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L’espace social de la mise en présence

1.7 Être-en-ligne chez so

Avant l’essor des connexions mobiles (3G et 4G), la connexion à l’Internet était une affaire sédentaire et domestique, tout au plus reliée aux emplacements des cybercafés, en train de disparaître depuis quelques années. Avant l’essor du Wi-Fi, on était obligé de se rendre quelque part et rester assis à une table pour se connecter et ensuite agir en ligne. Ainsi, les ordinateurs intégraient l’espace domestique, s’ajoutant aux électroménagers tout en apportant une hybridation due à leur emploi varié entre jeu et boulot. À cette époque-là, l’ordinateur est adopté

Figure 2 – La position assise devant l’ordinateur

124 au sein de la famille : « L’ordinateur n’est plus un emblème de rationalité, écrit Casilli à propos de la domesticité technologique. Il est un objet de la maison qui, comme toutes les autres pièces d’ameublement, est chargé d’émotions domestiques, de significations quotidiennes. Rien de surprenant à cela. Un téléviseur aussi ou une machine à laver peuvent assumer ces significations… Mais ce qui fait la spécificité des objets informatiques, continue Casilli, est qu’ils changent notre façon de vivre la domesticité 178». Il suffit de

penser à l’emplacement d’un ordinateur dans notre foyer pour observer comment cette acquisition fait basculer l’ensemble technologique de la maison et par là les relations sociales qui maintenant passent aussi à travers l’accès à l’ordinateur, à son partage, à ses usages les plus courants. Instrument de loisir pour les enfants et outil de travail ou de recherche pour les adultes, tout en invitant à des convergences inédites au sein du même espace (salon, bureau ou chambre à coucher), l’ordinateur engraine aussi une nouvelle disposition du mobilier et cristallise de nouvelles manières de s’asseoir et de s’absenter tout étant dans la même pièce que les autres.

Pendant cette première période, la posture de l’internaute était censée être celle des gens à bancs et de l’humanité assise179. Avec Gunter Gebauer, Wulf écrit que « la position assise

et les gestes qui lui sont liés accentuent la personnalité de chaque individu et créent de nouvelles formsocial. En tant qu’homo sedens, l’homme atteint un haut degré de fixité et court le danger de s’engourdir dans une position assise fixe ».180La domestication de la

posture assise n’est pas neutre par rapport aux valeurs bourgeoises représentatives de formes de politesse, de disciplinisation et de courtoisie demandées dans le cérémonial social. Pour les auteurs, « la chaise libère de la fausse apparence de l’étiquette en intégrant en elle toute la fausseté de la gestuelle, de la pose et du théâtre et en la condensant en une posture,

178 Casilli, op. cit., p. 29 179 Cf. Mauss, op. cit.

180 G. Gebauer, C. Wulf, Jeux, rituels, gestes. Les fondements mimétiques de l’action sociale, trad. fr., Paris, Anthropos, 2004,

125 la posture assise »181. La bascule de la mobilité, ainsi que nous l’avons définie dans

l’Introduction, ne doit pas nous faire oublier que la connexion à Internet a été et – partiellement- est encore une question d’être assis. Cette apparente banalité, l’évidence de l’être assis, comporte des valeurs et façonne, d’une certaine manière, notre expérience de l’espace et du monde.

« Il est des occurrences où le simple fait de s’asseoir, et de rester assis, peut prendre la consistance d’un geste », souligne Benoît Goetz182. Dans ses observations philosophiques

sur la position, nous pouvons lire que « le fait d’être assis, couché ou debout, est un mode d’être inéliminable […] La position c’est le fait d’être dans telle ou telle position, alors que la thesis est la posture elle-même. Se tenir dans telle position, adopter une position est une modalité de l’agir bien particulière qui se rapproche de ce que je nommerais, en usant d’un néologisme désagréable le ‘’gestir’’ 183». Façons d’être assis comme autant des façons d’être.

Quelle relation établir entre la position et l’être ? « En espagnol, écrit Heidegger, […] le mot pour Être se dit ser. Il dérive de sedere, être assis. Nous parlons de ‘‘résidence’’. C’est ainsi que se nomme le lieu où séjourne l’habiter. Séjourner, c’est être présent auprès de…  »184 .

