Da ! » démontrent la puissance de gestes codifiés qui, comme dans le culte et le rite, en s’accomplissant, délimitent avant toute chose un espace de magie : espace d’action et d’attention, de regard et de charisme, d’attente et de présence. Le jeu de la bobine fonctionne ici comme un paradigme de la présence en tant qu’expérience et processus, pour revenir sur la définition de Licoppe mentionnée au début de ce chapitre. Processus de médiations, ajoutons-nous. Les médiations que nous allons étudier dans ce travail ne demandent pas de ficelles et de bobine, mais plutôt des smartphones et des applications de messagerie instantanée : leur but n’est pas éminemment ludique, mais la dimension du jeu n’est pas du tout étrangère au graphisme, au design et à l’ergonomie de nombreuses plateformes numériques de socialisation. Sous l’aspect

84 graphique, rendre toute chose plus jolie, plus « chouette », plus sympathique (avec des boutons toujours nouveaux, des emoji de plus en plus effervescents, des petits cœurs et des petites étoiles) encourage une approche ludique à l’usage, dégageant l’impression toujours