La position de l’être-en-ligne depuis chez soi impliquant la localisation, la valeur spatiale de l’être assis était celle de l’être joignable : en tant que lieu d’où pouvoir se connecter à Internet, le chez-soi conquerrait une valeur spatiale supérieure juste quelque temps après avoir perdu l’exclusivité de l’être joignable avec l’essor de la téléphonie mobile. Le téléphone mobile vidait de sens la nécessité de se trouver chez soi pour être joignable au téléphone, émancipant la présence au téléphone de son devoir d’être situé (à la maison ou

181 Ibidem, p. 83

182 B. Goetz, Théorie des maisons, Verdier, Lagrasse, 2011, p. 137 183 Ibidem, p. 139 (c’est l’auteur qui souligne)

126 au bureau), la faisant coller par là à notre corps, où qu’il ait du champ185. Le modem

restituait donc à l’appartement cette primauté médiatique qui inévitablement intégrait l’espace domestique, en tant qu’espace de relations et de communications. Dans la dimension technologique intégrant de plus en plus le domestique, s’additionnent les aspects matériel et social composant l’habitat en général, qui de cette façon devient un potentiel centre d’information et de communication où, par conséquent, les façons d’habiter changent selon nos relations avec les objets informatiques. Le système des objets formant notre espace domestique quotidien avait été déjà secoué par l’introduction des écrans télévisés et encore plus par ceux des ordinateurs, quoique pas encore connectés à Internet. Dans L’autre par lui-même, Jean Baudrillard reproche à l’invasion des écrans de la télévision d’inhiber les dynamiques de projection de nos phantasmes, car, selon lui, l’écran empêcherait tout approfondissement psychologique dans la relation aux objets186. L’écran,

en somme, ferait écran, barrage, ayant constitué avec la télécommande un dispositif purement observationnel, de contemplation passive, à travers lequel s’accomplirait, toujours en suivant la conceptualisation de Baudrillard, la « satellisation » et la « simulation » du réel lui-même187. Devant la télé, je ne fais que voir, le réel et notre vie

même déviennent ce qui se donne à voir et je me borne à les voir passer et alors je ne fais que voir passer ma vie, pour parler comme Pessoa. Bien qu’il ne fasse aucune référence à l’aspect postural de la télévision, sans vouloir pour autant forcer notre lecture de son œuvre, nous avançons l’hypothèse que la posture du téléspectateur, la posture objectivement paresseuse du néant faisant, la posture d’un cataplasme d’intérieur ait

185 Pour une analyse des enjeux ontologiques de la téléphonie mobile, nous renvoyons à M. Ferraris, T’es où ? Ontologie

du téléphone mobile, [2005], trad. fr., Paris, Albin Michel, 2006

186 J. Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968 « Nous ne nous projetons plus dans nos objets avec les

mêmes affects, les mêmes phantasmes de possession, de perte, de deuil, de jalousie : la dimension psychologique s’est estompée, même si on peut toujours la repérer dans les détails » p.12.

187 Ibidem, p. 20 : « Ce n’est plus l’obscénité de ce qui est caché, refoulé, obscur, c’est celle du visible, du trop visible, du

plus visible que le visible, c’est l’obscénité de ce qui n’a plus de secret, de ce qui est tout entier soluble dans l’information et la communication ».

127 contribué à suggérer à Bachelard cette impression d’une aliénation, qui, dans sa théorisation, conduit jusqu’à la déréalisation. Nous appuyons notre interprétation sur les observations des deux anthropologues cités plus haut : devant la télévision, « c’est assis que l’homme fait l’expérience du monde. Il ne bouge pas ; il est assis dans une pièce et laisse le monde passer devant lui, sous forme d’images mouvantes », remarquent Gebauer et Wulf, selon lesquels être assis « limite l’immédiateté de l’expression es émotions et des affects »188. La signification sociale d’une posture s’associe à la vision du monde que cette

posture induit : chez ceux qui sont assis comme chez ceux qui les voient assis.

Pour Wulf, « un énoncé comme Tiens-toi droit ! sous une formule apparemment anodine, vise non seulement à faire adopter une attitude corporelle particulière, mais à inculquer et à faire intérioriser tout un comportement social, avec les valeurs et les représentations qui lui sont attachées »189. Si la posture incarne une pensée, si la posture est elle-même discours,

on pourrait difficilement qualifier d’actif et de créatif le discours mis en place devant la télé. Comparés à la passivité de la posture téléspectatrice, la physiologie et la micro- cinétique / macro-cinétique propres à l’être-en-ligne chez soi se montrent plus dynamiques et cohérentes avec un modèle culturel comme celui de l’interaction.

À l’instar de Giedion, nous affirmons que « la façon de s’asseoir reflète la nature profonde d’une période ». François Dagognet en déduit que « la posture ou l’attitude ne constitue pas une donnée immuable », car « elle relève elle-même d’un ensemble socio-mental plus vaste et fluctuant »190. Étant en ligne à la maison, à l’époque de l’ordinateur fixe et

encombrant qui presque toujours était placé contre un mur, nous apparaissons à un observateur présent dans la même pièce comme étant devant notre ordinateur, tout comme on dit être devant la télé. Dès que les ordinateurs sont devenus plus légers et puis

188 Gebauer, Wulf, op. cit., p. 83 189 Wurf, op. cit., p.103

190 S. Giedion, La Mécanisation au pouvoir, trad. Paule Gulvarch, 1980, p. 237-238, cité en F. Dagognet, Éloge de l’objet,

128 portables, l’écran de l’ordinateur étant souvent entre nous et lui, cela fait écran : on dit alors que la telle personne, ami ou familier, est derrière son ordinateur. Être-en-ligne par le biais d’un écran qui fait écran entre nous et les autres, cela revient à être derrière et non pas devant l’écran même. Derrière par rapport à notre observateur, bien sûr, et pourtant cette expression aussi diffuse dans le langage courant, « être derrière son ordinateur », semble implicitement adoptée par l’usager même, qui donc tout en se plaçant devant se dit être derrière et se sent comme étant derrière. Lorsque nous irons décrire le geste photographique, nous verrons comment le point de vue de l’observateur influence la perception que de l’espace a celui en train de prendre la photo. Écran, clavier, souris, modem, et donc table et chaise ; avant le Wi-Fi, la constellation de support et d’outils nécessaires à l’être-en-ligne configurait un emplacement plutôt figé, un être situé contraignant étant donné la longueur relative du câble branché à la prise... Être-en-ligne voulait dire, dans son « style manuel corporel » pour parler comme Marcel Jousse, être assis, plus ou moins courbé, consacré à l’écran et attentif à maîtriser un outillage mixte hardware-software. Un certain agencement de la lumière, un certain degré d’immersion avec par conséquent une dissociation sensorielle par rapport aux stimulus de l’espace proprement physique (comportant, par exemple, le choix d’utiliser ou non les écouteurs) : tout cela peut sculpter une situation très plastique, incomparable, dans ses ressources spatiales, à celle à laquelle nous avait habitué le téléviseur. Être-en-ligne, donc, voulait dire être plutôt confortablement chez soi, souvent assis à une table où pouvoir outiller la souris glissant sur le petit tapis carré en moquette ou en gomme et taper sur le clavier pour écrire. Dans la Philosophie du geste, à propos du geste d’écrire, Guérin affirme que « Non seulement l’écriture est un posé, tendu cependant par la cohabitation, dans le même geste de la percussion, mais encore elle dénote l’homme pose, voire ‘pose l’homme’191. L’imago

129 princeps de l’époque de l’écriture à la main est pour chacun, remarque-t-il, celle d’un homme assis, à l’air rêvant à ses pensées, la paume de la main gauche maintenant le papier, la main dextre étant la main noble de l’écriture. Une écriture qui est donc une pose : ». Or, ce poser — poursuit Guérin — ne renvoie pas uniquement au mode technique apparent du geste ; il enveloppe sans doute son sens ultime : écrire, en effet, c’est exactement ça, déposer sa pensée. Toute l’ambiguïté de l’écriture tient à ce déposer, selon en effet que le dépôt permet (pono, ponere pour posino, sinere) ou interdit, se répand ou se scelle sur lui-même. »192 . Le confort

de l’être-en-ligne comme étant assis, se conformait bien à la « déposition » de sa pensée par le biais de l’écriture. Étant en train d’écrire à quelqu’un, étant en train d’échanger dans une discussion instantanée (tchat), nous pouvions bien supposer, en lui écrivant « en temps réel », que lui aussi avait son bon emplacement chez lui ou dans un cybercafé. En tout cas, tout comme nous, notre interlocuteur ne pouvait que se trouver dans un lieu particulier qu’il avait rejoint pour se rendre en ligne, c’est-à-dire pour se manifester comme « présent » dans un réseau social ou autre site. La communication via Internet était donc une relation entre des personnes assises, et le rapport à la connexion au réseau en général prévoyait l’être assis comme posture fondamentale. « Dans une chaise l’homme n’est assis qu’à demi » selon Maurice Pradine, qui avec sa réflexion déstabilise l’aspect statique de la chaise en relation à l’homme, qui « y reste à demi dressé, prêt à partir, par conséquent déjà hors du besoin qu’il soulage. Le siège cesse de fixer grossièrement notre attention sur les aises qu’il promet à nos membres fatigués, continue-t-il, (les sièges trop confortables ne sont presque jamais beaux : comment serions-nous ravis de nous vautrer ?). Le charme du siège est de jouer avec les impulsions de la fatigue193 ». La maison, à travers des ordinateurs

munis de caméra pour permettre la visiophonie, se trouve devenir encore plus ce qu’elle est

192 Ibidem, pp. 58-59

130 par ailleurs déjà, c’est-à-dire instrument de vision, agencement de regards, mis en scène. La situation domestique, encadrée par une caméra intégrée dans un ordinateur, devient mise en scène. Une mise en scène dessinée comme disposition d’objet et accomplissement de gestes. « Le geste est d’abord une manière de prendre position dans une situation », telle est la définition qu’en donne Benoît Goetze194. Dans le deuxième chapitre, on considérera

les micro-gestes de la visioconférence et le lien que celle-ci peut engendrer entre deux chez-soi. Être-en-ligne nous oblige de raisonner en termes de position, ce qui en revient nécessairement à placer les choses les unes par rapport aux autres, telles quelles dans une mise en scène. « Mon hypothèse, donc, écrit Goetze, est qu’il n’y a pas loin de la position au geste, comme modalité spécifique de l’agir, et que position et geste sont des termes essentiels à une théorie de l’habiter […] Habiter, c’est enchaîner positions et gestes, et cela littéralement sans fin »195.

Disons, pour récapituler, que si nous habitons en faisant constamment des gestes (l’habiter est ponctué par des gestes) c’est parce que l’édifice lui-même que nous habitons est structuré comme un geste auquel nous répondons […] Tout geste appelle un autre geste ou répond à un autre geste, ou néglige un autre geste. Tout geste est comme suspendu entre un mouvement dont il provient et un mouvement où il se poursuit et se dissipe. Ainsi le geste porte et emporte une situation qu’il dénoue196.

Les gestes qui collent à la maison font de cette maison un texte, un texte en commun avec notre corps. C’est en ce sens que Bachelard parle de la maison (« corps et âme », « notre coin du monde », « notre premier univers ») comme d’une maison « à lire » dans les inscriptions physiques qui, dans le cas de la maison natale, font de la maison un « groupe d’habitudes organiques » qui trouve en notre corps un support de mémoire. Dans notre corps s’incrustent progressivement, force de la mémoire implicite, les distances et les relations entre les objets, les caractéristiques des outils d’emploi quotidien, les dimensions

194 B. Goetze, Théorie des maisons, Lagrasse,Verdier, 2011, p.137 195 Ibidem, p.140

131 et la disposition des appareils électroménagers, les proportions des différentes pièces. Autant de mouvements de l’esprit, autant de souvenirs : « Mais au-delà des souvenirs, ma maison natale est inscrite en nous, dit Bacherlard. La moindre des clochettes est restée en nos mains ». Et il ajoute, quelques lignes après :

Les maisons successives où nous avons habité plus tard ont sans doute banalisé nos gestes. Mais nous sommes très surpris si nous rentrons dans la vieille maison, après des décades d’odyssée, que les gestes les plus fins, les gestes premiers soient soudain vivants, toujours parfaits. En somme, la maison natale a inscrit en nous la hiérarchie des diverses fonctions d’habiter. Nous sommes les diagrammes des fonctions d’habiter, cette maison-là et toutes les autres maisons ne sont que des variations d’un thème fondamental. Le mot habitude est un mot trop usé pour dire cette liaison passionnée de notre corps qui n’oublie pas à la maison inoubliable. 197